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École des chartes » thèses » 2001

Géographie historique du domaine francoprovençal


Introduction

La traditionnelle division de la France entre langue d’oïl et langue d’oc a été complétée en 1873 par le linguiste italien Graziadio-Isaïa Ascoli, découvreur du francoprovençal, auquel il a donné à la fois un nom et une définition. Cet espace du Centre-Est de la France, débordant sur la Suisse et l’Italie, a sa propre individualité qui le distingue clairement des langues d’oïl et d’oc, même s’il ne cesse de régresser à la poussée séculaire du français. Mais ce particularisme est moins net du point de vue de la géographie historique, car cet espace est traversé de nombreuses limites culturelles. Dans ces conditions, il a paru intéressant de vérifier comment un domaine linguistique homogène pouvait s’individualiser en plusieurs aires culturelles distinctes. Le meilleur observatoire est sans conteste le milieu rural, véritable conservatoire des pratiques culturelles anciennes, au travers notamment de ses productions et de l’habitat.


Sources

L’étude du lexique implique de recourir aux enquêtes linguistiques menées depuis plus d’un siècle, et fréquemment publiées. En effet, le francoprovençal n’a pas donné lieu à une littérature abondante et les textes de la pratique sont relativement rares par rapport au français ou à l’occitan. Il faut donc se servir de matériaux recueillis auprès des populations mêmes qui le pratiquent encore ou le pratiquaient il y a peu. L’ensemble le plus cohérent provient des atlas linguistiques, essentiellement la série des Atlas linguistiques et ethnographiques de la France.

Ces différentes sources présentent toutefois le défaut majeur de ne pas couvrir de façon homogène la région francoprovençale, car elles privilégient les zones où le patois est encore vivace comme la Savoie ou le Valais, au détriment du Jura ou des cantons suisses protestants où le français a remplacé assez tôt le francoprovençal. De plus, les études concernant l’ensemble du francoprovençal sont rares, car les linguistes leur préfèrent des enquêtes à l’échelle d’un village, voire d’une vallée.

La même remarque vaut aussi pour l’aspect ethnographique. Ainsi, dans le domaine de l’habitat, outre des études dispersées, on dispose des résultats de l’enquête menée durant la dernière guerre: l’Architecture rurale française.


Chapitre premier
Présentation du domaine francoprovençal


Le domaine francoprovençal s’étend sur une zone triangulaire d’environ 50000 km², à cheval entre France, Suisse et Italie, allant du Massif Central et du Jura aux Alpes et arrosée par le Rhône aussi bien que par le Pô, par la Loire ou par les affluents du Rhin. C’est donc un espace divers, regroupant des plaines (Rhône, Forez) et des montagnes élevées (Mont-Blanc). L’histoire explique ses limites: il recouvre la région romanisée précocement par Lyon, puis occupée par les Burgondes, avant que le protofrançais ne se divise, sous les Carolingiens, entre langue d’oïl au nord et francoprovençal au sud-est. En effet, en opposition par rapport aux innovations linguistiques introduites dans le nord de la France, le francoprovençal se caractérise par des traits archaïques, auxquels s’ajoutent des spécificités apparues plus tard. Mais le prestige de la monarchie capétienne et celui du français font très tôt reculer le francoprovençal qui n’a pas connu une réputation littéraire comparable à l’occitan des troubadours. Lyon, qui aurait pu être un grand centre culturel du francoprovençal, devient en fait très vite un foyer de diffusion du français; c’est aussi le cas de Genève, à l’heure de l’imprimerie et de la Réforme. Les derniers grands bastions du francoprovençal sont actuellement la Bresse, région de plaine, et les pays autour du Mont-Blanc, Savoie, Valais, Val d’Aoste, ­ où le patois est encore pratiqué quotidiennement. Les frontières externes du francoprovençal s’appuient parfois sur des limites historiques et géographiques anciennes comme les monts du Forez, convergent aussi en certains lieux avec des limites culturelles (type d’assolement, de toiture…), mais ne peuvent s’expliquer par un seul facteur.


Chapitre II
La céréaliculture


Les céréales constituent la culture de base des populations traditionnelles; elles atteignent même des altitudes élevées dans les terroirs montagneux, au détriment des rendements. L’assolement biennal du sud s’oppose à l’assolement triennal du nord et cet antagonisme nord-sud se retrouve avec l’usage respectif de l’araire et de la charrue , d’une part, ainsi que du bœuf et du cheval comme animaux de trait, d’autre part. Au-delà de ce clivage général, la situation est rendue plus complexe par des facteurs physiques, comme la fertilité des sols, par des progrès techniques ­ l’introduction de plantes fourragères entraîne la création d’un assolement quadriennal voire quinquennal ­ et par la spécialisation agricole ­ les régions montagneuses qui se tournent vers l’élevage abandonnent la céréaliculture vivrière pour privilégier les herbages et les céréales en herbe…

L’usage des instruments aratoires présente une même diversité: l’araire quadrangulaire règne en Savoie et Dauphiné, sauf en Maurienne qui est adepte de l’araire manche-sep, à l’instar des massifs alpins occitans plus secs et méridionaux. Les terrains montagneux imposent des solutions techniques particulières comme le labour à la houe, ou la nécessité de remonter chaque année de la terre pour compenser l’érosion. Pour la moisson, la faux a peu à peu remplacé la faucille au xixe siècle, avant que la mécanisation ne répande les moissonneuses-lieuses et autres moissonneuses-batteuses.

