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École des chartes » thèses » 2001

Beffrois et hôtels de ville de la fin du Moyen Âge en Flandre française

Les chantiers du pouvoir urbain.


Introduction

Le foisonnement des beffrois et des hôtels de ville dans le nord de la France et en Belgique incite à s’interroger sur les raisons de leur édification, sur leur intégration dans le paysage et dans l’histoire d’une cité, et, à plus grande échelle, d’une région, comme à s’intéresser aux modalités pratiques de leur construction.

Un état préalable de la question permet de saisir le regard que les hommes ont porté au fil du temps sur les édifices étudiés, au travers notamment de représentations iconographiques et de témoignages littéraires. Par ailleurs, la perception par les historiens du contexte politique et économique qui a présidé à la naissance et au développement des institutions urbaines apparaît largement influencée par les considérations et par l’état d’esprit de leur temps.

Le premier volet de l’enquête porte sur les motivations qui ont présidé à l’édification des beffrois et des hôtels de ville et aborde, de fait, la question de la raison d’être même de ces bâtiments. Quel rôle la construction de ces bâtiments joue-t-elle dans l’équilibre des pouvoirs, au sein de la cité comme envers les princes laïques et les prélats L’émergence de la bourgeoisie comme force politique se caractérise plus par une imitation de la puissance seigneuriale, adaptée aux réalités économiques, que par une révolution sociale - le beffroi ne rappelle-t-il pas la turris seigneuriale, signal visible de l’étendue du pouvoir féodal sur la banlieue La comparaison avec des bâtiments similaires en Europe apporte quelques éléments de réponse sur ce point. La mise en perspective des beffrois et des hôtels de ville avec d’autres édifices urbains permet par ailleurs d’appréhender les problèmes liés à la conception d’ensemble de la cité que souhaitent donner les instances municipales. Comment ces bâtiments sont-ils devenus porteurs d’une mythologie de la commune et de l’identité urbaine, et ce, spécifiquement en Flandre, de façon sans doute bien plus évocatrice que les remparts et les portes de la ville Faut-il voir dans cette représentation une volonté initiale de la part de leurs concepteurs, ou plutôt le résultat d’une évolution de la littérature historique à leur sujet À cet égard, la notion de ville idéale, en représentation lors des fêtes et des cérémonies publiques, s’avère essentielle. Cette analyse est sous-tendue par l’idée que l’ordre urbanistique reflète non seulement l’ordre social, mais aussi le fondement de l’institution urbaine.

Le second volet de l’étude s’applique à déterminer les conditions de la construction des beffrois et des hôtels de ville. La conception du projet architectural varie selon l’ambition du bâtiment et reflète les projets des échevins. Ceux-ci déterminent un programme dont l’objectif est de représenter la ville comme un idéal. Le projet établi, il est confié aux hommes du métier, qui se chargent de son application sur le chantier. Là interviennent des notions techniques, économiques et sociales, qui font de l’espace du chantier un champ d’observation privilégié de la vie médiévale. Enfin, le parti, découlant du programme, et la décoration qui s’y attache parachèvent l’expression du pouvoir échevinal.

Le nombre élevé des beffrois existant en Flandre et l’importance que ces édifices occupent au sein de la cité a conduit à concentrer nos recherches sur les actuels départements du Nord et du Pas-de-Calais, sans pour autant négliger de faire d’utiles comparaisons dans un cadre géographique plus vaste.


Sources écrites

La majeure partie de la documentation écrite est conservée aux archives départementales du Nord et du Pas-de-Calais : archives communales, série 20 relative aux travaux des communes au XIX, siècle, dossiers de dommage de guerre qui nous renseignent sur l’état de certains édifices avant leur destruction.

Il va sans dire que les archives communales constituent la principale source documentaire. Les franchises et les privilèges, classées dans la série AA, mentionnent parfois, parmi les concessions octroyées par le seigneur à la commune ou à l’échevinage, l’octroi du droit de cloche et d’un local destiné à la réunion des échevins ; ces documents peuvent - il est vrai, rarement - décrire les lieux en question et leurs abords. Les registres de délibérations des échevins, conservés dans la série BB, contiennent de précieuses indications sur les travaux envisagés et effectués dans les édifices communaux, ainsi que, parfois, des descriptions des fêtes communales. Il arrive que l’on puisse confronter ces données avec une série continue de comptes communaux (série CC), qui nous livrent les noms d’artisans ou d’artistes et permettent ainsi dégager des familles de monuments et d’esquisser des influences ; une exploitation quantitative de ces comptes est toutefois délicate du fait de la diversité des unités de mesure et des monnaies utilisées. Les séries DD et GG concernent respectivement les travaux et propriétés communales et les chapelles échevinales ; bien quelles conservent des documents datant d’ordinaire de l’époque moderne, elles permettent parfois de reconstituer un état antérieur.

