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École des chartes » thèses » 2000

Les voyages présidentiels dans la France de l’entre-deux-guerres

Rôle et image des chefs d’Etat de 1918 à 1940.


Introduction

Les présidents de la Troisième République jouissent d’une légende assez terne dans l’histoire comme dans la mémoire collective. Il convient pour autant de s’intéresser à l’une de leurs fonctions majeures, à leur raison d’être pour ainsi dire, à savoir leur rôle symbolique de représentation. Le voyage présidentiel dans les départements français est un cérémonial d’Etat primordial, instauré par le Président Carnot. Si la reprise de cette forme de communication politique au temps de la Troisième République naissante et conquérante est relativement bien connue, il est apparu intéressant de s’interroger sur son évolution en une période moins explorée, celle du déclin du régime entre les deux guerres. Dans quelle mesure l’effacement progressif des thèmes de la République et de la Patrie, la régression du pouvoir présidentiel et les tentatives d’évolution de son statut, les nouveaux moyens de diffusion et de médiation ont-ils pu, tour à tour, influencé ce rituel devenu traditionnel Ce dernier reste-t-il ou non adapté à son temps Comment comprendre enfin, à la lumière de cette étude, l’échec final d’un régime si long et si profondément enraciné dans le paysage politique français


Sources

Les archives du secrétariat général civil de la présidence de la République, conservées aux Archives nationales (sous-série 1 AG), constituent le cœur de notre documentation. Elles offrent des voyages présidentiels une vision officielle, que complètent utilement les archives locales et protocolaires. Les premières (séries I et K des archives départementales et municipales), trop nombreuses pour être dépouillées dans leur ensemble, ont été sélectionnées selon une typologie des voyages effectués entre les deux guerres. Les archives protocolaires (série C des archives du ministère des affaires étrangères) ont apporté un regard plus nuancé sur la réalité du pouvoir des instances de protocole et sur l’application de leurs principes au cours des voyages officiels.

Les sources de nature photographique et radiophonique, conservées pour l’essentiel à la Bibliothèque nationale de France, et audiovisuelle, représentées par les documents de la Cinémathèque Gaumont, moins accessibles, proposent quant à elles une approche du cérémonial d’ordre plus anthropologique, en donnant une idée des comportements et des impressions suscitées par le rituel. La presse et les témoignages imprimés enfin permettent de cerner la dimension politique accordée au voyage présidentiel et de souligner leur réception par l’opinion.


Première partie
Les voyages présidentiels en France de 1918 à 1940 : Organisation et évolution


Chapitre premier
Constitution et structures d’un cérémonial politique

En amont du voyage : décideurs et décisions  — Il convenait dans un premier temps de déterminer les différentes instances impliquées dans l’organisation d’un voyage afin de mieux définir les origines du rituel et les marges d’initiative tantôt locales ou centrales, tantôt institutionnelles (Maison militaire et services du protocole) ou individuelles. Les correspondances du secrétariat général de la Présidence, comme les archives préfectorales et communales, démontrent en fait que la part jouée par la règle protocolaire n’est pas si déterminante et que les populations d’un côté, et le président de l’autre, ont la possibilité d’intervenir assez librement dans l’interprétation des cérémonies locales, malgré les exigences des décrets protocolaires ou la jurisprudence rituelle instaurée par les précédents voyages. Il apparaît donc que les principaux acteurs impliqués dans le rituel d’Etat disposent d’une marge d’action, dont ils se serviront pourtant de moins en moins ou seulement, de manière paradoxale, pour contribuer à l’effacement scénographique de la Présidence en fin de période.

Données générales et éléments de scénographie dans les voyages présidentiels  — Le choix du moment et de la géographie des voyages présidentiels répondent à une volonté des instances centrales de faire passer des messages. Les lieux et les événements choisis ainsi que les dates retenues sont en effet porteurs d’une signification exemplaire, que l’on veuille mettre en lumière le sens de l’histoire républicaine, ses grands principes constitutifs ou sa politique d’avancée économique et sociale. Par ailleurs, la fréquence des déplacements présidentiels en dit long sur la manière dont est considéré, au cours de la période, ce moyen direct de communication entre pouvoir central et gouvernés : des voyages courts et précipités de Poincaré après la Grande Guerre aux visites dominicales et régulières d’Albert Lebrun, la conception et les motivations des voyages présidentiels évoluent en effet nettement. Enfin, les proportions respectives des différents acteurs et participants et leur répartition traduisent une vision idéalisée et verticale de la société républicaine, du premier magistrat à l’adjoint au maire, des anciens combattants aux jeunes générations, relève symbolique de la France.

