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École des chartes » thèses » 2001

Un commentaire de la Dissuasio valerii de Gautier Map : le Hec epistola de John Ridewall

Étude et édition critique.


Introduction

Le texte de la Dissuasio Valerii de Gautier Map a circulé très largement du xiie siècle à la fin du Moyen Ageet a suscité une riche littérature interprétative. L’objectif que se propose ce travail est d’en mettre au jour un commentaire inédit, le Hec epistola, dû à John Ridewall.

En effet, si la diffusion importante de la Dissuasio Valerii est bien attestée, il n’est pas toujours facile de savoir ce que les hommes du Moyen Age aimaient dans ce texte, qu’ils attribuaient à Valère Maxime ou à un auteur chrétien de l’Antiquité tardive. La plupart des commentaires qui lui sont consacrés sont certes connus depuis longtemps par les historiens, mais demeurent pour beaucoup encore inédits. L’étude du Hec epistola permettra donc d’approfondir la question de la diffusion et de la réception de la Dissuasio Valerii au début du xive siècle.

Le choix de ce texte s’explique ensuite par la personnalité de son auteur. Ce franciscain de la première moitié du XIV e siècle, prédicateur, théologien, est aussi l’auteur d’un traité de mythologie, le Fulgentius metaforalis. Quelques contemporains, Nicolas Trevet, Robert Holkot, Thomas Ringstead entre autres, issus eux aussi des ordres mendiants et attachés comme lui à l’Université, que ce soit à Oxford ou à Cambridge, ont certes partagé cette passion pour la littérature classique et l’ont intégrée dans leur prédication. Mais Ridewall est le seul à avoir consacré à l’Antiquité un véritable traité, se détachant ainsi du groupe des «frères classicisants». La lecture du Hec epistola doit aussi contribuer à préciser l’originalité de l’œuvre de John Ridewall.


Sources

Vingt-quatre manuscrits contenant l’un des commentaires de la Dissuasio Valerii ont été étudiés. Les douze d’entre eux qui contenaient le commentaire Hec epistola ont servi à l’édition: Cambrai, bibl. mun.939 (M); Cambridge, Corpus Christi Coll.177 (D); Cambridge, Corpus Christi Coll.414 (C); Cambridge, Queens’Coll.22 (Q); Cambridge, Saint-John’s Coll.115E12 (J); Cambridge, Univ. Libr.Ff.6.12 (F); Dublin, Trinity Coll.115 (T); Munich, Bayerische Staatsbibl.Clm3536 (B); Munich, Bayerische Staatsbibl.Clm23474 (Cl); Oxford, Bodl. Libr., Digby147 (O); Oxford, Bodl. Libr., Douce147 (Ox); Paris, Bibl. nat. de France, lat.6387 (P).


Première partie
Introduction à l’édition


Chapitre premier
Gautier Map et son œuvre

Vie de Gautier Map — Gautier Map est vraisemblablement né vers 1130/1135, dans une famille anglaise, et non galloise comme on l’a souvent dit. On sait qu’il était à Paris en 1154; on l’y retrouve suivant les cours de Gérard la Pucelle dans les années 1160. Au tout début des années 1170, il devint clerc de Gilbert Foliot, évêque de Londres, ce qui marqua le début de sa carrière. Celle-ci se déroula à la cour de HenriIIPlantagenêt. En 1179, il représenta le roi au concile de LatranIII; à plusieurs reprises, il fut désigné comme juge royal. En récompense de ses services, le roi lui octroya églises et prébendes qui lui permettaient de mener le train de vie de la cour. Parallèlement, il poursuivit une carrière ecclésiastique. D’abord chancelier de l’école épiscopale de Lincoln, puis préchantre, il obtint finalement en 1196/1197 la fonction d’archidiacre d’Oxford. Mais il ne parvint jamais à la dignité épiscopale. Il mourut en 1210.