Les fonds des Archives nationales sont plus décevants : les archives du service des monuments historiques (sous-série FIO) ne concernent que les années 1853 à 1864 ; la sous-série touchant les dossiers de dommages de guerre (F’8) n’est pas classée à ce jour. Seule la sous-série F’3 (bâtiments civils) présente un certain intérêt, pour la période post-révolutionnaire, car elle contient des mentions de reconversion des édifices municipaux par l’administration révolutionnaire.


Sources iconographiques

La consultation des gravures anciennes figurant des monuments civils offre des représentations des édifices et de leurs abords qui sont antérieures aux destructions des première et seconde guerres mondiales ; cet intérêt est toutefois atténué par le peu de précision des vues et par la liberté qu’a pu prendre l’artiste par rapport à la réalité. L’historien doit faire preuve de la même prudence dans l’exploitation des plans et des profils de villes, qui datent généralement du xviie siècle. Les plans réalisés à l’occasion de travaux de fortification s’attachent peu à la description des monuments de la ville et donnent une image altérée des proportions intra-muros comme des circulations internes, alors que les vues célébrant des sièges et des batailles célèbres ont été souvent réalisées a posteriori et de seconde main par un artiste travaillant à partir de témoignages. Cette documentation permet toutefois dégager une première typologie des monuments, en fonction de leur situation dans la cité. Ont été consultées les collections de gravures et de plans de la Bibliothèque nationale de France (départements des estampes et de la photographie ; des cartes et plans), ainsi que les plans-reliefs des villes du Nord, conservés aussi bien dans les collections des musées locaux (musées des beaux-arts d’Arras et de Lille, musée de la Chartreuse à Douai) qu’à Paris (musée des plans-reliefs).

Les clichés de la Caisse nationale des monuments historiques constituent une source iconographique sans équivalent lorsqu’ils ont été pris avant les destructions des deux guerres mondiales ; malheureusement, tous les édifices du corpus étudié n’ont pas fait l’objet d’un classement comme monument historique.


Première partie
Pourquoi construire


Chapitre premier
Sources et méthodologie de l’historiographie

Les chroniques — Malgré leur vision trop étroite du champ de l’histoire, fondée sur une sélection d’«objets» d’étude selon des critères de convenance ou de dignité, les chroniques sont d’un enseignement très riche sur la perception des édifices municipaux à une époque donnée. Le plus souvent commandes royales ou princières, elles offrent une représentation des villes destinée à plaire au commanditaire : ainsi sont valorisées les insurrections châtiées, les entrées princières ou les fêtes organisées en l’honneur du prince. Elles reflètent la transformation des rapports entre le prince et les villes aux xive et xve siècles, au moment où le pouvoir central réduit la volonté d’indépendance des cités. Les oeuvres de George Chastellain et de Jehan Molinet, historiographes respectifs des ducs Philippe le Bon et Charles le Téméraire, illustrent bien ce courant. Plus tard, Antoine Sanders Karel van Mander, Pierre d’Oudegherst, Philippe-Auguste Caffiaux donnent à l’Histoire la conception classique de leur époque.

Historiens et écrivains des xixe et xxe siècles — En France, la connaissance de l’art gothique, jusque-là affaire de quelques architectes, prend ses lettres de noblesse au xixe siècle grâce à Séroux d’Agincourt et à Alexandre Lenoir, relayés entre autres par Chrétien Dehaisnes et Camille Enlart. Jusqu’aux années 1930, cet intérêt nouveau suscite avant tout une vision identitaire, que cultivent notamment les sociétés savantes du Nord de la France : Société d’agriculture, sciences et arts de Douai, Société des antiquaires de la Morinie, Société des antiquaires de Picardie. Les membres de ces sociétés, administrateurs, élus et juristes, historiens locaux plus ou moins sérieux, défendent une notion de l’histoire qui se construit essentiellement autour du patrimoine local, comme en témoigne la vigueur des réactions qui suivirent les destructions de la première guerre mondiale. A cette vision identitaire de l’histoire succède dans les années 1930 une vision globalisante, qui voit aussi la naissance de l’histoire urbaine. Les poètes et les écrivains, dans l’élan de la redécouverte de l’histoire au xixe siècle, doivent également retenir l’attention, pour l’enthousiasme romantique et la nostalgie des temps passés qu’ils évoquent au détour des monuments.