Composition du cérémonial présidentiels : la geste et les rites  — Le rituel d’Etat se compose de différents niveaux de visites et de différentes catégories de gestes symboliques. La typologie des visites présidentielles s’échelonne tout d’abord du simple arrêt à ce qu’on appellera la visite-type, dont certains passages sont obligés : mairie, préfecture, hôpital. Parmi ces séjours traditionnels, interviennent ensuite diverses catégories de rites : la consécration d’un événement local par le simple regard du président, le geste commémoratif qui fait communier les individus autour du souvenir national, le geste inaugural qui baptise un nouveau lieu et l’inscrit dans l’action de reconstruction républicaine, le geste de don symbolique enfin, qui fait du président le père prodigue de tous les Français.

Typologie des voyages présidentiels  — Les visites de chefs d’Etat se prêtent également dans leur ensemble à une catégorisation symbolique et rituelle assez précise et à laquelle l’Elysée lui-même se réfère afin d’élaborer ses programmes. Il existe ainsi cinq grands types de voyages officiels : le voyage commémoratif, le voyage thématique qui met en avant un thème (économie, progrès social…) plus qu’une région, le voyage géographique qui met en avant une région plutôt qu’un thème, la revue navale et le voyage de circonstance qui répond à un mobile de déplacement soudain et inattendu (élection d’un président, catastrophe nationale…). A ces catégories majeures aux styles dramaturgiques propres, on peut ajouter deux types annexes de voyages : les visites à prétexte diplomatique et les visites non officielles. Ces catégories nous renseignent sur les motivation profondes qui sous-tendent l’organisation et la mise en place d’un voyage de président et sur les enjeux réels de son déplacement en province.

Chapitre II
Evolution et ruptures des voyages présidentiels

L’empreinte des temps et des hommes  — Malgré un protocole figé, destiné à assurer sa continuité dans le temps et sa stabilité symbolique, la Présidence se trouve être soumise, dans son rôle de représentation, aux influences multiples de son époque. Les difficultés économiques et financières de l’entre-deux-guerres, la montée des tensions internes et internationales dans les années trente et l’acuité des questions de sécurité, l’évolution des mentalités, l’apparition de nouveaux thèmes (le sport, le tourisme, l’hygiénisme, le terroir et le folklore, le prestige mondial de la France, la paix armée) et le changement des concepts constitutifs de la République influencent, tour à tour et simultanément, la manière dont se joue la scène locale de la Présidence et du pouvoir.

De présidence en présidence : héritages et mutations  — II se trouve que la dramaturgie élyséenne est également soumise, de l’intérieur, aux évolutions propres de l’institution, tant sur le plan humain que sur le plan organisationnel et politique. Les mandats successifs et les différentes personnalités placées à la tête de l’Etat ont en effet contribué à changer le style cérémoniel de l’institution. Si le temps de Raymond Poincaré est marqué par l’urgence extrême de l’après-guerre, ce sont les présidents suivants, Paul Deschanel et Alexandre Millerand, qui contribuent principalement à innover le rituel présidentiel, dans le faste d’abord, dans l’organisation ensuite. Devenu plus technocratique et plus efficace dans les années vingt, le voyage connaît par la suite, au temps de Gaston Doumergue, une période de réhumanisation séduisante pour les populations, avant de sombrer enfin, sous les présidences de Paul Doumer et Albert Lebrun, dans une phase d’effacement des présidents et de réduction du cérémonial, sous l’impulsion même de ces derniers.

