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École des chartes » thèses » 2000

Un manuscrit arthurien et son commanditaire : le Guiron le Courtois de Bernabò Visconti (Bibl. Nat. de Fr., n. a. f. 5243)


Introduction

Le manuscrit de Guiron le Courtois conservé à la Bibliothèque nationale de France, illustré de cent-dix dessins aquarelles, est souvent considéré comme l’un des chefs-d’œuvre de l’art du xive  siècle en Europe. L’identité de son commanditaire n’a été révélée que récemment : il s’agit de Bernabò Visconti, grand seigneur qui régna sur Milan et son territoire de 1354 à 1385. Si les historiens de l’art se sont beaucoup intéressés à la Lombardie du Trecento, et les historiens aux Visconti, aucun n’a reconnu un mécène éclairé en Bernabò, qui est avant tout considéré comme un ambitieux homme de guerre et un prince brutal.

Comprendre la beauté et l’originalité du manuscrit de Guiron le Courtois implique d’envisager les différents aspects de sa réalisation, en replaçant d’abord la vie et l’action de son commanditaire dans le contexte politique et culturel de la Lombardie du milieu du xive  siècle, puis en analysant pourquoi et comment il a choisi de faire illustrer le texte de Guiron le Courtois. L’examen de ces points permettra notamment de réhabiliter son mécénat artistique et de rappeler l’engouement de l’aristocratie italienne pour les romans de chevalerie.

Une place particulière doit être faite à l’étude du style du Maître du Guiron, auteur des peintures du manuscrit de Bernabò. La qualité de sa peinture surpasse nettement toute la production contemporaine des ateliers lombards et ses particularités permettent de lui attribuer deux autres manuscrits et de saisir son influence, aux générations suivantes, sur les manuscrits de luxe produits par les ateliers lombards pour la cour des Visconti. L’étude détaillée des images du manuscrit de Bernabò met en évidence son originalité par rapport à la tradition iconographique  du roman de Guiron le Courtois. Elle permet aussi de pénétrer dans l’univers de la vie de cour en Lombardie à la fin du xive  siècle et de mieux comprendre les relations ambiguës que le manuscrit entretient avec la réalité.


Sources

La connaissance et la compréhension du texte du roman de Guiron le Courtois repose sur la version du manuscrit de Bernabò. Son iconographie est comparée, d’une part, à celle des autres livres enluminés réalisés en Italie du nord au XIV e  siècle et, d’autre part, à celle des manuscrits illustrés de Guiron le Courtois qui sont antérieurs, comme les manuscrits de la Biblioteca Marciana de Venise et de la British Library, datés respectivement des années 1340-1380 et 1350-1360.


Première partie
Le contexte politique et culturel : Berenabò Visconti en Lombardie au milieu du xive  siècle


Chapitre premier
La situation politique en Lombardie au milieu du xive  siècle

L’Etat milanais naît en tant que puissance italienne et européenne sous la seigneurie de l’archevêque Giovanni (1349-1354), oncle de Bernabò. Ses trois neveux lui succèdent et se partagent ses territoires, mais très vite Bernabò et son frère Galeazzo II sont seuls à régner sur toute la Lombardie. Si les guerres incessantes avec leurs voisins et leur opposition à la politique pontificale de reconquête de l’Italie leur valent d’être excommuniés à plusieurs reprises, les deux frères n’en poursuivent pas moins leurs visées territoriales pour récupérer Bologne et acquérir de nouvelles villes, comme Pavie, obtenu en 1359. Modifiant ses alliances au gré de l’évolution politique, Bernabò est sans cesse en guerre. Mis un temps en difficulté par le pape, il s’impose comme médiateur entre le pape et Florence lors de la paix de Sarzana en 1378.

En fait, la chute brutale de Bernabò viendra de sa propre famille, où son ascension politique et les alliances de ses enfants avec les plus grandes familles d’Europe sèment craintes et jalousies. Par peur de se voir évincé de la seigneurie lombarde, son neveu, Giangaleazzo, le fait arrêter en 1385 et organise un procès contre lui et ses enfants.

Chapitre II
Le milieu culturel de la cour des Visconti

Bernabò mène la vie d’un grand prince. Comme tous les souverains de son temps, il organise des tournois, des fêtes et des cérémonies de mariage qui impressionnent ses contemporains. Ces manifestations de faste sont caractéristiques de la société courtoise de l’époque.