Les œuvres de Gautier Map — Pendant très longtemps, Gautier Map a été considéré comme l’auteur d’œuvres dont la paternité lui a été retirée par la critique contemporaine, qu’il s’agisse des fameux poèmes goliardiques ou du cycle du Lancelot en prose. Le seul ouvrage qu’on puisse lui attribuer avec certitude est un recueil composite, le De nugis curialium, conservé dans un manuscrit unique (Oxford, Bodl., Bodley851). La rédaction s’en est étalée entre 1181 et 1192/1193, mais beaucoup de textes datent des années 1181/1183. Il est probable que les chapitres du De nugis curialium constituaient des récits différents qui n’étaient pas conçus à l’origine pour être assemblés et que Map fut étranger à leur mise en recueil. Les thèmes couverts par les histoires du De nugis sont assez vastes. Il en ressort d’abord un grand intérêt de Map pour la culture des peuples voisins, qu’il met en œuvre dans sa description des Gallois et de leurs mœurs. Un autre motif très présent est le surnaturel: les fantômes, les démons, les fées peuplent les récits, qui constituent ainsi un témoignage de première valeur pour les historiens du folklore médiéval. L’influence de la littérature orientale est une troisième caractéristique du De nugis. A la cour du roi HenriII, l’Orient était à la mode, et Gautier s’est laissé captiver. De plus, on discerne dans ses récits de violentes diatribes contre les moines, un dénigrement satirique de la cour du roi Henri et une critique très fine de l’esthétique du roman courtois. Les sources du De nugis curialium font état de la vaste culture de son auteur: il connaît bien sûr parfaitement la Bible et fait montre d’une culture classique très achevée. Le De nugis curialium renvoie ainsi le portrait d’un homme cultivé et plein d’humour, aux intérêts très divers. Le volume est resté confidentiel, probablement parce qu’il était inachevé; toutefois, la réputation de Map à son époque était telle que son nom a réussi à traverser les siècles.

Chapitre II
La Dissuasio Valerii: le texte et ses commentateurs

La Dissuasio Valerii — La Dissuasio Valerii, petite pièce célèbre et très diffusée, datant d’avant 1181, a été insérée par Gautier Map dans son De nugis curialium, mais elle a surtout circulé seule, et sans qu’on sût qu’elle était de lui. En raison du titre qu’elle porte dans la plupart des manuscrits, Dissuasio Valerii ad Ruffinum ne uxorem ducat, et de son contenu, elle était traditionnellement attribuée par les lecteurs médiévaux à Valère Maxime ou à saint Jérôme. C’est un pamphlet contre les femmes et le mariage qui, comme le reste du De nugis curialium, révèle la culture et l’humour de Gautier Map. Savamment construite et servie par un style brillant, elle s’appuie sur un vaste corpus de citations et de réminiscences, notamment classiques. On s’est beaucoup demandé ce que Gautier Map avait voulu faire en écrivant ces quelques feuillets. D’aucuns ont pensé à un exercice scolaire de rhétorique; les derniers éditeurs défendent l’idée qu’il s’agit véritablement d’un traité misogyne et anti-matrimonial; il est plus probable que Map a voulu se livrer à une parodie du genre littéraire de la suasoria et que la Dissuasio constitue en fait un exercice de style.

Les commentaires sur la Dissuasio Valerii — La popularité de la Dissuasio Valerii s’est traduite par la rédaction d’un certain nombre de commentaires, principalement au xive siècle. Il en existe huit en tout, dont sept sont étudiés ici. Le nombre des manuscrits conservés pour chacun d’eux est très variable, allant de un à douze. Quatre de ces commentaires demeurent anonymes: Lucinia avis, Grues ut dicit Ysidorus, Valerius qui dicitur Parvus et Hoc contra malos religiosos. Le commentaire contenu dans le manuscrit de Londres, Lambeth Palace, 330, avait été attribué à John Waleys, mais l’historiographie récente infirme cette paternité. Le dominicain Nicolas Trevet est également l’auteur d’un commentaire, dont deux versions différentes ont été recensées.

Le contenu de ces textes est très divers. Certains, comme le Lucinia avis et le Grues ut dicit Ysidorus, font une explication très littérale de la Dissuasio Valerii, en cherchant à résoudre les difficultés de grammaire et les allusions du texte de Map, sous forme d’exposition grammaticale. Les autres ont par rapport au texte qu’ils commentent davantage de hauteur de vue et ne se bornent pas à une explication purement littérale. Dans le Hoc contra malos religiosos, le commentateur ne s’intéresse pas à l’étude de la composition et des arguments de Gautier Map; il se sert de la Dissuasio comme support pour aborder des questions aussi éloignées des préoccupations de Map que l’obéissance à un supérieur ou la défense des ordres religieux. Le commentaire du manuscrit 330 du Lambeth Palace est bâti comme une compilation de sources diverses, donnant une double interprétation, d’abord littérale, puis moralisante, de chacun des passages de la Dissuasio choisis. Le Valerius qui dicitur Parvus est très moral lui aussi, mais en traitant de sujets qui semblent davantage correspondre au thème de la Dissuasio, puisqu’il fait par exemple un point théologique sur les questions de la virginité et de la chasteté. Le commentaire de Nicolas Trevet dissèque le plan de la Dissuasio avec minutie et se livre lui aussi à une explication lexicale des termes difficiles; mais il s’accorde également des digressions pour discuter en profondeur d’un sujet, comme le montre son étude sur l’apparence et la substance. La diversité de ces commentaires était peut-être due à la qualité du public auquel ils s’adressaient: le commentaire de Trevet était sans doute lié à l’Université, alors que le Hoc contra malos religiososétait destiné à des religieux.

