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École des chartes » thèses » 2001

Tristan Tzara et le livre : ses éditeurs et ses illustrateurs


Introduction

Si le nom de Tristan Tzara (1889-1963) est indéfectiblement lié au mouvement Dada, dont il a été l’un des principaux animateurs à Zurich dès 1916, puis à Paris à partir de 1920, le poète demeure étonnamment méconnu, alors même que son activité a continué après la fin de Dada. Certes de nombreuses monographies consacrées au surréalisme évoquent Tristan Tzara; des articles s’intéressent à sa poésie dadaïste et surréaliste, marquée notamment par le modèle nègre, à son théâtre, à son influence sur la poésie moderne. Mais il manque encore une biographie complète de Tristan Tzara, qui ne s’arrête pas à ses débuts roumains, zurichois et parisiens, ou à ses relations complexes avec les Surréalistes. L’édition de ses œuvres complètes par Henri Béhar, entre 1975 et 1991, a permis de mettre enfin à la disposition des lecteurs l’intégralité de ses textes.

Mais en attendant que les travaux biographiques en cours mettent un terme aux mythes qui entourent la personnalité de Tristan Tzara et rétablissent la vérité sur ce que fut réellement sa vie, il semblait intéressant de se pencher sur une partie de l’activité du poète: le livre. Cette étude est d’autant plus prometteuse que Tristan Tzara a publié quelques cinquante quatre livres durant sa vie, dont certains sont unanimement reconnus comme des réussites bibliophiliques: L’Antitête, Parler seul ou De mémoire d’homme; mais l’intérêt d’une tel recherche réside aussi dans le fait que certains ne présentent aucune des caractéristiques des «livres de peintre».

L’étude des livres de Tristan Tzara suit l’ordre chronologique du processus de publication. Il a paru tout d’abord intéressant de présenter globalement les ouvrages, en examinant notamment le rythme d’écriture, la nature du texte, la présence d’une illustration, le format des volumes, l’utilisation préalable des textes, l’attitude du poète vis-à-vis du livre, de la typographie et de l’art. En effet, l’un des traits caractéristiques des recueils de Tristan Tzara est la présence très importante de l’illustration. Cette réalité implique des relations entre le poète et les peintres; trois exemples détaillés, Hans Arp, Joan Miró et Pablo Picasso, complètent le tableau général. Enfin, puisqu’il s’agit de livres illustrés, il était indispensable d’envisager les rapports entretenus entre le texte et les illustrations: le recueil Terre sur terre sert de base à cette étude. Les modes de collaboration entre le poète et ses nombreux éditeurs sont plus particulièrement étudiés à partir de deux cas, les relations de travail entretenues par Tristan Tzara avec Pierre Bordas et avec Pierre-André Benoit. Le livre est alors achevé; il reste à le diffuser et à le vendre. La dernière partie de l’enquête porte donc sur la diffusion des livres de Tristan Tzara: un examen des données disponibles sur les ventes, les critiques et les réactions de certains lecteurs peuvent autoriser quelques hypothèses sur les succès et les échecs des livres du poète; mais le succès se mesure aussi au nombre de rééditions, d’anthologies et de traductions.


Sources

La correspondance reçue par Tristan Tzara constitue la principale sourcede cette étude ; elle est intégralement conservée, avec les manuscrits du poète, à Paris, à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, et compte plus de quatre mille lettres. Elle a été complétée par la consultation des lettres adressées par Tristan Tzara à Pablo Picasso (Paris, Musée Picasso), à Joan Miró (Barcelone, Fondation Miró), à Francis Picabia (Bibliothèque littéraire Jacques Doucet), à Robert et Sonia Delaunay, ainsi qu’à Léon Pierre-Quint (Bibliothèque nationale de France, département des manuscrits). Des rencontres avec Pierre Bordas et avec le fils du poète, Christophe Tzara, ont permis d’enrichir ces sources.

Les livres de Tristan Tzara sont, quant à eux, présents à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet et à la Bibliothèque nationale de France (Réserve des livres rares); nous avons pu aussi examiner les volumes conservés à la Fondation Miró à Barcelone. Enfin, le catalogue de la vente De la bibliothèque Tristan Tzara: Importante partie de la bibliothèque de Tristan Tzara (1989) est aussi une source importante d’information sur les livres du poète.