Avant même Bernabò et Giangaleazzo, les Visconti ont compris l’opportunité politique et culturelle que représente le mécénat artistique. Azzone, mort en 1339, fait venir Giotto à Milan et Giovanni fait décorer de fresques le palais archiépiscopal. Tous ont été aussi de grands amateurs de manuscrits enluminés. Ce goût pour l’art se retrouve chez d’autres princes d’Italie du nord comme les Carrare et les Scaligieri, qui entretiennent une véritable compétition artistique avec les Visconti.

Les expériences littéraires à Milan au milieu du xive  siècle ont toutes lieu à la cour des Visconti, où les ménestrels toscans diffusent la littérature florentine et où l’on goûte les romans de chevalerie français. La bibliothèque rassemblée à partir de Galeazzo II à Pavie traduit bien la diversité des goûts littéraires des Visconti.

Chapitre III
Le personnage de Bernabo Visconti

Bernabò est certes un homme politique avisé, mais aussi un guerrier insatiable. La terreur et la cruauté sont pour lui des moyens de gouvernement. S’il mène une vie sentimentale assez dissolue, il éprouve un réel attachement pour sa femme, Regina délia Scala, à qui il confie des responsabilités administratives.

Le personnage de Bernabò, tout en contradictions, est un sujet parfait pour les nouvellistes et les chroniqueurs, qui font de lui le protagoniste de beaucoup de leurs écrits, le montrant tour à tour cruel, juste et sévère, ou facétieux.

Bernabò, qui a tout d’un tyran, s’avère un mécène très actif. Sa statue équestre est révélatrice de l’image qu’il veut donner de lui : celle un prince droit, inflexible et décidé. Les nombreux châteaux qu’il construit ou rénove participent également de cette volonté d’affirmer sa puissance, alors que ses manuscrits, objets de luxe privé montrés aux hôtes avec une certaine ostentation, révèlent la finesse de ses goûts esthétiques.


Deuxième partie
Le texte et les manuscrits de Guiron le Courtois


Chapitre premier
Les romans arthuriens, leur développement et leur réception en Italie

Le roman arthurien s’est développé dès le xiie  siècle à partir de thèmes celtiques et bretons. Les romans en vers de Chrétien de Troyes, dont certains sont inachevés, suscitent l’intérêt des écrivains pour la matière arthurienne. Le début du XIII e  siècle voit naître le roman arthurien en prose, avec Lancelot et Tristan.

Les preuves de la connaissance de la matière arthurienne sont très précoces en Italie, où elles apparaissent dans l’iconographie et l’onomastique avant de se révéler dans la littérature. Le roman arthurien en français connaît un fort succès en Italie, surtout à partir de 1250, et suscite des remaniements et des créations italiennes d’œuvres originales.

La légende arthurienne a été adoptée en Italie par tous les milieux sociaux, mais plus particulièrement par la noblesse, pour qui la connaissance du français est un signe de distinction.

Chapitre II
Le roman de Guiron le Courtois

Le titre de Guiron le Courtois, même s’il n’est pas celui que l’auteur avait choisi pour son roman, est celui qui convient le mieux au contenu du récit ; c’est aussi celui le plus souvent mentionné par les manuscrits eux-mêmes. L’auteur affirme dans le Prologue se nommer Hélie de Boron et être un parent et ami du célèbre Robert de Boron, auteur de Merlin. Il ne s’agit probablement que d’un subterfuge, la renommée du nom devant servir de caution au talent de l’auteur. Le roman a été écrit vers 1235.

Le roman est une « suite restrospective » du Lancelot et du Tristan. Les protagonistes sont les prédécesseurs des chevaliers de la Table Ronde, sous le règne d’Uterpandragon et d’Arthur. L’intrigue, la guerre d’Arthur contre Meliadus, se perd rapidement dans une succession d’aventures particulières. Guiron le Courtois traite des grands thèmes du roman arthurien : l’esprit chevaleresque, l’amour et l’amitié, mais a une très forte tonalité laïque, à la différence de Lancelot et de Tristan. La place laissée au hasard dans l’aventure et l’« adoucissement » du code courtois traduisent bien l’évolution du genre.

L’auteur de Guiron le Courtois utilise le procédé de l’entrelacement avec virtuosité. Il a l’art des rebondissements soigneusement ménagés. Il ne parvient pas cependant à masquer le défaut essentiel, l’absence de fil directeur dans le récit. La variété des tons en rend pourtant la lecture agréable.