Tableau général d’une période à trois temps  — La période de l’entre-deux-guerres peut, en matière de représentation présidentielle, se diviser en trois grands moments. Elle débute par la déstructuration cérémonielle de l’immédiat après-guerre, où, dans une France détruite, exsangue et démoralisée, le président et son équipe doivent réinventer les moyens de communiquer et réinvestir le champ symbolique de la République, déserté durant les années de combat. Suit une phase de reconstruction du rituel et de forte innovation, où la Présidence, encore puissante et volontaire, profite des moyens de médiatisation et de diffusion mis à sa disposition pour faire valoir son image. Enfin, après l’élan des années vingt, la crise des années trente et celle de la Présidence s’accompagnent d’une nette bureaucratisation du rituel d’Etat et d’une inévitable sclérose des signes de la République.


Deuxième partie
Les présidents en voyage : enjeux, moyens et mise en scène d’un cérémonial politique


Chapitre premier
Rôle et image des présidents dans la mise en scène des voyages officiels

Elaboration et mise en scène de l’image présidentielle  — Voué par sa fonction à une représentation permanente, symbole vivant de la France comme de la République, le président doit corporellement remplir son devoir de démonstration publique. La mise en scène à laquelle il est soumis en tant qu’acteur principal, vise à donner de sa personne, et à travers lui du pouvoir, un ensemble d’images attendues et rassurantes. Incarnation mêlée de la patrie et du régime, concepts désormais étroitement associés, le premier magistrat doit être le président de tous les Français et en cela faire preuve au sein de ses voyages de générosité et d’équité. Mais ce personnage unique a aussi pour fonction de présenter le visage de la continuité, celle de son rôle institutionnel, de la Constitution et du régime dans son ensemble. Enfin, autour de lui, prend forme l’image d’un monde politique et administratif parfaitement ordonnancé et par conséquent rassurant pour le public. Cependant l’image du président au cours des voyages, définie par des données structurelles et traditionnelles fixes (réminiscences monarchiques, mise en scène de la justice, ordre protocolaire) évolue selon des données plus variables telles que l’attitude des présidents en représentation, le degré d’intervention des autorités locales ou la manière dont la Présidence gère son image à travers le flot nouveau des média (photographie, actualités de cinéma et radiodiffusion). La confrontation de ces diverses données explique que l’Elysée, faute de charisme et d’initiatives, s’efface en fin de période derrière des traditions protocolaires figées.

Rôle et paroles dans la dramaturgie présidentielle  — Le président de la République est également, par sa fonction, amené à jouer un certain nombre de rôles lors de ses déplacements officiels : le principal correspond à sa fonction fédératrice qui sous-tend le moindre de ses gestes et de ses discours. Mais le président détient aussi un devoir d’énonciation, car il lui revient de dire et de redire ce qui constitue les valeurs intrinsèques au régime et ce qui fait la force de la France. Enfin, menant ses voyages comme de véritables enquêtes, il sert d’intercesseur précieux entre un pays réel et un pays légal, trop éloignés dans les faits, et galvanise les populations locales dans leurs efforts, au nom de la grandeur du pays. Or, le rôle du président en voyage évolue nettement au cours de la période, passant d’une propagande patriotique et républicaine encore active après la guerre, à une forme instrumentalisée de promotion locale. La parole présidentielle, autre volet essentiel du voyage officiel et forme particulièrement ritualisée, suit peu à peu cette courbe du désengagement politique de l’institution élyséenne.

Chapitre II
Perception et réception du cérémonial par l’opinion : Des succès répétés, un échec final

Efficacité du cérémonial des voyages : des succès répétés  — II convenait, pour finir, de comprendre ce qui constitue le paradoxe majeur des voyages présidentiels durant l’entre-deux-guerres : leur échec final, avec le ralliement général des Français au personnage plus charismatique de Pétain, malgré les succès apparemment répétés du cérémonial présidentiel au long de la période. Il est en effet notoire que les populations ont beaucoup à attendre d’une visite présidentielle : aux préparatifs de la fête et aux nombreuses réclamations municipales dont les archives officielles regorgent, se mêle en effet un sincère désir de reconnaissance et d’encouragement. L’importance accordée au passage du président en un lieu est en ce sens significatif du caractère sacré associé spontanément et dans l’absolu à sa fonction. Du reste, pendant la visite elle-même, les populations se prêtent au jeu de la représentation et participent apparemment en grand nombre et de bon gré aux manifestations envisagées, faisant ainsi preuve d’enthousiasme et d’allégeance au régime et à la nation. Tout au long de la période enfin, le public participe aux formes traditionnelles d’échange avec la personne du président, donnant à sa présence et à son action l’écho qu’on en attend par principe.