L’archéologie — Suivant une évolution parallèle à celle de l’historiographie, naît à la fin du XIX e siècle une archéologie scientifique et réglementée, dont les résultats permettent d’avancer dans la connaissance des structures urbaines médiévales.

Chapitre II
Les villes en Flandre aux xive et xve siècles

Cadre politique et juridique — Quelques rappels historiques concernant l’évolution des structures territoriales, de la formation du comté de Flandre à l’intégration au duché de Bourgogne, et les phénomènes d’urbanisation et d’émancipation urbaine permettent de fixer le cadre institutionnel qui a présidé à la vague de construction des beffrois et des hôtels de ville. Il s’agit notamment de faire le bilan du débat historiographique sur la notion de commune dans la région : le tableau de l’organisation des villes, centrée sur l’échevinage et le patriciat urbain, révèle en fait une extrême diversité des situations.

Relations entre les échevinages et les autres pouvoirs — Un équilibre fragile existe entre les différents détenteurs de l’autorité, équilibre fait de complexités juridiques et fondé sur le caractère contractuel des chartes de franchises. On assiste à la fin du Moyen Âge à un regain d’autorité du pouvoir princier, qui intervient de plus en plus souvent dans les conflits urbains, s’immisce dans l’organisation des finances publiques et met la main sur la justice, profitant des occasions d’arbitrage judiciaire qui lui sont souvent proposées. Par ailleurs, le patriciat urbain est grandement attiré par le mode de vie princier et les phénomènes d’imitation se multiplient.

Cadre économique — Au-delà de l’exposé du contexte général - qui est marqué par la place de la production textile dans l’expansion économique de la région -, il s’agit de reconstituer l’organisation des marchés et des foires, la situation des halles dans la ville, comme d’étudier les finances urbaines.

Vie artistique et culturelle — La vie citadine au Moyen Âge se caractérise par certaines spécificités, cristallisées autour de la fête et de la vie en commun, et, surtout, de l’identité urbaine. De manière secondaire, intervient l’état de l’enseignement et de l’instruction, qui permet d’évaluer le niveau culturel des citadins, et surtout, des échevins et des marchands.

Chapitre III
Perspective européenne

Une particularité régionale — Il est loisible de s’interroger sur la multiplicité des beffrois et des hôtels de ville dans la région flamande : résultat du contexte économique et politique, conséquence des rapports de pouvoir établis Quoi qu’il en soit, on est amené à constater la vigueur de la notion de collectivité et d’identité commune. Les relations commerciales intenses de la Flandre avec l’Italie du Nord et avec l’Angleterre conduisent à comparer les édifices édilitaires de ces deux pays avec le corpus retenu en Flandre.

Les maisons communes de Belgique — Après une présentation générale de l’historiographie belge et des historiens d’art qui se sont intéressés au sujet, il s’agit, à titre de comparaison, de donner une description des beffrois et des hôtels de ville les plus étudiés de Belgique : Ypres, Bruges et Louvain.

Les palais publics italiens — Après une présentation de l’historiographie et des grandes influences de l’architecture civile italienne, ont été plus particulièrement envisagés le Palazzo Vecchio de Sienne, sa décoration intérieure et le programme de représentation du pouvoir qui s’en dégage.

Les guildhalls britanniques — Les maisons de guilde anglaises présentent des caractéristiques très proches des maisons communes de Flandre. Les exemples de Londres, et, dans une moindre mesure, d’York et d’Exeter, soulignent l’importance de la classe marchande dans les partis pris architecturaux des édifices édilitaires.


Deuxième partie
La construction


Chapitre premier
Urbanisme

Les bâtiments communaux — Au travers de la description des différents bâtiments communaux (halles, beffrois, maisons de ville, chapelles échevinales, bureaux, prisons et poids public, grand-place, marché, foires, pilori, fontaines) se dégage une organisation de l’espace urbain, déterminée par les édifices majeurs qui en rythment la vie.

Situation relative des différents éléments — Le rapport des différents bâtiments entre eux dans un cadre physique et topographique illustre leurs poids respectifs aux yeux des échevins comme des citadins.