Première partie
Tristan Tzara et le livre


Chapitre premier
Aperçu sur les livres de Tristan Tzara

Tristan Tzara a publié cinquante-quatre livres entre 1916 (La Première aventure céleste de M.Antipyrine) et 1963, année de sa mort, (Lampisteries, précédées de Sept manifestes Dada). Le rythme d’édition du poète est assez régulier; deux périodes lui sont cependant moins favorables: les années 1920 et la seconde guerre mondiale. Un certain ralentissement se fait jour à partir de 1956, tant sur le plan du nombre de recueils inédits que de l’ampleur des recueils; il trouve son origine à la fois dans la santé déclinante du poète et dans la passion qu’il a vouée à une étude de l’œuvre de François Villon. Cette apparente régularité dans la publication ne correspond cependant pas tout à fait au rythme d’écriture.

Chapitre II
Ecriture et édition des œuvres de Tristan Tzara

Dans son édition des Œuvres complètes de Tristan Tzara, Henri Béhar a établi le rythme d’écriture du poète: ce dernier écrit de manière régulière de 1916 à 1950, puis son activité s’effondre et devient nulle à partir de 1960. De fait, le rythme d’écriture ne coïncide donc pas avec celui des éditions pour les années 1920-1925, 1940-1950 et 1955-1963. Cependant, malgré ces distorsions, Tristan Tzara publie rapidement ses œuvres: seules cinq œuvres attendent plus de dix ans leur publication.

Plusieurs facteurs peuvent certes expliquer ces inégalités dans la publication: la nature du texte (théâtre, roman, œuvres critiques, poésie), le format du volume, la présence ou non d’illustrations. Mais c’est ce dernier critère qui paraît jouer un rôle déterminant. Si l’illustration se révèle le plus souvent un atout dans les mains du poète, il arrive parfois qu’elle desserve l’édition (les dessins d’Hans Arp dans De nos oiseaux ne séduisent pas les éditeurs), voire qu’elle l’empêche (par son retard à fournir les dessins promis, Pablo Picasso fait sans doute échouer l’édition de La Face intérieure).

La composition des recueils influe peu sur les délais d’édition. Tristan Tzara s’adapte au contraire aux exigences des éditeurs, et aucun des grands manuscrits rassemblés par le poète (Vivres, Profond présent) n’est publié en intégralité: le poète les démembre au gré des circonstances.

Cependant les poèmes et les textes de Tristan Tzara ont souvent connu une première diffusion avant leur publication en recueils: le poète fait en effet un usage fréquent des pré-publications. La période la plus riche pour cette pratique est la période Dada, où certains recueils sont entièrement pré-publiés dans des revues. La pratique se raréfie ensuite progressivement, malgré un regain après la seconde guerre mondiale, et disparaît presque totalement à partir de 1950. La publication en revue cesse alors d’être un vecteur privilégié de la diffusion des œuvres de Tristan Tzara.

Malgré le nombre important des œuvres éditées de Tristan Tzara, certaines sont restées inédites. C’est le cas de la pièce de théâtre Pile ou face, des romans Faites vos jeux et Personnage d’insomnie, et de nombreux textes de critique consacrés à la situation de l’art et de la poésie. Tristan Tzara a aussi conservé sans les publier certains recueils organisés: Mpala Garoo, qui date de la période zurichoise (1916) ,et le recueil posthume, 40 chansons et déchansons. Pour la majorité de ces œuvres non publiées sous forme de volume, Tristan Tzara a vainement cherché un éditeur; les efforts sont surtout manifestes pour Faites vos jeux et les textes critiques.

Chapitre III
La connaissance du livre et de l’art par Tristan Tzara

Tristan Tzara n’a pas reçu de formation scolaire qui lui aurait fait connaître les aspects matériels du livre; il acquiert et développe ses capacités dans ce domaine en animant des revues, dont Dada, aidé par Marcel Janco et Hans Arp. La «Collection Dada», où le poète édite ses premiers recueils, est aussi un lieu d’apprentissage du livre. Tristan Tzara conserve ce goût durant toute sa vie, comme le prouvent les minutieuses corrections d’épreuves, sa correspondance avec ses éditeurs ou les marques de confiance de ses illustrateurs. Cette compétence se traduit par des innovations typographiques très importantes dans les livres de la période Dada, puis, bien plus tard, par un recueil aussi étrange que La Rose et le chien.