Guiron le Courtois a une grande postérité littéraire. Un de ses épisodes, celui de la descente de Febus dans la caverne de ses ancêtres, devient un roman autonome, qui est traduit en italien. Enfin, le roman connaît plusieurs éditions imprimées à la Renaissance et influence Boiardo et l’Arioste.

Chapitre III
La diffusion de Guiron le Courtois

Trente-cinq manuscrits de Guiron le Courtois sont conservés, ce qui démontre une diffusion assez importante. Tous ne contiennent pas le même texte du roman et certains comportent une version particulière, comme le manuscrit de Bernabò. Les anciens catalogues de bibliothèques attestent l’existence d’autres manuscrits de Guiron le Courtois, aujourd’hui perdus. Ce roman était présent dans toutes les bibliothèques princières européennes.

Les éditions imprimées de Guiron le Courtois ont toutes eu lieu au début du xvie  siècle. Elles ont transmis le roman en deux parties, sous deux titres différents : Gyron le Courtois pour la première partie et Meliadus pour la seconde.


Troisième partie
Le Maître du Guiron


Chapitre premier
Le milieu de formation du Maître du Guiron et les sources de son style

Le passage de Giotto à Milan au temps du gouvernement d’Azzone a durablement marqué la peinture à fresque en Lombardie, qui en intègre très rapidement les innovations. Le florentin Giovanni da Milano y apporte une tradition giottesque « dissidente » et Giusto de’Menabuoi laisse des œuvres majeures en Lombardie. L’influence de ces deux peintres est particulièrement sensible dans les fresques de Viboldone et de Solaro. Un style lombard original se développe à partir des années 1370 dans les oratoires de Lentate, Albizzate et Mocchirolo.

L’enluminure lombarde reste longtemps marquée par l’influence bolonaise, tout en adoptant les nouveautés introduites par Giotto. Les caractères purement lombards restent cependant très nets dans la plupart des manuscrits.

Un rapide aperçu des manuscrits de chevalerie enluminés en Italie depuis le début du xive  siècle permet de rendre compte de l’évolution du genre et de l’originalité du Maître du Guiron.

Chapitre II
Les manuscrits de l’atelier du Maître du Guiron et leur influence

Deux autres manuscrits peuvent être rapprochés directement du manuscrit réalisé pour Bernabò vers 1370-1380. On retrouve en effet les mêmes caractéristiques originales dans la mise en page et la même technique du dessin aquarelle dans une miniature isolée et dans un second manuscrit de Guiron le Courtois. Ces similitudes conduisent à attribuer ces deux pièces au Maître du Guiron, dont divers éléments comme les lettres ornées et filigranées prouvent la formation lombarde.

Quelques manuscrits de caractère chevaleresque ont été réalisés dans le même esprit que G uiron le Courtois, mais aucun n’est d’une qualité comparable. Parmi les manuscrits de luxe réalisés dans la région de Vérone et de Padoue, certains sont assez proches du Guiron, mais leur différence stylistique confirme toutefois la formation lombarde de l’atelier du Maître du Guiron.

Chapitre III
La production des ateliers lombards influencés par le Maître du Guiron

Le Maître du Guiron a influencé d’autres ateliers lombards. Ainsi, le manuscrit de Lancelot de la Bibliothèque nationale de France est-il directement inspiré du manuscrit de Bernabò. L’atelier du Missel-livre d’heures franciscain a produit plusieurs manuscrits de luxe dans les années 1380-1390, dans lesquels on retrouve des indices de la connaissance du manuscrit de Bernabò.

Giovannino de’Grassi, architecte et enlumineur, a peut-être été formé dans l’atelier du Maître du Guiron : ses dessins d’animaux sont en effet très proches de ceux du Guiron.

Les Tacuinum sanitatis réalisés entre 1390 et 1400 dénotent encore la connaissance du Maître du Guiron et de Giovannino de’Grassi.


Quatrième partie
Etude iconographique du manuscrit de Guiron le Courtois, Bibl. Nat. de Fr., n. a. f. 5243


Chapitre premier
L’élaboration de l’image

L’atelier du Maître du Guiron emploie la technique du dessin à la plume rehaussé de lavis ou d’aquarelle. La mise en page adoptée par le Maître du Guiron se distingue de la pratique ordinaire : le texte entretient physiquement un rapport étroit avec l’image, il se déroule en effet comme un rideau devant l’image.

