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L’École d’agriculture de Grignon, de 1867 à 1918


Introduction

La relative méconnaissance dont souffre l’histoire de l’enseignement agricole est surprenante au moins à deux titres dans un pays comme le nôtre, où l’histoire de l’enseignement a atteint un très haut niveau de développement et où l’agriculture et le monde agricole ont joué et continuent de jouer un rôle majeur dans la vie de la nation. L’enseignement de l’agriculture est pourtant l’un des éléments indispensables à prendre en compte dans la compréhension de l’agriculture française et de son évolution. De plus, proposant un mode de formation qui s’écarte de la forme scolaire que le xixe  siècle tend à imposer uniformément, l’enseignement agricole constitue au sein du système éducatif français une remarquable exception, en même temps qu’un irremplaçable laboratoire. La question de la formation en agriculture synthétise des enjeux essentiels dans les domaines économique, social, politique, et se trouve liée à l’état de la science ainsi qu’à la vaste problématique de l’enseignement.

L’étude de l’école de Grignon, la plus ancienne des écoles d’agriculture encore existantes, permet d’aborder ces différentes questions, dans les limites chronologiques que dicte son évolution propre : du fait des difficultés rencontrées et des orientations prises, les cinquante années qui s’écoulent entre 1867 et 1918 constituent une période fondamentale de la vie de l’école, où Grignon n’a de cesse de développer le niveau de son enseignement et de parvenir ainsi à s’agréger au niveau supérieur de l’enseignement de l’agriculture. Or, paradoxalement, cette époque est demeurée jusqu’ici la moins connue de l’histoire de Grignon, la période de la fondation de l’établissement ayant fait l’objet de davantage de travaux, ainsi que, dans une moindre mesure, le xxe  siècle.


Sources

Le fonds d’archives de l’école de Grignon déposé aux Archives nationales (84 AJ) éclaire presque tous les aspects de la vie de l’école, bien que certains ne soient représentés que de façon très partielle. Les lacunes sont considérables, en particulier en ce qui concerne les élèves et l’organisation de l’enseignement. Les documents relatifs aux élèves sont peu nombreux et ne permettent que rarement un traitement statistique. Par ailleurs, le fonds du ministère de l’Agriculture présente un grand intérêt à travers les articles qui traitent de l’enseignement agricole en général et qui exposent la direction que son administration de tutelle souhaite lui donner. Les fonds des autres ministères, et en particulier le fonds de l’administration des Beaux-Arts, documentent des aspects plus secondaires, comme l’histoire du domaine ou les principaux travaux de construction. Les sources imprimées sont également essentielles, en particulier les journaux agricoles, qui se font l’écho des principales questions qui agitent l’enseignement de l’agriculture et servent de tribune aux professeurs et aux élèves devenus des personnages importants du monde agricole.


Première partie
La visibilité de l’école


Chapitre premier
L’institution : genèse et organisation administrative

Les deux fondateurs de Grignon, Polonceau et Auguste Bella, bénéficient du soutien du pouvoir pour créer près de Paris un établissement qui soit l’imitation de l’exemple célèbre de Roville. Le domaine est choisi en 1826 et sa gestion est assurée par la Société agronomique, société d’actionnaires fondée en 1827. L’école accueille ses premiers élèves l’année suivante et l’Etat accorde un soutien à l’enseignement dès les années 1830. La loi du 3 octobre 1848, qui organise l’ensemble de l’enseignement agricole, intègre Grignon parmi le second niveau, celui des écoles régionales. La Société agronomique, qui assurait depuis la fondation l’étroite association de l’école et du domaine agricole, est dissoute en 1867. Cette disparition annonce un temps d’incertitudes, où l’établissement doit trouver une organisation nouvelle pour légitimer son existence et affirmer son rôle face aux divers projets de reconstitution de l’Institut national agronomique.

Chapitre II
Le domaine, réalité matérielle et symbolique

Auguste Bella pratique sur l’exploitation de la Société agronomique une culture améliorante à gros capital, et le domaine bénéficie de moyens matériels et financiers considérables. La liquidation de la Société agronomique en 1867, ainsi que les interrogations sur le devenir du domaine à la suite de son retour à l’Etat, sont pour Grignon une épreuve difficile. La façon de considérer l’exploitation agricole de l’école et d’envisager son utilisation fait l’objet de discussions et de prises de position très virulentes qui reflètent les rapports de force existant entre les défenseurs de conceptions parfois fort divergentes sur la direction dans laquelle il convient de faire évoluer l’établissement. La majeure partie du domaine est louée à un fermier à partir de 1867, tandis que l’école ne se voit concéder pour les besoins de l’enseignement qu’une exploitation de petite superficie. Cette situation est dénoncée dans les années 1870, et l’école parvient par la suite à agrandir son exploitation.