L’intérêt de Tristan Tzara pour les arts dépasse très largement le cadre des livres. Il est l’auteur d’une importante œuvre critique, où il souligne la présence de la poésie dans les arts graphiques. La notion d’illustration de livre n’est pas un thème abordé par le poète, mais la proximité des démarches, revendiquée par Tristan Tzara, entre certains peintres et lui-même justifie pleinement la présence d’œuvres graphiques aux côtés de ses textes poétiques.


Deuxième partie
Tristan Tzara et ses peintres


Chapitre premier
Tristan Tzara et le choix de ses illustrateurs

Les critères qui conditionnent le choix des vingt-trois artistes qui ont «illustré» les livres de Tristan Tzara, parmi lesquels il faut citer Hans Arp, Sonia Delaunay, Max Ernst, Louis Marcoussis, Henri Matisse, Joan Miró, Pablo Picasso…, sont variés. La nature du texte à illustrer entre rarement en ligne de compte; Tristan Tzara n’a d’ailleurs jamais composé de recueil pour un peintre. En revanche, le partage d’une esthétique, comme l’esthétique dadaïste, ou plus tard surréaliste, semble orienter les choix du poète. Parmi les compagnons de l’aventure Dada, Marcel Janco, Hans Arp, Francis Picabia et Max Ernst ont illustré des livres. De toute évidence, Tristan Tzara est demeuré fidèle à des peintres de sa génération, à l’exception de son dernier illustrateur, Camille Bryen. L’admiration de Tristan Tzara envers l’œuvre d’un peintre et le plaisir qu’il retire de sa contemplation, si nettement mis en valeur dans ses critiques, sont aussi des critères décisifs. Ses plus fidèles illustrateurs font tous l’objet de textes critiques.

Mais Tristan Tzara demeure pragmatique. Il sollicite des artistes proches des livres, qui aiment la poésie et qui ont du temps à consacrer à l’illustration d’un volume. Ainsi il n’essuie pratiquement jamais de refus. Parfois Tristan Tzara confie ses textes à des peintres qui ont encore peu ou pas pratiqué l’illustration. Joan Miró réalise son premier livre illustré avec Tristan Tzara en 1930; Paul Klee ou Wassily Kandinsky n’ont que très rarement gravé pour des livres. L’amitié enfin paraît comme un des éléments les plus importants des collaborations entre Tristan Tzara et ses peintres, même si certains artistes, amis du poète, n’ont jamais illustré ses livres, Marc Chagall ou Robert Delaunay par exemple.

Chapitre II
Les voies de la collaboration

En général, Tristan Tzara est l’instigateur du choix du peintre, mais, dans quelques rares cas (Juan Gris pour Mouchoir de nuages, Jean Hugo pour Frère bois), l’éditeur joue un rôle notable. De même Tristan Tzara sert le plus souvent d’intermédiaire entre le peintre et l’éditeur. Il arrive cependant que l’éditeur se charge lui-même des relations avec le peintre lorsque Tristan Tzara est indisponible. Ainsi René Bertelé est-il en contact avec Henri Laurens à Paris, pour l’édition d’Entre-temps, car le poète est retenu à Toulouse. Mais pour un livre aussi complexe que la réédition de L’Antitête, en 1949, Tristan Tzara est l’interlocuteur privilégié de ses trois peintres, Max Ernst, Joan Miró et Yves Tanguy. L’éditeur, Pierre Bordas, est totalement absent du dialogue.

Le problème de la rémunération des artistes est délicat. Le silence est presque total à ce sujet. Pour beaucoup, il est possible de soupçonner un don du peintre; le fait est avéré pour Henri Matisse. Le paiement en espèces semble rare; seuls Hans Arp et Henri Laurens en bénéficient. De même, un unique cas de rémunération en exemplaires est connu: Camille Bryen pour Vigies.

