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École des chartes » thèses » 2000

La circulation des manuscrits du De Excidio Troiae de Darès le Phrygien


Introduction

Parmi les sources de la légende de Troie, le De excidio Troiae de Darès le Phrygien occupe une place paradoxale. En effet, la critique, depuis le De historicis Latinis de Gérard Vossius jusqu’à Léopold Constans, éditeur du Roman de Troie, s’est constamment montrée sévère à l’égard de ce récit composé sans doute à la fin du V e  siècle et qui se présente comme le témoignage d’un combattant qui a participé à la guerre dans les rangs des Troyens. Ceci dit, la tradition littéraire du Moyen Age témoigne du très grand succès de cette œuvre : Darès est la source, directe ou indirecte, de plusieurs dizaines d’ouvrages, rédigés aussi bien en latin que dans les langues vernaculaires occidentales. Malgré une certaine revalorisation du texte tardo-antique opérée depuis le début des années 1970 à la suite de l’étude de H. J. Courtney (1959), il manquait encore une étude de la tradition manuscrite, qui soit utilisable à la fois par l’éditeur éventuel du texte et par les éditeurs des dérivés de Darès. Or ce travail est compliqué par l’existence de très nombreux témoins.


Sources

Le recensement des manuscrits, qui a pris pour base les fichiers de l’Institut de recherche et d’histoire des textes, a permis de porter le nombre de témoins de la tradition directe à deux cent un. De nombreuses chroniques universelles, inédites, ont également été dépouillées d’après les exemplaires manuscrits.


Première partie
Classement des manuscrits


Chapitre premier
Les caractères externes

Le parti a été pris de considérer d’abord les manuscrits dans leur globalité. On s’est donc attaché en premier lieu aux textes associés avec Darès, qu’il s’agisse des textes autonomes ou de ceux qui constituent comme des accessoires de l’histoire. Parmi ces accessoires, une attention particulière a été accordée à une liste des combattants, grecs et troyens, fréquemment associée à Darès.

D’autre part, il a été procédé à l’examen de l’aspect du texte, tel que la mise en page, l’ordonnancement des rubriques et les titres permettent de le définir. Pour ce faire, on a été amené à établir une typologie des divisions du texte et des titres, qui peuvent varier sensiblement d’un manuscrit à l’autre. De la sorte, des premiers regroupements ont pu être effectués, encore très partiels.

Chapitre II
Examen du texte

L’examen du texte comprend, lui aussi, deux volets. Une première étape a consisté à comparer les principales lacunes relevées dans les témoins de la tradition. On a établi une distinction entre les problèmes d’origine codicologique, telle la mutilation d’un manuscrit, et les particularités de certains manuscrits présentes dès l’origine.

Dans un deuxième temps, le raisonnement s’est fondé sur l’examen des sondages effectués dans le texte. Les regroupements réalisés permettent de distinguer d’assez nombreuses familles, à qui il arrive parfois de se subdiviser. On peut y reconnaître les deux familles opposées l’une à l’autre par Meister : celle de L(Leiden, Universiteitsbibl, Voss. lat. F. 31, ixe  siècle), sa préférée ­ appelée ici l ­, où l’on peut distinguer plusieurs sous-ensembles, et celle de G (Sankt Gallen, Stiftsbibl., 197, xe  siècle) ­ appelée ici g ­, auxquelles vient s’ajouter la seconde rédaction identifiée par Courtney, dont le plus ancien témoin complet est VB(Venezia, Marc. lat. X.198, XlIe  siècle). Mais il en est bien d’autres : la vulgate, la plus nombreuse, dont le plus ancien témoin conservé est PF(Paris, Bibl. nat. de Fr., lat. 3359, fin du XI e  siècle), et que l’on peut subdiviser ; les proches du ms. V(Wien, Nationalbibl., 226), du Xl e  siècle ; une recension des environs d’Auxerre, dont le plus ancien témoin est RM(Vatican, Reg. lat. 905), de la fin du xiie  siècle ; une famille influencée par la seconde rédaction, celle de LR(London, Br. Libr., Sloane 1619, vers 1200) ; une recension variante, celle de LG(London, Br. Libr., Burney 280, XIII e  siècle). Enfin, une rédaction abrégée, représentée par Lo et une rédaction interpolée, représentée par Le(London, Br. Libr., Add. 45103) et Lk(London, Br. Libr., Harley 3969), tous trois du XIV e  siècle, ont pu être identifiées.