Chapitre III
Vie intellectuelle et scientifique

Pendant les quarante années qui s’écoulent entre 1827 et 1867, le domaine de Grignon joue principalement le rôle de ferme modèle. Son orientation est largement modifiée après 1867 : la seule culture envisageable sur une exploitation à la surface considérablement réduite ne peut être que de type expérimental ; en même temps que va se développer la dimension expérimentale du domaine, les sciences prennent une part plus importante dans les études.

Les publications du corps enseignant, qu’il s’agisse de travaux à caractère scientifique ou bien d’ouvrages de vulgarisation, sont le principal indicateur de l’activité des professeurs et de la visibilité de l’établissement auprès du grand public, auprès des agriculteurs et auprès de la communauté scientifique. L’importance de l’école se manifeste également aux yeux des contemporains à travers les multiples engagements des enseignants dans les sociétés savantes et les organisations agraires, dans les différentes institutions scientifiques, dans les organismes officiels, comme au sein d’événements ponctuels de grand retentissement, commissions des expositions universelles et jurys des concours agricoles de Paris et de province. L’activité de Dehérain, professeur de chimie et créateur en 1875 de la Station agronomique, est particulièrement révélatrice des principaux aspects de l’effort de visibilité de Grignon.


Seconde partie
Les élèves


Chapitre premier
Le recrutement et ses composantes

L’évolution générale du nombre des élèves est largement soumise à des facteurs extérieurs à l’enseignement, et en particulier aux lois sur le recrutement de l’armée qui prévoient des dispenses pour les élèves des écoles nationales d’agriculture. L’examen d’entrée connaît une importante réforme en 1892 : les bacheliers ne sont plus admis de droit ; un examen unique assure le recrutement des trois écoles nationales de Grignon, Montpellier et Grand-Jouan. La répartition des élèves au sein des trois écoles à la suite de l’examen est l’occasion d’évaluer le prestige de chacune : Grignon fait l’objet d’une préférence certaine.

L’école de Grignon accueille les meilleurs éléments des écoles pratiques d’agriculture, mais le plus fort contingent d’élèves est issu de l’enseignement général. Avec la renaissance de l’Institut agronomique, la préparation des concours des écoles d’agriculture ne tarde pas à s’aligner sur le système des classes préparatoires. Cette organisation n’est cependant pas favorable aux trois écoles nationales, qui sont les moins prisées par les candidats issus de ces classes.

Chapitre II
Les origines géographiques et sociales des élèves

Les origines géographiques des élèves ne connaissent pas d’évolution importante pendant toute la période ; les élèves restent pour la plupart issus d’un très large quart Nord-Est de la France. Le phénomène majeur est celui de l’origine urbaine d’environ la moitié des effectifs, et cette forte présence des citadins se constate dès le début de la période. L’enseignement agricole tel qu’il est pratiqué à Grignon attire autant les citadins que les ruraux. La forte proportion de citadins se double en outre d’une sur-représentation des Parisiens et des habitants de la proche banlieue, qui représentent la moitié des citadins qui fréquentent Grignon.

C’est uniquement pour les premières années de la période étudiée qu’est possible une approche documentée des origines sociales des élèves. Il apparaît que le terreau le plus favorable à l’éclosion de vocations agricoles est celui de la bourgeoisie urbaine, milieu d’origine de la moitié des élèves. La bourgeoisie rurale ne fournit qu’un tiers des effectifs, alors que c’est théoriquement à elle que s’adressent les écoles nationales.

Chapitre III
La vie à l’école

L’école de Grignon accueille des élèves internes et, à partir de 1869, des externes et des auditeurs libres, qui logent dans les environs. Les élèves ne vivent certes pas dans le luxe, mais l’existence quotidienne est néanmoins nettement préférable à celle que connaissent à la même époque les élèves de nombreuses écoles comparables. Les Grignonnais bénéficient de possibilités d’initiative non négligeables, tant en ce qui concerne les conditions matérielles de leur vie quotidienne, que pour ce qui est de la préparation de l’entrée dans le monde du travail. Ces années de vie en commun contribuent à la formation de l’esprit d’école et de l’identité grignonnaise.