Tristan Tzara a souvent une idée assez précise de ce que doit être le futur livre, lorsqu’il expose son projet au peintre. Il en demeure le maître, mais le poète n’est jamais fermé aux propositions. La riche correspondance échangée entre Joan Miró et le poète au sujet de L’Antitête montre à quel point l’implication de l’artiste est souhaitée par Tristan Tzara. Malgré l’établissement d’une ligne générale, celui-ci laisse une marge de manœuvre assez ample à ses peintres. Le seul exemple de «commande» d’un programme illustratif est relevé pour De mémoire d’homme, en 1950, et le peintre sollicité, Pablo Picasso, ne s’est pas plié aux descriptions du poète, bien au contraire. Tristan Tzara sait en général s’adapter à la personnalité et aux envies de ses collaborateurs. C’est en tout cas ce que montre l’examen détaillé de ses travaux avec Hans Arp, Joan Miró et Pablo Picasso.

Chapitre III
Texte et illustrations: des rapports complexes

Le terme d’illustration semble relativement impropre à qualifier les œuvres graphiques présentes dans les livres de Tristan Tzara. Les gravures et les dessins ne sont d’ailleurs même pas toujours réalisés pour le livre et peuvent préexister. De plus, la diversité des techniques, le choix de la figuration ou de l’abstraction, le nombre des gravures dans chacun des recueils interdisent toute généralisation. Il faudrait d’avantage parler de «livre de dialogue», comme le fait Yves Peyré.

L’étude approfondie du recueil Terre sur terre, illustré par André Masson et édité en 1946 par les Editions des Trois-Collines, permet de faire quelques remarques sur les rapports entretenus par le texte et ses illustrations. Illustrer un livre de manière convaincante n’est pas chose aisée et Terre sur terre laisse le sentiment d’un échec relatif. L’acteur primordial du livre, tel qu’il s’offre au lecteur, est ici André Masson: il a choisi les poèmes qu’il souhaitait illustrer, sans intervention de Tristan Tzara. Dans son entreprise, le peintre a été confronté à deux difficultés majeures: la lecture du texte et des contraintes techniques à respecter. Le peintre a avant tout manifesté un grand respect pour le texte et n’a jamais représenté ce qui assurait la richesse et l’ambiguïté des poèmes. Pourtant André Masson n’a pas toujours su réaliser des illustrations satisfaisantes. Cette déception peut s’expliquer par la nature de la poésie de Tristan Tzara, qui n’est pas favorable à la visualisation; mais il faut aussi reconnaître qu’André Masson n’a pas forcément choisi les poèmes les plus riches. De plus la longueur des poèmes a parfois entravé l’élaboration du dialogue entre l’image et le texte: si elle n’est pas obligatoirement un obstacle à l’illustration, elle fait courir le risque d’un trop stricte réduction du poème à quelques images.

Lorsque le choix des images n’est pas pleinement satisfaisant, l’illustration finit par dénaturer le texte; lorsque l’illustration est en revanche satisfaisante, l’ingéniosité d’André Masson tient surtout à son talent de «compositeur». Toutes les illustrations qui portent le texte vers une autre émotion sont fondées sur une intelligente organisation de l’espace, qui relaie le texte. Mais quand l’ingéniosité manque ou que le poème se refuse à toute illustration, le résultat est décevant.

Le choix d’un illustrateur de renom ne garantit donc en rien la naissance du dialogue entre le texte et l’image. Mais Tristan Tzara a préféré courir le risque que son poème soit incompris ou mal lu par le peintre, plutôt qu’asservir l’image au texte en définissant au préalable avec l’artiste le programme iconographique. Sans cette liberté de l’artiste, des livres comme Parler seul, illustré par Joan Miró, n’auraient jamais pu voir le jour.