Chapitre III
Les familles de manuscrits

Une fois faite la distinction entre ces familles, la description de chacune d’entre elle a permis de restituer l’histoire de la tradition et de démêler les influences qu’elles ont exercées les unes sur les autres. Il est apparu que toutes n’avaient pas été diffusées au même moment. Certaines, celle de L et celle de G, ne sont pratiquement plus représentées après le XII1e  siècle. D’autres ont connu une diffusion géographique bien délimitée, telle la famille de LG, présente surtout au Pays de Galles et dans les régions limitrophes de l’Angleterre. D’autres ont connu une diffusion restreinte numériquement, mais géographiquement large, comme la « seconde rédaction ». Le cas des manuscrits des environs d’Auxerre est intéressant en raison de la persistance de caractères externes marquants, tant du point de vue de la mise en page que de celui des corpus de textes assemblés, transmis avec le texte pendant plus d’un siècle.

L’examen des influences et des filiations des différentes familles montre que les proches de G ont été assez peu nombreux mais que, en revanche, l’influence de ce groupe a été importante, au travers de la vulgate, qui se situe entre L et G et qui naît dans le nord de la France au cours de la deuxième moitié du xie  siècle. Les contaminations, très fréquentes, se retrouvent dans la famille des environs d’Auxerre, qui cumule certaines caractéristiques de L et de la vulgate, mais aussi dans trois manuscrits français qui, quoique proches de la vulgate, présentent des affinités avec G. Le groupe de LR se rapproche, quant à lui, de la seconde rédaction, tout en suivant la vulgate en bien des endroits. Le phénomène, assez général, de contamination doit inciter l’éditeur à venir à faire preuve de prudence et d’exhaustivité dans ses investigations.

Chapitre IV
La tradition indirecte

Avant de tenter une classification généalogique complète, un regard sur la tradition indirecte s’imposait. Le dépouillement de très nombreuses chroniques universelles médiévales a permis de découvrir de nouveaux témoins de cet aspect de la tradition. Il n’était pas possible de prendre en considération la totalité des témoins indirects, vu leur nombre et leur degré d’élaboration, parfois très important. Le choix s’est fondé sur les possibilités d’usage direct de la source. La place du Mare historiarum de Landolfo Colonna, de la Chronique de Guillaume Saignet, des Annales ab origine mundi de Nicolas Trevet et du Polychronicon de Ranulph Higden a été définie. En outre, ont été examinées les traductions françaises les plus anciennes : celle qui est insérée dans la première version de l’ Histoire ancienne jusqu’à César, celle de Jean de Flixecourt et celle qu’a composée Jofroi de Waterford ; toutes trois sont du xiiie  siècle. Enfin, on a prêté attention au Troilus, long  poème à sujet troyen d’Albert de Stade.

L’examen de ces sources, pour la plupart inconnues jusqu’ici, n’a pas apporté d’élément nouveau et significatif. En revanche, elles viennent confirmer la classification établie précédemment, puisque tous ces textes témoignent de l’utilisation de familles bien attestées.

Chapitre V
Classement généalogique

Il convient d’évoquer en premier lieu la tradition critique concernant les familles de manuscrits de Darès, et ainsi que les principales hypothèses qui ont été formulées depuis la fin du siècle dernier, depuis Meister, dernier éditeur du texte, jusqu’aux travaux tout récents d’A. Pavano, en passant par Courtney.

Dans un deuxième temps, les caractéristiques des familles et l’examen de la tradition indirecte permettent d’abord de constituer la partie inférieure du stemma, qui tient compte des très nombreuses contaminations intervenues.

Enfin, l’on peut formuler plusieurs hypothèses pour la partie haute de la tradition, qui s’appuient, entre autres, sur les travaux d’A. Pavano et d’A. Beschorner (1992), pour aboutir au stemma suivant, très simplifié ici, qui distingue deux courants principaux dans la tradition.

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Seconde partie
Contribution à l’histoire de la réception de Darès


Chapitre premier
Modalités de diffusion en Europe

L’étude de la tradition permet de distinguer trois étapes dans la diffusion du texte en Europe. La première s’étend de la renaissance carolingienne au xie  siècle, époque de redécouverte des légendes troyennes, mais où les sources littéraires ne témoignent pas d’une utilisation directe de Darès. La circulation des manuscrits de Darès, au cours de ces trois siècles, s’est effectuée dans presque toute l’Europe carolingienne, des bords du Rhin à l’Italie.

La deuxième période commence à la fin du xie  siècle : elle voit les familles éclore et se ramifier, surtout en France et en Angleterre. Elle est caractérisée par de nombreuses contaminations entre les manuscrits. Certaines familles, en particulier la famille l, ne semblent pas avoir de postérité, ou très peu, durant la période qui est, au contraire, dominée par la vulgate.

