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École des chartes » thèses » 2000

Contribution à l’étude de l’Église en Crète vénitienne (xiiie-xive siècle)


Introduction

Le détournement de la quatrième croisade sur Constantinople aboutit en 1204 à la prise de la capitale et au partage de l’Empire byzantin par les croisés. Les Vénitiens commencent effectivement la conquête de l’île de Crète en 1211 ; cette conquête est accomplie en un demi-siècle. L’administration de la colonie est centralisée : le duc de Crète, à la tête du gouvernement de l’île (regimen), est mandaté par la métropole vénitienne. La conquête entraîne l’expropriation de l’essentiel des terres Crétoises au profit de l’Eglise catholique romaine, qui s’établit alors dans l’île, et de la Commune. Cette dernière redistribue une partie de ces terres à titre de fief aux feudataires vénitiens envoyés par la métropole pour assurer la défense du territoire crétois.


Sources

Outre les sources narratives, l’étude de la Crète à l’époque vénitienne se fonde sur quatre types de sources diplomatiques : les archives pontificales, conservées aux Archives vaticanes ; les archives des conseils et des assemblées de la République vénitienne (Consilium rogatorum, Maggior Consiglio, Collegio, Consiglio dei Dieci, Quarantia), conservées à l’Archivio di Stato de Venise ; les archives de la chancellerie du duc de Candie (Archivio del duca di Candia) et les sources notariales de la série Notai di Candia. Ces deux derniers fonds ont été rapatriés à Venise en 1669 à la suite de la capitulation des Vénitiens à Candie et sont aujourd’hui conservés à l’Archivio di Stato de Venise.

Le fonds de la chancellerie du duc de Candie conserve plusieurs séries intéressantes pour la période étudiée, bien que les documents du xiiie  siècle y soient rares : un registre du Quaternus consiliorum, où sont consignées des délibérations des assemblées vénéto-crétoises (Consilium feudatorum, Consilium majus et Consilium rogatorum de Candie) ; deux séries d’archives judiciaires (Memoriali et Sentenze civili); deux séries de registres de correspondance du regimen de Crète (Quaterni litterarum receptarum et Libri missarum) ; la série des Quaterni bannorum où sont enregistrés les ordres que le gouvernement vénitien faisait publier oralement. La pièce la plus riche pour notre étude est le Catasticum ecclesiarum et monasteriorum Comunis, registre dont le noyau a été compilé en 1320-1321 par la chancellerie du duc à la demande du doge de Venise, afin de répondre aux plaintes de l’archevêque catholique de Crète contre les empiétements des autorités civiles sur les droits de son Eglise. Dans le Catasticum furent alors compilées des transcriptions de documents provenant de différentes séries d’archives de la chancellerie du duc et des transcriptions de témoignages déposés en 1320-1321 pour pallier les lacunes des informations recueillies dans les archives.

Les sources notariales de la série Notai di Candia conservées à l’Archivio di Stato de Venise représentent 300 articles couvrant l’ensemble de la période vénitienne. Nous sont parvenus les registres de trois notaires du xiiie  siècle et de près de quatre-vingts notaires du xive  siècle, tous latins et habitant dans la région de Candie. D’autres actes notariés instrumentés à Candie sont conservés dans la série Cancelleria inferiore, miscellanea, notai diversi.

Pour le présent travail, nous avons examiné la totalité des sources documentaires éditées. En revanche, une partie seulement des archives inédites a pu être dépouillée : l’essentiel de l’ Archivio del duca di Candia et quelques registres du XIV e  siècle de la série Notai di Candia,à savoir le premier registre d’Antonio Brixano (busta11, registre 1), les registres de Bartolomeo Francisci et Donato Fontanella (b. 97), de Giovanni Gerardo (b. 100 et 101), de Nicole da Milano (b. 144), d’Angelo de Cartura, Andréa Pantaleo et Marco de Placentia (b. 146) et de Giorgio Pazo (b. 189).


Première partie
Les conséquences de la conquête vénitienne sur l’organisation de l’Eglise orthodoxe de Crète


Chapitre premier
La disparition des évêques orthodoxes au cours de la première moitié du xiiie  siècle

La carte ecclésiastique de la Crète subit peu de modifications à la suite de la conquête vénitienne. Neuf évêchés dépendent de l’archevêque de Crète, qui est évêque du diocèse de Candie.