Troisième partie
Tristan Tzara et le monde de l’édition


Chapitre premier
Les éditeurs de Tristan Tzara

Les éditeurs de Tristan Tzara sont nombreux. Si ses trois premiers livres sont à compte d’auteur sous le titre «Collection Dada», les recueils suivants sont publiés par des éditeurs. La majorité d’entre eux sont des petits éditeurs spécialisés ou des galeries (Jeanne Bucher, Galerie Simon, Maeght). Cependant Tristan Tzara édite aussi chez Denoël et Steele, Denoël, Bordas, La Guilde du Livre et Jean Jacques Pauvert. De même il sollicite Gallimard et Grasset, sans réel succès, à l’exception de La Fuite, édité par la NRF en 1947. En plus des maisons déjà citées, les principaux éditeurs de Tristan Tzara sont Les Cahiers Libres, Guy Lévis-Mano, Caractères, Pierre-André Benoit. L’édition de recueils de Tristan Tzara dans ces maisons tient, d’une part, au souhait de l’éditeur d’intégrer dans son catalogue un nom aussi prestigieux que Tristan Tzara et, d’autre part, aux relations amicales entretenues par le poète avec certains acteurs de l’édition. Quant aux motivations du poète, le sérieux de la maison et le sens de l’opportunité étaient sûrement des éléments influents.

Cependant la carrière éditoriale de Tristan Tzara s’est heurtée à certaines difficultés. Deux livres des années 1920, Sept manifestes Dada et De nos oiseaux, ont eu du mal à trouver un éditeur après la défection des éditions de La Sirène. De surcroît le refus de Gallimard d’éditer Tristan Tzara le singularise par rapport aux autres poètes surréalistes. De même les relations délicates entre Tristan Tzara et André Breton lui interdisent de publier aux Editions surréalistes. Après la seconde guerre mondiale, une autre édition échoue, celle de La Face intérieure, aux Editions du Sagittaire.

Chapitre II
Les voies de la collaboration

La rencontre entre l’éditeur et le poète ne suit pas systématiquement le même schéma. Tristan Tzara sollicite régulièrement les maisons d’édition, mais il arrive aussi que les éditeurs cherchent à inscrire Tristan Tzara à leur catalogue. Il en est ainsi des Cahiers Libres, des éditeurs de l’après-guerre, René Bertelé pour Le Point du Jour, Jean Marcenac pour Pierre Bordas, Henri Parisot pour la Revue Fontaine.

La rémunération du poète est variable. Certains livres sont le fruit d’édition à compte d’auteur: La Première aventure céleste de M. Antipyrine, Vingt-cinq poèmes, Cinéma Calendrier du cœur abstrait Maisons, De nos oiseaux, et probablement dans les années 1950 La Bonne heure et A haute flamme. Un compte d’auteur partiel est avéré pour Grains et issues, édité par Denoël et Steele en 1934. Lorsque le contrat d’édition est classique, les droits d’auteur varient entre 5 et 15 %, mais la présence d’exemplaires de passe, d’auteur et de presse en proportion variable diminue souvent le montant des droits escomptés. S’ajoute fréquemment à ces sommes un certain nombre d’exemplaires; un seul cas de paiement exclusif en exemplaires est connu: il s’agit de l’édition de Vigies par Alexandre Loewy, en 1962, dont Tristan Tzara reçoit 20 % du tirage. Il faut remarquer que les préfaces et les éditions critiques sont aussi des sources importantes de revenus pour le poète.

Tristan Tzara se révèle un collaborateur assez méticuleux et exigeant. L’absence de lettres de la part des éditeurs prouve que Tristan Tzara répondait aux exigences de ces derniers. S’il remplit en général les délais de retour des épreuves, signe les exemplaires, il attend en contre partie une attitude similaire chez ses éditeurs. Les sources de conflit sont cependant rares et les collaborations satisfont toutes les parties. Tristan Tzara change malgré tout d’éditeurs très régulièrement. Cette situation semble souhaitée par le poète, qui essaie d’éviter la présence de clauses de préférence dans les contrats. Enfin Tristan Tzara aide parfois ses éditeurs en trouvant des souscripteurs ou en servant d’intermédiaire entre les auteurs et les éditeurs, comme chez Bordas.