Troisième partie
L’enseignement


Chapitre premier
Le corps enseignant

Même s’il n’est instauré officiellement qu’en 1912, le recrutement des enseignants des écoles nationales d’agriculture exclusivement par voie de concours entre ans les faits dès le lendemain de la guerre de 1870. Il est à remarquer que le corps enseignant de Grignon est loin d’être composé entièrement d’anciens élèves. Seuls n quart des professeurs et maîtres de conférence sont d’anciens élèves ; la proportion est plus élevée chez les répétiteurs, sans pour autant atteindre la moitié de l’effectif. Une part importante des enseignants ne sont pas issus de l’enseignement agricole. L’enseignement de l’agriculture, au niveau des écoles nationales, ne semble onc pas se situer en marge du système général, puisqu’il est au contraire capable ’attirer un nombre non négligeable d’enseignants qui lui sont étrangers. Les rofesseurs restent attachés à Grignon bien plus longtemps que les répétiteurs, et la enaissance de l’Institut agronomique, comme le développement de l’administration de l’agriculture, introduisent de nouvelles perspectives de carrière. Si Grignon est, pour un certain nombre de professeurs, un passage obligé vers l’Institut agronomique, c’est souvent, pour les répétiteurs, le préalable à l’obtention d’une chaire de professeur spécial ou départemental d’agriculture.

Chapitre II
Enseignement théorique et enseignement pratique

Le temps dévolu aux applications pratiques et aux travaux de culture représente environ le tiers du temps consacré aux cours théoriques et conférences, et l’enseignement pratique est le premier à souffrir des manquements et négligences des enseignants. Réduire la superficie de l’exploitation à disposition de l’école, c’était nécessairement donner à partir de 1867 davantage d’importance aux cours théoriques et modifier le contenu de l’enseignement pratique. Parallèlement au renforcement de l’enseignement théorique sont développés les exercices susceptibles de permettre aux élèves de mieux le comprendre : manipulations, travaux de laboratoire, excursions et voyages. Mais cet effort d’élévation du niveau de l’enseignement entrepris à Grignon à partir de 1871 est rapidement confronté à l’obstacle de l’Institut agronomique. Grignon doit s’adapter et mettre en valeur suffisamment d’éléments susceptibles de lui permettre de justifier son existence en ne faisant pas double emploi avec le nouvel établissement.

Chapitre III

La mise en place d’un enseignement supérieur

La durée des études passe de deux ans à deux ans et demi en 1872, et, outre  l’examen qui marque l’achèvement du cursus, les élèves peuvent préparer le diplôme d’ingénieur agricole. Ce diplôme disparaît cependant dès 1877. Les conditions de recrutement et la durée du cursus s’uniformisent dans les années 1890 : l’augmentation des effectifs permet désormais une application stricte des règlements. Il devient alors exceptionnel que des élèves ne poursuivent pas leurs études pendant la totalité de la durée normalement prévue. L’amélioration de l’enseignement est saluée et reconnue à partir des années 1880 ; la réforme de l’examen d’entrée instaurée en 1892 marque une étape décisive dans cette évolution. A partir de cette date, les bacheliers sont contraints de passer l’examen, et c’est l’un des principaux arguments avancés pour justifier l’appartenance des écoles nationales au niveau supérieur de l’enseignement agricole. Les élèves de Grignon peuvent poursuivre leurs études dans certaines écoles, en particulier l’Ecole des industries agricoles de Douai et l’Ecole supérieure d’agriculture coloniale, tandis que c’est plutôt un approfondissement de leurs connaissances que leur offrent les stages dans une ferme-école, sur un domaine de l’Etat ou bien chez un particulier. Ces possibilités ne concernent dans un cas comme dans l’autre qu’une petite minorité des élèves.


Quatrième partie
Rivalités et coopérations


Chapitre premier
L’association des anciens élèves

Créée en 1854, l’association des anciens élèves accueille l’ensemble des anciens, y compris les non diplômés et les auditeurs libres. L’association cultive l’identité de la communauté des Grignonnais à travers les monuments commémoratifs élevés aux figures les plus éminentes et apporte son appui aux projets de l’école ; son action a été déterminante dans la campagne pour la construction des grands laboratoires, édifiés à partir de 1905. Les relations entre l’association et la direction de l’école varient en fonction des personnalités, mais sont dans l’ensemble très bonnes. L’association consacre la plus grande part de son activité au placement des élèves et, dans cet objectif, a la grande habileté de ménager les principaux courants du monde agricole, y compris les plus opposés. Les publications entreprises ou soutenues sont explicitement présentées comme des opérations de promotion destinées à favoriser le placement des Grignonnais. L’aide que l’association procure à ses membres à la recherche d’un emploi s’effectue principalement de deux façons : directement, en recherchant, centralisant et proposant des offres d’emploi, et plus indirectement, en fournissant des recommandations. L’association ne se contente pas de faciliter la recherche d’emploi ; elle entreprend aussi des démarches auprès de diverses institutions afin d’élargir les débouchés de ses membres dans l’administration et constitue dans certains cas un efficace lobby.