Mais au cours du demi-siècle qui suit la conquête, au fur et à mesure que ces sièges épiscopaux deviennent vacants par le décès de leur titulaire ou par sa fuite hors de Crète, les Vénitiens remplacent progressivement les évêques orthodoxes par des évêques catholiques. A la fin du xiiie  siècle, plus aucun évêché Crétois n’est occupé par un prélat orthodoxe.

Chapitre II
Les nouvelles institutions de l’Eglise orthodoxe de Crète

Dans le cadre des diocèses fut créée l’institution des protopapates, nommés par le regimen. Leurs revenus viennent de prébendes, que leur alloue l’Eglise catholique de Crète.

Chapitre III
Les relations entre le clergé orthodoxe crétois et l’Eglise catholique romaine

Les papes d’Avignon, en particulier Jean XXII, Urbain V et Grégoire XI, promurent une politique uniate, visant à construire en Crète une Eglise grecque catholique, ou plus exactement une Eglise grecque dont le rite orthodoxe serait aménagé, à l’instar du modèle chypriote. Dans cette perspective, ils encouragèrent les conversions de clercs grecs au catholicisme. Mais cette politique échoua, car elle se heurta à la triple résistance de la population grecque locale, du clergé catholique de Crète qui voyait dans les clercs grecs convertis des concurrents pour l’obtention des bénéfices ecclésiastiques, et des autorités civiles vénitiennes, qui y voyaient un facteur de trouble social.

Seuls cent trente clercs orthodoxes relèvent de la juridiction de l’archevêque, au spirituel et au temporel. Ils résident, pour la plupart, dans la région de Candie. Le reste du clergé orthodoxe Cretois, à l’instar de la population grecque laïque, dépend des juridictions civiles.

Tous les prêtres orthodoxes (papates) Cretois sont soumis au paiement d’une redevance annuelle à l’archevêque, l’ exenium, dont le montant s’élève à 6 gros.

Chapitre IV
L’ordination sacerdotale des prêtres orthodoxes

Les orthodoxes candidats à la prêtrise doivent obtenir une autorisation du regimen pour recevoir le sacrement de l’ordination, mais cette autorisation semble être accordée facilement, dès lors que le candidat est un loyal serviteur de la République de Venise. L’ordination des prêtres Crétois est assurée soit par des évêques venus d’autres terres orthodoxes de passage dans l’île, soit hors de Crète, en particulier par l’évêque orthodoxe de la colonie vénitienne de Coron-Modon.


Deuxième partie
Le régime de l’occupation des églises par le clergé orthodoxe


Au cours de la première moitié du xiiie  siècle, presque toutes les églises orthodoxes ont été confisquées par les conquérants latins : elles appartiennent désormais à la Commune, à l’Eglise catholique de Crète ou au patriarche latin de Constantinople ; certaines églises de la Commune font partie des tenures qui sont cédées à titre de fief aux feudataires. Seuls les metochia des monastères Saint-Jean le Théologien de Patmos et Sainte-Catherine du Mont Sinaï, ainsi que quelques archontes de Crète occidentale, détiennent des églises en pleine propriété. Les églises dont le propriétaire est grec sont très peu nombreuses.

L’exercice du culte orthodoxe est le plus souvent libre dans les églises confisquées par les conquérants latins. Il s’agit donc d’étudier à quel titre le clergé orthodoxe occupe et dessert ces églises.

Chapitre premier
Approche méthodologique

Cette étude se fonde sur un catalogue de notices monographiques d’églises orthodoxes, établi essentiellement à partir des sources notariales (actes de concession, de location ou de sous-location de biens ecclésiastiques, quittances de loyer, testaments) et du troisième chapitre du Catasticum ecclesiarum et monasteriorum Comunis, qui recense partiellement les églises de la Commune et de l’archevêque situées dans le bourg de Candie et dans certains villages avoisinants (Paracandie).

L’identification de chaque église nécessite le croisement de plusieurs données : son rite, sa localisation, son statut (monastère, etc), ainsi que l’identité de son propriétaire, des différentes strates de locataires et sous-locataires, des prêtres qui la desservent. En effet, souvent la dénomination d’une église ne suffit pas pour l’identifier du fait des nombreuses homonymies ; ainsi un même nom peut-il renvoyer à plusieurs églises, alors qu’une église peut être désignée de multiples manières (vocable de l’église, nom du propriétaire, date de construction, localisation topographique).