Chapitre II
Les chantiers

La maîtrise d’ouvrage — La maîtrise d’ouvrage comprend des tâches juridiques et fiscales et impose d’assurer la préparation technique des travaux et le contrôle de leur réalisation. Là encore, la plus grande diversité règne : la maîtrise d’ouvrage est assurée par un conseil de ville élargi ou par des titulaires d’offices municipaux spécifiques, qui sont parfois des hommes de métier, chargés par la ville d’exécuter quelques travaux particuliers. L’établissement du programme retranscrit les fonctions essentielles des bâtiments communaux : sécurité collective, contrôle du commerce, exercice de la justice, représentation de l’identité urbaine et mémoire collective. Très peu de documents permettent de connaître les raisons qui ont motivé le choix du maître d’œuvre. La qualité de ses précédentes réalisations, sa renommée jouent certainement un rôle primordial, pour d’évidentes questions de prestige. En effet, une rivalité sous-jacente oppose les villes, comme en témoigne la comparaison du chantier du beffroi de Douai avec celui de la tour cornière de la Salle-le-Comte, à Arras.

Organisation du chantier — Depuis le creusement des fondations jusqu’à la mise en place de la couverture, il s’agit d’étudier la répartition des tâches et des décisions entre les différents métiers, comme l’organisation du transport des matériaux. Cette étude fait intervenir des aspects matériels du travail, tels que l’outillage et l’utilisation d’échafaudages.

Matériaux — L’étude qualitative et économique des matériaux utilisés, pierres, briques et tuiles, bois, chaux, plomb, fer et verre, permet de comparer les édifices entre eux, en termes de coûts et d’aspect.

Chapitre III
Les hommes

Les artisans — Les ouvriers du chantier appartiennent à différents grands corps de métier, dont le nombre évolue au cours de la construction en fonction des besoins. L’étude de leur statut et de leur organisation interne, la comparaison des rémunérations proposées sous-tendent une évaluation sociale de l’impact des chantiers urbains.

Les artistes — Il est difficile de distinguer le statut des artisans de celui des artistes. La partie qui leur est consacrée ne s’appuie que sur quelques exemples particuliers, dans la mesure où leurs interventions sur ces chantiers restent minoritaires en comparaison au gros œuvre.

Chapitre IV
Le parti architectural et décoratif

Conception d’ensemble — Le parti général des constructions, la distribution de la tour du beffroi et de la maison commune permettent d’établir une typologie des édifices.

Thèmes architecturaux et de «décoration» — Certains éléments du vocable architectural, essentiels à la mise en couvre du programme, sont récurrents: bretèches et balcons, arcades, escaliers et balustrades, lions, dragons et bannières, portes, fenêtres et verrières, mobilier.

Éléments peints et sculptés — Les statues et les peintures choisies pour décorer et illustrer les édifices édilitaires, bien que rares, sont à part entière des éléments d’expression politique, de représentation du pouvoir.

Heure civile. cloches et horloges — Le débat sur le temps urbain, temps civil, temps du commerce, trouve son développement dans l’utilisation par le magistrat des cloches et des horloges attenant au beffroi municipal. Illustrée d’exemples concrets, cette enquête sur les aspects tant techniques que culturels des cloches et des horloges étaye la thèse selon laquelle l’architecture édilitaire est un instrument de pouvoir.


Conclusion

Délaissée par les historiens, l’architecture des édifices municipaux offre un champ d’investigation où se croisent histoire de l’art, histoire des mentalités et histoire économique. Construits pour servir et illustrer l’institution échevinale, les bâtiments édilitaires reflètent la conception du pouvoir qu’ont leurs contemporains.

Les monuments véhiculent tout un ensemble de mythes et de conceptions politiques et historiques. Persistant aujourd’hui encore, le mythe de la commune a imprégné toute l’historiographie urbaine de la Flandre, sans doute en raison de la précocité de l’émancipation des villes par rapport au prince. Ainsi le système rationaliste de Viollet-le-Duc reflétait-il, selon André Mussat, une conjoncture politique qui était celle de la France du milieu du xixe siècle. À ce titre, les passerelles jetées entre le Moyen Âge et les XIX e -XXe siècles, qu’il s’agisse de restauration ou d’imitation, sont empreintes de ces conceptions mythiques de l’Histoire.


Pièces justificatives

Edition de pièces d’archives (layettes, comptes on registres municipaux) concernant les villes de Douai, Béthune, Aire-sur-la-Lys, Armentières, Saint-Omer.


Annexes

Graphiques relatifs au chantier du beffroi de Douai: répartition des coûts par postes de dépenses ; coûts des matériaux et des fournitures ; provenance des pierres ; répartition des coûts de main d’œuvre par corps de métier ; les hommes qui ont compté dans la construction du beffroi. - Glossaire. - Planches. - Index.