Enfin, à partir du xive  siècle, le texte suscite l’intérêt des Italiens. Pétrarque l’utilise pour ses vies de Jason et d’Hercule, dans la première version de son De viris illustribus; Benzo d’Alessandria le cite. Ce renouveau s’accompagne du prolongement en Italie de la plupart des familles connues en France jusque-là, mais aussi de la redécouverte de la famille de V, qui jusqu’alors, avait été peu copiée et s’était trouvée confinée en Autriche.

D’un point de vue « sociologique », l’étude des possesseurs attestés et de l’aspect des manuscrits, donne une image essentiellement « cléricale » de la diffusion de Darès. En effet, ce sont surtout les bibliothèques des monastères bénédictins que l’on rencontre. Néanmoins, la majorité des ordres religieux médiévaux sont représentés, y compris les cisterciens, pourtant réputés pour être réfractaires aux études classiques. La fin du Moyen Age voit, chez les possesseurs de Darès, émerger des bibliothèques de types nouveaux, entre autres celles de particuliers.

Une comparaison avec les manuscrits de Dictys révèle de nettes différences dans la diffusion des deux auteurs : le lieu du plus grand succès de l’ Ephemeris belli Troiani, c’est l’Italie du xve  siècle, où ont été copiés près des deux tiers de ses quatre-vingts manuscrits.

Chapitre II
De l’intérêt de lire Darès

Pourquoi a-t-on recopié et lu Darès ? La question peut se poser, tant le contraste est grand entre le peu de cas que les modernes font de cet auteur et l’intérêt que lui portaient les gens du Moyen Age. Les textes associés à Darès fournissent des éléments de réponse.

Darès est d’abord lu comme un texte historique de grande autorité. L’intérêt pour Darès est lié au goût que l’on pouvait avoir pour l’histoire antique, pour les merveilles de l’Orient ou pour la recherche des origines des peuples européens et de l’empire, dont Troie est la source commune.

On trouve aussi Darès dans des manuscrits à contenu scolaire, destinés, semble-t-il, à servir à l’enseignement de la grammaire. Cependant, il semble que l’idée selon laquelle le succès de Darès serait dû à son usage par les maîtres d’école ne supporte pas le feu de la critique, en raison de la place secondaire qui est toujours assignée à Darès dans les manuscrits en question, en raison aussi de la rareté et du peu d’intérêt des annotations marginales. Si l’on se servait de Darès en milieu scolaire, c’était surtout pour chercher des faits qui permissent l’interprétation littérale de l’ Enéide, voire la compréhension de la mythologie antique.

Chapitre III
L’exemple de l’Angleterre et du pays de Galles

L’intérêt de l’Angleterre et du Pays de Galles vient du fait que la circulation des manuscrits de Darès a été particulièrement intense dans ce domaine géographique, de la conquête normande à la fin du xive  siècle. Toutes les régions semblent avoir été touchées, et l’on pouvait y trouver une assez grande variété de familles de manuscrits : de la vulgate à des proches de la seconde rédaction et à la famille de LG.

Le succès de Darès, très durable, semble lié à des centres d’intérêt assez divers. En effet, l’Angleterre est le lieu de production de plusieurs ouvrages inspirés de ce dernier, qui y est utilisé comme dans les autres pays, mais, à la fin du xiiie  siècle, avec un intérêt marqué pour la chronologie, comme dans les Annales ab origine mundi de Nicolas Trevet. On recherche aussi chez lui les origines troyennes des Bretons, car Darès est bien souvent associé avec des recueils d’histoire insulaire, et particulièrement avec des manuscrits de l’ Historia regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth.


Conclusion

Le travail de défrichement effectué sur les manuscrits de Darès permet d’évaluer toute la complexité d’une tradition abondante. Le classement ainsi réalisé devrait, nous l’espérons, servir aussi bien à l’éditeur à venir de ce texte qu’aux médiévistes, soit qu’ils s’intéressent aux sources des textes qu’ils éditent ou étudient, soit qu’ils y reconnaissent un élément significatif dans l’histoire de la culture historique du Moyen Age.


Pièces justificatives

Collations des manuscrits. ­ Tableau des principales lacunes. ­ Passages utilisés des traductions françaises du xiiie  siècle.


Annexes

Cartes. ­ Stemmata proposés par les études précédentes. ­ Tableau des parentés des manuscrits. ­ Tableau de concordance des sigles avec ceux de H. J. Courtney. ­ Tableau chronologique des sources. ­ Edition de l’extrait contenu dans Auxerre, Bibl. mun. 146. ­ Un fragment d’un abrégé inédit de l’ Historia destructionis Troiae de Guido delle Colonne