Chapitre III
Deux éditeurs de Tristan Tzara: Pierre Bordas et Pierre-André Benoit

Pierre Bordas et Pierre-André Benoit ont publié des livres de Tristan Tzara après la seconde guerre mondiale. Les relations de Pierre Bordas avec Tristan Tzara sont assez «classiques», bien que marquées par l’amitié, et les entreprises d’édition demeurent commerciales. Après la publication de trois livres de bibliophilie, Le Signe de vie, illustré par Henri Matisse, L’Antitête, illustré par Max Ernst, Joan Miró et Yves Tanguy, et De mémoire d’homme, illustré par Pablo Picasso, la collaboration du poète et de l’éditeur cesse en raison d’un changement de politique éditoriale.

Les relations de Tristan Tzara et de Pierre-André Benoit sont davantage fondées sur le plaisir de faire ensemble un livre. Les tirages et les formats sont souvent faibles: La Première main, Le Temps naissant et Frère bois. L’édition de La Rose et le chien, dont le texte est imprimé sur des volvelles, met un terme à leur collaboration. Ce livre, illustré par Pablo Picasso, est sans doute le volume le plus original de Tristan Tzara.


Quatrième partie
La diffusion des oeuvres de Tristan Tzara


Chapitre premier
La diffusion des œuvres de Tristan Tzara

Les publics de Tristan Tzara dépendent de la nature des livres. Le caractère rare et précieux de certains volumes en font des livres de bibliophilie, réservés à des amateurs éclairés et fortunés. Parmi ceux-ci on dénombre des livres de toutes les périodes: de Mouchoir de nuages, en 1924, en passant par L’Antitête, en 1949, Parler seul et De mémoire d’homme, en 1950, Le Fruit permis, en 1956, Juste présent, en 1961, ou encore Vigies, en 1962. Mais ce type de recueil n’est pas majoritaire dans la production de Tristan Tzara. Les tirages moyens, entre 500 et 1000 exemplaires, et les prix, élevés mais sans excès, de quelques livres en font des ouvrages de semi-luxe. Enfin Tristan Tzara a édité des livres ordinaires et même des petites plaquettes, qui étaient parfois distribuées en supplément ou sous forme de tirés à part de revues. Les publics de Tristan Tzara sont donc variés.

La diffusion à proprement parler se fait selon deux modalités. La promotion des premiers livres de la «Collection Dada» est assurée par le réseau de relations qu’entretient Tristan Tzara avec des poètes et des artistes de toute l’Europe. Il cherche alors des lieux de dépôt et le réseau, qui bénéficie aussi aux publications périodiques, est réellement efficace en mai 1919. Durant la seconde guerre mondiale, Tristan Tzara tente de diffuser de manière similaire deux petites plaquettes.

Les autres livres sont diffusés par des éditeurs ou des libraires spécialisés. La pratique de la souscription est très répandue, mais n’est pas avérée pour tous les livres. La publicité est parallèlement employée pour promouvoir le livre, en revue ou en prospectus. Mais le vecteur de promotion le plus efficace est la critique littéraire. Tristan Tzara cherche donc à obtenir des critiques et n’hésite pas à se plaindre auprès de ses relations lorsqu’il s’estime ignoré. Cependant, les critiques de complaisance ne sont pas courantes et Tristan Tzara ne souhaite visiblement pas les favoriser. Par ailleurs, Tristan Tzara diffuse ses pièces de théâtre en les faisant jouer, mais aussi par le biais de la radiodiffusion. Enfin, par deux fois, le poète organise des expositions, lors de la publication de L’Antitête en 1949 et celle de De mémoire d’homme en 1950.

Chapitre II
La réception des livres et la vie des textes après la publication

Il est difficile de mesurer le succès des livres de Tristan Tzara. En l’absence de documents financiers, il faut se résigner à utiliser les mentions «épuisé» figurant dans les livres. Les recueils de Tristan Tzara se vendent relativement vite. Trois recueils font exception: Mouchoir de nuages, édité par la Galerie Simon en 1924, De nos oiseaux, édité par Kra en 1929, et De mémoire d’homme, édité par Pierre Bordas en 1950. Ces trois recueils ont mis plus de dix ans à être épuisés. Pour les autres recueils pour lesquels nous disposons de sources, le tirage est écoulé en moyenne en cinq ans.