Chapitre II
Les fondations d’églises orthodoxes

La construction d’églises orthodoxes reste entièrement libre. Les fondations, très nombreuses, sont le fait de prêtres orthodoxes, de particuliers laïcs, de communautés villageoises ou, même, parfois des maîtres vénitiens des villages (par exemple, des feudataires).

Chapitre III
Des patrimoines immobiliers d’importance variable

Les douze monastères anciennement impériaux, confisqués par la Commune, semblent avoir conservé, en dépit de quelques démembrements, des possessions très vastes, qui peuvent compter plusieurs villages entiers.

Mais ils sont une exception. Les églises, dans leur immense majorité, se réduisent à un édifice cultuel. En effet, les possibilités de développement des patrimoines ecclésiastiques sont limitées par le régime du sol instauré en Crète par les conquérants vénitiens, qui se sont réservé la propriété de la quasi totalité du territoire. La majorité des patrimoines immobiliers de quelque importance datent de l’époque byzantine.

Chapitre IV
Les différents modes de concession des églises au clergé orthodoxe

La location est le mode de concession le plus courant. Il concerne les églises appartenant à des Grecs, comme les églises dépendant de propriétaires latins. Les églises peuvent être adjugées en location par voie d’enchères. Ce sont le plus souvent les prêtres qui les tiennent en location ; dans le cas des monastères, ce sont parfois les moines. A Candie et dans son bourg, quelques églises sont cédées en location directe par leur propriétaire à un prêtre orthodoxe qui y officie personnellement. Mais en général, il existe au moins un locataire intermédiaire entre le propriétaire de l’église et le prêtre orthodoxe, notamment dans les villages Crétois qui sont presque tous propriété de la Commune. En effet, celle-ci remet ces villages, généralement indivis, en fief ou en location à un tenancier, grec ou latin, qui en cède à son tour en sous-location les différentes unités, dont les églises. La typologie des contrats de location d’église est la même que celle des contrats de location des biens immeubles en général (concession in gonico, bail de vingt-neuf ans renouvelable, concession pour une durée déterminée inférieure à vingt-neuf ans). Les églises sont soumises au droit commun régissant les immeubles : elles font l’objet des mêmes types de dispositions testamentaires, elles entrent dans la constitution des dots et sont restituées lors de la dissolution du mariage, elles peuvent être saisies pour cause de faillite ou endettement de leur tenancier, elles sont parfois divisées lors des successions. Il en résulte que les églises orthodoxes tendent à devenir l’apanage de familles tenancières grecques qui, selon les générations, ont un prêtre en leur sein ou la cèdent en sous-location à un prêtre extérieur à la famille. Les droits des prêtres orthodoxes sur les églises où ils officient sont donc très variables : à l’opposé des prêtres enracinés dans une église qui est contrôlée par leur famille, de nombreux papates tiennent leur église pour une durée limitée à quelques années, en vertu d’un contrat qui ne leur reconnaît d’autre droit que celui d’y officier.

Il n’est pas rare que les églises dont le patrimoine se réduit à un édifice cultuel soient cédées gratuitement au clergé, pour une durée variable (quelques années ou toute la vie du prêtre).

Enfin, certains desservants occupent leur église non pas en vertu d’un contrat de concession d’église, mais en vertu d’un contrat notarié par lequel le prêtre s’engage auprès du tenancier de l’église à desservir celle-ci pour une durée déterminée. Le formulaire de ce type de contrat est identique à celui de tout autre contrat de travail.


Troisième partie
Le prêtre orthodoxe dans la société crétoise du XIVe siècle


Cette étude se fonde sur un catalogue de 300 notices biographiques de prêtres orthodoxes. Les informations proviennent essentiellement des sources notariales, où les prêtres apparaissent fréquemment, en tant que parties ou sous la forme d’une simple mention. Ces sources éclairent autant leur exercice pastoral que leurs activités privées.

Chapitre premier
Statut juridique et niveau social des prêtres orthodoxes

Aux yeux des Vénitiens, les papates ne constituent pas une catégorie particulière dans la population grecque et n’ont pas de statut juridique propre. Comme l’ensemble de la population grecque, ils sont libres ou vilains. Il est impossible de déterminer la proportion respective des uns et des autres.