Des nuances à l’efficacité apparente du cérémonial  — Il convient cependant d’émettre un certain nombre de réserves quant au succès répété et unanime du voyage auprès des populations locales. Celles-ci en effet ne sont pas représentées dans leur ensemble sur le parcours présidentiel. Trié selon son rang social ou ses opinions politiques, le public présent n’agit pas, en outre, de manière spontanée, mais selon des attitudes induites par les autorités locales, par la pression du protocole, par le cadre festif et l’élan enthousiaste de la foule. Du reste, on remarque une instrumentalisation croissante de la visite présidentielle par les populations et les agents locaux qui, de plus en plus, y voient un moyen de promotion et de publicité, plutôt qu’une fin et un honneur en soi. Enfin, l’intérêt accordé par le public aux visites du président varie, plus qu’il n’y paraît, selon les types de voyages et de cérémonies : les revues navales et les visites à caractère diplomatique emportent un plus large succès que les autres. L’attention populaire à leur égard suit, si l’on en croit la presse, une courbe généralement décroissante, sur fond de critiques persistantes.

Tentative d’explication d’un échec final : malentendus et désillusion  — II faut en effet comprendre qu’autour du personnage présidentiel persistent un certain nombre d’attentes populaires, qui, loin d’être satisfaites en cette période de crise générale du régime et du système économique, se voient déçues en raison d’un inévitable décalage. Les principes de la dépersonnalisation du pouvoir et du désengagement politique du président, fermement défendus par la république parlementariste, s’opposent en effet aux interprétations locales du rôle et de l’image présidentielles. Faisant de lui une sorte de roi en redingote, les populations prêtent spontanément au premier magistrat bien plus de pouvoir et de présence personnelle que ce qu’on lui autorise de fait. Aussi, la présidence faible et effacée des années trente ne peut-elle satisfaire les attentes populaires et, de la confrontation de ces deux conceptions, rationnelle ou affective, du chef de l’Etat, naîtra une désillusion générale, susceptible d’expliquer en partie le désenchantement progressif des Français, qui se traduit notamment à travers la désaffection de la presse pour les voyages présidentiels, et leur attachement à une personnalité forte, paradigme par excellence de ce que la Troisième République voulait par principe éviter.


Conclusion

Le voyage présidentiel, à une période où pourtant la médiatisation se développe, reste un moyen très employé de mise en scène républicaine et nationale directe. Ce rituel d’Etat, riche de sens, semble cependant se scléroser après le déclin de la Présidence politiquement forte des années vingt ; la crise présidentielle due à Alexandre Millerand en 1924 constitue en cela une véritable rupture. De même qu’elle ne parvient pas à se redéfinir dans son statut constitutionnel au cours de l’entre-deux-guerres, la Présidence connaît en fin de période une crise de son rôle de représentation. L’effacement politique de l’exécutif implique en effet l’effacement scénographique et physique du personnage présidentiel, progressivement touché par la mise en application de l’idéal de dépersonnalisation du pouvoir, dans un régime parlementaire, jaloux des principes de souveraineté nationale et de rationalité républicaine. Paradoxalement, cette évolution, en décalage avec les attentes réelles des populations livrées au malaise croissant des années trente, aboutira à l’échec final de la politique symbolique de la Troisième République et à l’instauration d’un régime autoritaire, fortement personnalisé.


Pièces justificatives

Texte du décret protocolaire de juin 1907. ­ Extraits de programmes. ­ Lettres anonymes, déclarations et affiches municipales. ­ Discours présidentiels. ­ Photographies et caricatures des présidents en voyage.


Annexes

Tableau général des voyages présidentiels entre les deux guerres. ­ Tableaux des participants et de la presse. ­ Graphiques des fréquences et des durées des visites présidentielles. ­ Cartes des voyages des présidents dans les départements.