ChapitreIII
Le commentaire de John Ridewall Attribution, composition, transformations

John Ridewall et le commentaire Hec epistola— La vie de John Ridewall est mal connue. Il était franciscain, docteur en théologie; il devint le cinquante-quatrième lecteur du couvent franciscain d’Oxford vers 1331/1332. On le retrouve à Bâle le 28 octobre 1340. Ce sont les seules dates certaines. La plupart de ses œuvres sont encore inédites, et un certain nombre d’autres sont perdues. Outre le traité mythologique connu sous le nom de Fulgentius metaforalis, Ridewall est l’auteur d’une lectura sur l’Apocalypse et d’un commentaire sur le De civitate Dei; il est également fait mention de commentaires sur les Proverbes, sur le Cantique des Cantiques, et sur les Confessions de saint Augustin, perdus. Le commentaire Hec epistola sur la Dissuasio Valerii ne lui est attribué que par l’explicit d’un seul manuscrit. Cependant, les probabilités sont très fortes pour qu’il en soit effectivement l’auteur: ses autres ouvrages montrent l’intérêt qu’il porte à la culture classique, et la Dissuasio Valerii semble avoir été étudiée dans le milieu qu’il fréquentait, comme en témoigne le commentaire de Trevet; de plus, dans le Fulgentius metaforalis, les Métamorphoses d’Ovide sont désignées sous le titre De transformatis, particularité qui se retrouve dans le Hec epistola.

Le commentaire Hec epistola dans la tradition du commentaire — John Ridewall a choisi d’organiser son commentaire selon la forme dite du commentaire lemmatique, faisant se succéder lemmes de la Dissuasio Valerii et explications s’y rapportant. Cette disposition correspond à la mise en page la plus ancienne du commentaire, restée en vigueur jusqu’à la fin du Moyen Age malgré la mise au point de formes plus complexes à partir du xiiie siècle. L’organisation interne du Hec epistola suit le plan de la Dissuasio Valerii.

Les thèmes du commentaire — La mythologie et l’histoire antique occupent une place prépondérante dans le commentaire. Ridewall fait le récit des aventures des personnages nommés ou brièvement évoqués par Gautier Map, de façon précise mais sans entrer dans un luxe de détails; surtout, les histoires sont le plus souvent racontées pour elles-mêmes, sans que des conclusions particulières en soient tirées. Cette pratique, en porte-à-faux avec la grande tradition d’explication de la mythologie classique qui offrait de lire les poètes païens selon trois axes, cosmologique, historique ou moral, et qui se distingue de la manière dont Ridewall a moralisé la mythologie dans le Fulgentius metaforalis, s’explique par le but que s’est fixé Ridewall dans le Hec epistola: il s’agit de fournir une initiation à la mythologie et à l’histoire antiques à des débutants. A côté de cette approche qu’il a privilégiée, Ridewall n’a pas oublié le discours misogyne et anti-matrimonial qui fait le fonds de la Dissuasio. Il lui sert surtout de fil directeur pour unifier son commentaire, mais ce n’est pas l’aspect qui l’intéresse le plus. Il est juste question pour lui de rappeler à de jeunes clercs ayant seulement reçu les ordres mineurs que la cléricature est un état préférable au mariage.

Les sources du Hec epistola — Le commentaire met en œuvre deux types de références principales: les mythographes d’une part, les lexicographes et les auteurs scolaires d’autre part. La plus importante source mythographique est constituée du recueil des Métamorphoses d’Ovide, dont le succès ne s’est pas démenti depuis le xiie siècle, et dont la présence dans le commentaire n’a donc rien d’étonnant. L’autre auteur sur lequel s’est appuyé Ridewall, mais de façon implicite seulement, est le Troisième Mythographe du Vatican, autrement dit Albéric de Londres. L’utilisation des lexicographes, notamment Jean Balbi, et le recours à un grand nombre d’auteurs scolaires, Isidore de Séville, Alexandre Neckam, Boèce, Juvénal, est une nouvelle preuve de ce que le Hec epistola s’adresse à de jeunes étudiants.