Chapitre II
Le titre d’ingénieur

Les associations des trois écoles nationales engagent dans les premières années du xxe  siècle une campagne pour obtenir la création du titre d’ingénieur agricole. Les enjeux symboliques liés à ce titre sont importants, car il s’agit de disputer sa position à l’Institut agronomique, mais ce sont les enjeux matériels et professionnels qui prévalent. Les Grignonnais doivent affronter la concurrence des deux écoles d’agriculture privées de Beauvais et Angers et celle des instituts agricoles des facultés. L’absence d’un titre est préjudiciable aux anciens des écoles nationales, qui, sur le marché du travail, se trouvent les seuls à en être dépourvus. L’action des associations de Grignon et Rennes vient s’ajouter à celle de Montpellier qui a amorcé la campagne ; elle donne au mouvement une ampleur nationale à partir de 1904. Les conseils généraux ainsi que les parlementaires sont sollicités, et le réseau des écoles nationales se déploie largement à cette occasion. La cause des écoles nationales avance assez rapidement : le titre d’ingénieur est accordé en 1908. Les démarches effectuées en commun ont créé les conditions d’un rapprochement entre les trois associations ; la fédération des ingénieurs agricoles née en 1909 rassemble les ingénieurs agricoles sans se substituer aux associations existantes.

Chapitre III
Grignon dans la réforme de l’enseignement agricole

La réforme de l’enseignement de l’agriculture est prévue par un projet de loi adopté par la Chambre en 1914 ; interrompue par la guerre, elle n’est cependant pas abandonnée et le projet est voté et promulgué en 1918. Cette initiative doit être replacée dans le contexte particulier que connaissent dans la première décennie du xxe  siècle les écoles nationales, confrontées à des difficultés de recrutement. Les raisons de ce malaise sont à rechercher dans l’absence d’adéquation entre, d’une part, la formation proposée par les écoles nationales et, d’autre part, les besoins de l’agriculture ou les demandes du milieu agricole. Il faut toutefois souligner qu’un fossé sépare Grignon, où les difficultés sont moindres, de Rennes et Montpellier. La réforme prévoit de créer entre les différentes écoles une complémentarité salutaire et d’accentuer la circulation des élèves d’une école à l’autre.

Grignon est le cadre de l’une des premières réalisations mises en œuvre par la réforme de l’enseignement agricole : une école supérieure d’enseignement agricole et ménager, créée en 1912, est implantée à Grignon afin de limiter les frais d’installation. Elle forme les jeunes filles qui se destinent à être professeurs dans les écoles d’agriculture féminines. Disposant des locaux de l’école nationale, l’école féminine fonctionne chaque été pendant une période de trois mois.


Conclusion

La symbiose dans laquelle ont vécu pendant quarante ans le domaine et l’école de Grignon, et où l’école se trouvait annexée au domaine tout autant que le domaine à l’école, fait place à partir de 1867 à une organisation qui fournit à l’école l’occasion de s’adapter aux exigences des sciences de l’agriculture en formation. A ces nouveaux savoirs correspond un enseignement lui aussi à inventer, ce que Grignon s’efforce de réaliser en s’essayant à concilier enseignement théorique et formation pratique et en montrant ainsi que l’agriculture s’apprend au champ et au laboratoire. L’originalité de l’identité grignonnaise entretenue et cultivée par l’association des anciens élevés est d’être attachée davantage à l’école elle-même, au savoir appris et aux liens qui s’y sont tissés, qu’à la profession exercée par la suite, tant sont diverses les directions prises par chacun. Grignon dans sa dimension de lieu de vie et de sociabilité se démarque de la plupart des établissements qui lui sont comparables : l’école est certes le creuset de l’identité grignonnaise, mais n’est pas un moule, et l’identité grignonnaise ne se confond en rien avec une uniformité.


Pièces justificatives

Activités de la Station agronomique, 1905. ­ Pétition pour le titre d’ingénieur agricole auprès des parlementaires, 1907. ­ Emploi du temps, 1909-1910. ­ Epreuves du concours d’entrée aux écoles nationales d’agriculture, 1912.


Annexes

Liste des directeurs et du corps enseignant. ­ Superficie de l’exploitation attachée à l’école. ­ Liste des excursions et des voyages agricoles.