La mesure du succès se juge aussi à l’aune des critiques. Mais elles sont difficiles à localiser, et seul un relevé exhaustif pourrait permettre d’appréhender sur le plan quantitatif le succès des œuvres de Tristan Tzara. Quant au contenu des critiques, il est très variable selon les recueils et les auteurs.

La reconnaissance dont fait l’objet l’œuvre de Tristan Tzara peut aussi se traduire par l’obtention de prix littéraires. Si le Prix du Nouveau Monde lui échappe en 1924, la carrière du poète est couronnée en 1961 par le Grand Prix International de Poésie de Taormina. Enfin les réactions personnelles que reçoit le poète sont souvent très chaleureuses et encourageantes.

Le succès d’un livre se traduit enfin par une réédition ou une diffusion à l’étranger. Les rééditions sont une préoccupation importante de Tristan Tzara. Il les favorise et cherche même à les provoquer, sans toujours obtenir les résultats espérés. Il est aussi très attentif aux trois anthologies qui lui sont consacrées, opérant lui-même le choix des textes et des préfaciers. En revanche, il s’intéresse moins à la diffusion de ses œuvres vers l’étranger. A l’exception de l’édition des Premiers poèmes, en 1933, il ne participe pas à l’élaboration des livres édités en langue étrangère, mais se montre sensible aux problèmes de traduction.


Conclusion

On savait Tristan Tzara poète, il se révèle aussi un fin tacticien et un habile gestionnaire. Toute l’activité qui touche au livre et à sa fabrication semble raisonnée, préméditée, voire rationalisée. En effet, il est apparu que Tristan Tzara s’investissait personnellement dans la vie du livre. Il crée d’abord autour de lui et du mouvement Dada une véritable dynamique qu’il exploite ensuite à son arrivée à Paris. Tristan Tzara bénéficie, sa vie durant, des retombées de ses remarquables débuts: son dernier livre n’est-il pas une réédition des Sept manifestes Dada Malgré les difficultés du monde de l’édition et des relations le plus souvent tendues avec le mouvement surréaliste, la persévérance du poète à publier, la régularité de son rythme d’écriture jusqu’au milieu des années 1950, sa politique de pré-publications, son attitude irréprochable et sérieuse pendant les collaborations, son sens de l’opportunité et des priorités face aux textes en souffrance ont, sans aucun doute, largement favorisé sa carrière.

Mais la véritable force de Tristan Tzara trouve sa source dans l’immense réseau de connaissances qu’il a patiemment mis en place depuis Dada. L’ampleur du fonds de correspondance de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet le prouve bien. Evidemment les aléas surréalistes ont pu, par moment, affaiblir ce réseau, mais il faut se garder de donner une ampleur trop importante à cet épisode de la carrière de Tristan Tzara. Georges Ribemont-Dessaignes ou Philippe Soupault sont restés en relation avec le poète et lui ont toujours apporté leur aide. En ce qui concerne le monde du livre, le réseau de Tristan Tzara est double. D’un côté, se situent les amis peintres du poète. L’autre branche du réseau sur laquelle s’appuie Tristan Tzara pour réaliser ses livres est plus floue: on y trouve des hommes comme Philippe Soupault, Bernard Faÿ, Jean Cassou chez Fourcade, Pierre de Massot, Michel Leiris, Léon Pierre-Quint. Il serait erroné de penser que toutes ces interventions sont le fruit du hasard. Tristan Tzara entretient des relations avec un grand nombre de correspondants, collabore aux jeunes revues qui le sollicitent, et parfois peut à son tour aider ceux qui l’ont soutenu.

La réussite de Tristan Tzara dans le domaine du livre se traduit par le très faible nombre d’inédits poétiques laissé par le poète à sa mort.  Tristan Tzara est donc un excellent «tacticien de la poésie», qui est parvenu à mener une carrière régulière et diversifiée. Il reste cependant étonnement méconnu et il serait souhaitable que de nouvelles études lui soient rapidement consacrées.


Annexes

Catalogue des livres de Tristan Tzara. ­ Tableau des prix et des tirages. ­ Entretien avec Christophe Tzara.


Pièces justificatives

Choix de lettres écrites ou reçues par Tristan Tzara. ­ Documents publicitaires.