La majorité des papates ne peut se contenter des revenus que leur procurent leurs activités pastorales. Ils exercent donc parallèlement d’autres activités : travail de la terre pour beaucoup d’entre eux, production artisanale, écritures notariales, etc. De nombreux papates disposent de capitaux qui leur permettent d’investir dans des entreprises commerciales (contrats de colleganza et surtout de prêt maritime) ; d’autres apparaissent comme d’actifs marchands sur la place candiote et même outre-mer, notamment sur le marché du vin, dont la production se développe en Crète au xive  siècle.

La fortune des papates, du moins ceux de la région de Candie (sur lesquels les sources focalisent l’éclairage), se situe au-dessus du niveau moyen de la population grecque, comme le laisse apparaître le montant moyen des dots dont les papates munissent leurs filles ou qu’ils reçoivent de leurs propres épouses (autour de cent cinquante hyperpères).

L’Eglise orthodoxe de Crète étant privée de ses cadres épiscopaux, la formation des ordinands s’effectue communément auprès d’un prêtre orthodoxe que le jeune clerc sert plusieurs années. Cette formation empirique semble porter ses fruits puisque la majorité des papates semblent lettrés, même dans les villages, où ils se chargent de l’enseignement de la population laïque.

Chapitre II
Revenus et charges des papates

Les papates disposent de trois types de revenus : les revenus de la sous-location du patrimoine immobilier de l’église qu’ils desservent, mais ces revenus sont d’importance très variable et le papas doit lui-même payer un loyer pour détenir cette église et son patrimoine ; les revenus des droits d’autel, en particulier des droits de sépulture qui ne sont pas négligeables ; enfin les legs et, hérités du kanonikon byzantin, les dons des fidèles.

En sus du paiement du loyer éventuel, le papas doit assumer l’entretien des immeubles et meubles de l’église et s’acquitter de redevances envers l’Eglise catholique : exenium annuel envers l’Eglise catholique de Crète, décimes extraordinaires envers la papauté pour contribuer au financement de la croisade.

Chapitre III
Les papates crétois entre Byzance et Venise

Les efforts constants des autorités vénitiennes pour empêcher les contacts entre le clergé orthodoxe Crétois et le clergé orthodoxe extérieur à l’île, en particulier avec le patriarcat œcuménique de Constantinople, sont vains. Bien que les autorités civiles aient réglementé l’immigration dans l’île du clergé grec non crétois, de nombreux clercs venus d’autres terres orthodoxes séjournent temporairement en Crète. Réciproquement, la sortie temporaire du clergé Crétois de l’île nécessite une autorisation du regimen; néanmoins, les clercs Crétois sortant temporairement de l’île, pour pèlerinage ou affaires commerciales, sont nombreux.

Certes les papates demeurent, par leur rôle religieux, le vecteur fondamental de l’identité nationale face aux Vénitiens et jouent un rôle primordial dans les révoltes grecques contre Venise qui émaillent les premiers siècles de la domination vénitienne. Du reste, leurs liens avec la population locale sont parfois très étroits, comme le montrent, entre autres, les actes notariés de procuration et les testaments. Néanmoins, la majorité d’entre eux sont de loyaux serviteurs de la République de Venise : leur fidélité conditionne en effet l’autorisation par le regimen de leur ordination.


Conclusion

La politique envers l’Eglise orthodoxe de Crète est conduite par les autorités civiles vénitiennes et non par l’Eglise catholique de Crète. En dépit de la suppression du cadre épiscopal orthodoxe, la vie de l’Eglise orthodoxe Crétoise (l’exercice du culte orthodoxe, la construction d’églises, l’ordination de papates) est libre pourvu qu’elle ne contrarie pas les visées politiques de Venise. Le régime des quelques églises orthodoxes qui sont restées propriétés de Grecs s’est aligné sur le régime auquel sont soumises les églises appartenant aux Latins.


Pièces justificatives

Documents de l’ Archivio del duca di Candia. ­ Documents du fonds Notai di Candia : actes notariés de concession de biens ecclésiastiques, de construction d’église, d’engagement de desservants orthodoxes ; contrats d’apprentissage, de prêt maritime, d’association de capitaux pour des activités commerciales auxquels prennent part des papates.