Les vicissitudes du commentaire: versions courtes et interpolations — Quelques témoins de la tradition du Hec epistola livrent des versions remaniées, qu’elles aient été abrégées ou au contraire augmentées. Deux versions courtes existent: l’une est conservée dans le manuscrit Cambridge, Queens’College, 22; l’autre, dans les manuscrits Cambrai, bibl. mun., 939 et Paris, Bibl. nat. de France, lat.6387. Dans la première, l’abréviateur ne semble pas avoir eu le désir de mettre en valeur un aspect particulier du commentaire de Ridewall; dans la seconde, l’auteur de l’abréviation a manifestement voulu faire sentir encore davantage le poids de l’histoire et de la mythologie en supprimant la plupart des notations moralisantes ayant trait aux femmes. Il existe en outre trois manuscrits présentant une version interpolée du Hec epistola; ces additions, ayant pour vocation de compléter le commentaire de Ridewall, sont en partie empruntées au commentaire Grues ut dicit Ysidorus. Enfin, dans un manuscrit contenant le commentaire de Nicolas Trevet (Cambridge, Saint-John’s Coll., 115E12), un compilateur a interpolé le Hec epistola. Tous ces avatars constituent la preuve de la large diffusion du texte de John Ridewall.


Deuxième partie
Edition


Chapitre premier
Etablissement du stemma

Le manuscrit C est un témoin privilégié dans la tradition manuscrite: il n’a été ni interpolé, ni modifié par des interversions de paragraphes, à la différence de la plupart des autres témoins. Le texte qu’il contient est bon dans l’ensemble, mais il ne peut cependant être confondu avec l’archétype. Il a été choisi comme manuscrit de référence pour l’édition. Une autre branche est constituée des manuscrits interpolés (F, O et Ox), ainsi que du manuscrit Cl, qui, sans porter les interpolations, partage néanmoins avec les manuscrits interpolés un certain nombre de leçons fautives, notamment une longue omission. La troisième branche du stemma est caractérisée par des manuscrits (B, D et T) portant des inversions de paragraphes significatives, auxquels vient s’ajouter le manuscrit J qui ne contient pas ces inversions mais comporte une omission conséquente et des variantes textuelles qui le rattachent à ce groupe. Les manuscrits des versions abrégées du commentaire ont été également produits à partir de cette troisième famille. Il se dessine donc, autour d’un archétype w, un stemma trifide.

ChapitreII
Edition de la version commune du Hec epistola

Le manuscrit C sert de manuscrit de référence. Il a été corrigé lorsque tous les autres manuscrits s’accordaient contre lui, ou lorsqu’il présentait des leçons manifestement fautives. L’apparat présente les variantes de tous les manuscrits. Pour ne pas l’alourdir démesurément, n’apparaissent pas les petites inversions de mots, les interversions entre des mots comme ergo/igitur, vero/autem, iste/ille, les omissions de « et», les évidentes erreurs de scribe, l’emploi presque systématique par les manuscrits interpolés de la locution « nota quod» là où les autres manuscrits ne portent que « nota», et les variantes orthographiques.

ChapitreIII
Transcription des interpolations de B

La transcription des additions des manuscrits interpolés est présentée avec les variantes des trois manuscrits concernés, ainsi qu’avec l’identification des sources explicites.

ChapitreIV
Edition des versions abrégées

L’orthographe des copies a été respectée. Le texte a été corrigé lorsque les phrases n’avaient pas de sens telles qu’elles apparaissaient dans le manuscrit; il a alors été rétabli à l’aide du texte de la version commune. Pour l’identification des sources, semblables à celles de la version commune, il faut se reporter aux passages correspondants dans celle-ci.


Conclusion

Le nombre et la variété des commentaires de la Dissuasio Valerii démontrent que l’étude de ce texte n’était en rien exceptionnelle. Des caractéristiques se dégagent: ces commentaires ont été composés entre le xiiie et le début du XV e siècle; la plupart sont d’origine anglaise et semblent liés aux ordres mendiants.

En ce qui concerne le Hec epistola en particulier, tout concorde pour faire de ce texte un écrit scolaire: la forme du commentaire lemmatique, les sources et les thèmes. Il s’ensuit que la Dissuasio Valerii avait très certainement une place dans le cursus scolaire, tout au moins en Angleterre. Par ailleurs, le Hec epistola vient confirmer l’attrait de Ridewall pour les études classiques, montrant qu’il considérait la Dissuasio davantage comme un témoin de la culture antique que comme un pamphlet anti-matrimonial.


Annexes

Texte de la Dissuasio Valerii d’après l’édition de R. HannaIII et T. Lawler. ­Concordance entre la Dissuasio Valerii et le Hec epistola. ­ Notices codicologiques.


Illustrations

Reproduction d’un feuillet extrait de neuf des douze manuscrits contenant le Hec epistola.