Comme le démontre le discours iconographique, le Maître du Guiron a fait une lecture très approfondie du roman : la plupart de ses images résument le texte et en donnent une vision synthétique, dans laquelle chaque détail a une signification. Les proportions de l’image sont savamment étudiées. Le décor y occupe une place importante, la direction des gestes et des regards crée une dialectique interne.

Après analyse des trois plus grands cycles illustrés de Guiron le Courtois, l’existence d’une tradition iconographique propre au roman est incontestable. Les choix par le Maître du Guiron des scènes illustrées s’écartent peu de cette tradition, mais son originalité apparaît nettement dans leur traduction picturale.

Chapitre II
Les codes de représentation utilisés par le Maître du Guiron

Le Maître du Guiron utilise des codes iconographiques qui permettent de comprendre le sens de l’image. A chaque position du corps et à chaque geste correspond une signification bien définie dans l’image. Les silhouettes et les physionomies  des personnages permettent de les identifier. Les attributs et les emblèmes, toujours attachés aux mêmes personnages, constituent des signes de reconnaissance pour le lecteur. La couleur a aussi une signification symbolique.

Le roman de Guiron le Courtois est assez répétitif, si bien que le Maître du Guîron est amené à représenter souvent les mêmes types de scènes : combats, conversations, rencontres… Il a recours à des signes iconographiques identiques pour un type donné de scène. Le rapport étroit entretenu avec le texte empêche cependant la reproduction de scènes exactement similaires. Le Maître du Guiron ou ses aides ont utilisé des modèles pour ces scènes, mais savent éviter les poncifs qui impliquent une reproduction identique.

Chapitre III
Une représentation réaliste du milieu de cour

L’architecture des châteaux représentés dans Guiron le Courtois reprend des éléments réels, sans toutefois se conformer totalement à la configuration typique des châteaux des Visconti dans la seconde moitié du xive  siècle. L’agencement des maisons, avec rez-de-chaussée et loggia, correspond en revanche tout à fait aux maisons de cette époque. Les plus petits détails du mobilier et de la literie sont directement issus de la réalité quotidienne.

Les animaux, chevaux et chiens, apparaissent très souvent dans le manuscrit et sont représentés de façon très naturaliste. Le goût de Bernabò pour la chasse et les chiens, commun à tous les princes de son temps, explique le grand nombre d’animaux représentés dans le manuscrit.

Les costumes portés par les personnages du manuscrit permettent de reconstituer la mode de la seconde moitié du XIV e  siècle. Les autres témoignages, littéraires et iconographiques, attestent l’existence des formes très ajustées des vêtements des personnages du Guiron. Les motifs et l’association des couleurs sont en revanche issus de l’imagination de l’artiste et contribuent à rendre l’atmosphère fabuleuse du récit.

Les armes et les armures des chevaliers sont représentés avec une extrême précision documentaire, qui permet d’ailleurs, par comparaison avec d’autres sources, de dater le manuscrit des années 1370 plutôt que 1380.

Le réalisme des images de Guiron le Courtois n’est toutefois qu’apparent. Il permet au lecteur, et en premier lieu à Bernabò, de se sentir plus proche des héros de la Table ronde.


Conclusion

L’étude stylistique du manuscrit de Bernabò a permis de confirmer avec certitude la formation lombarde de son créateur et de lui attribuer une miniature isolée et un autre exemplaire du Guiron le Courtois.

Le manuscrit de Guiron le Courtois et les autres œuvres dues au mécénat de Bernabò Visconti donnent une image nouvelle de ce personnage : par l’intermédiaire du Maître du Guiron, il est en contact avec les grands artistes, les commanditaires et les lettrés de son temps, comme Pétrarque.


Annexes

Généalogies des Visconti. ­ Tableau synoptique du contenu des manuscrits illustrés de Guiron le Courtois. ­ Analyse codicologique et iconographique du manuscrit de Guiron le Courtois, Bibl. nat. de Fr., n. a. f.. 5243. ­ Notices et légendes des manuscrits illustrés de Cuiron le Courtois . ­ Notices des manuscrits utilisés à titre de comparaison.


Planches

Album de quatre-vingt-quatre planches, dont quarante et une en couleur : illustration du manuscrit Bibl. nat. de Fr., n. a. f. 5243 et des manuscrits utilisés à titre de comparaison ; fresques, armures, châteaux, monuments équestres ayant trait aux Visconti ; carte des possessions des Visconti ; plan de Milan.