Dans la céréaliculture comme dans les autres types de culture, on repère en effet deux étapes dans la mécanisation. La première se place au xixe siècle et introduit des outils comme des faucheuses, encore assez simples, à traction animale ou à vapeur, comme par exemple des batteuses; la seconde se situe au xxe siècle et se traduit par l’apparition de machines plus sophistiquées à moteur à explosion ou électrique. Mais leur diffusion est inégale, plus tardive en montagne, surtout si les conditions d’accès sont difficiles ou si les quantités à traiter sont trop faibles. S’explique ainsi le maintien tardif du fléau dans de toutes petites exploitations pour battre la récolte, ou dans des circonstances exceptionnelles comme les deux guerres mondiales, qui raréfiaient la main d’œuvre. On retrouve le phénomène avec les véhicules agricoles: le cheval de trait a peu a peu remplacé le bœuf, avant d’être lui-même remplacé par le tracteur.


Chapitre III
La viticulture


La viticulture était répandue dans de nombreux terroirs au xixe siècle, même en altitude, avant de subir les coups du phylloxéra et de la modernisation, qui font disparaître une grande partie du vignoble de consommation courante et d’auto-consommmation en même temps que certains cépages caractéristiques de la région: roussette, viognier… Les travaux viticoles ont eux aussi connu de grandes modifications: les porte-greffes alignés ont remplacé les vieux pieds de vigne échalassés, bouturés ou marcottés, et parfois conduits en hautains, c’est-à-dire courant sur des arbres, ou bien complantés avec des arbres fruitiers et des céréales.

Le moment le plus important est celui des vendanges, occasion de se rassembler. Les récipients de vendange sont un exemple de la diversité culturelle du domaine francoprovençal: hotte en osier, ou de boissellerie dans les régions montagneuses et forestières; benne chargée sur un char pour transporter la récolte, voire outres en peau de chèvre comme en Valais, où les montagnards descendaient durant quelque temps dans la vallée pour s’occuper de leurs vignes pendant que des parents restaient s’occuper des bêtes. Car la vigne était une culture utile et prestigieuse: au-delà de son intérêt premier, la consommation comme boisson de sa propre piquette, elle permet aussi de dégager quelques maigres revenus monétaires. Certaines régions s’étaient déjà spécialisées dans cette production, comme le Mâconnais et le Beaujolais, où les échalas se sont maintenus face au fil de fer et contribuent ainsi à la production d’un vin de meilleure qualité. C’est aussi dans ces régions qu’est apparu le sécateur, qui s’est ensuite diffusé vers le sud au détriment de la serpette.


Chapitre IV
L’élevage


L’élevage était autrefois lui aussi très répandu, ne serait-ce que pour fournir des animaux de trait, pour l’engrais ou pour l’autosuffisance alimentaire. Aujourd’hui, des espaces se sont spécialisés dans l’élevage fromager, voire d’embouche sur le modèle charolais, car l’abandon de la céréaliculture en montagne laisse libre de nombreux herbages. Dans le système traditionnel, l’élevage adopte des solutions parfois très complexes pour résoudre le problème de la nourriture des bêtes durant toute l’année: stabulation l’hiver, montée en alpage l’été, créant des migrations pastorales sur deux, trois voire quatre niveaux.

La montagne révèle là encore sa spécificité, car l’élevage y occupe une place importante.Il faut toutefois distinguer les grandes montagnes, à usage collectif ­ la «montagne», pris au sens d’alpage ­, et les petites montagnes à usage individuel; ce clivage se répercute du reste sur l’organisation de l’habitat. De plus, les alpages ont aussi joué un rôle dans les contacts entre populations sur les deux versants d’un même massif, avec des répercussions linguistiques, comme la présence du francoprovençal sur le versant italien des Alpes. La récolte du foin représentait en effet une activité importante des populations rurales: elle se pratiquait dans des prés de fauche ou dans les espaces vagues, car les vrais pâturages étaient peu répandus et la pâture se faisait plutôt sur les champs non cultivés. La présence presque partout de fenils et de granges pour les bêtes dans l’habitat est un autre signe de la généralisation ancienne de l’élevage: il fallait pouvoir stocker une importante quantité de foin pour l’hiver, à moins d’en faire descendre en hiver sur la neige avec des luges depuis les fenils d’altitude.


Chapitre V
Les espaces non agricoles et les activités complémentaires


Les espaces non agricoles occupent une place non négligeable dans une région fortement montagneuse. Cependant, ils étaient intégrés dans le système agricole et faisaient parfois vivre des populations entières. C’est le cas des grands massifs forestiers: ainsi, dans le Haut-Jura, l’habitat comme l’outillage étaient-ils en bois; cette situation est permise par la pratique de l’affouage, droit d’usage autorisant des communautés à prélever une certaine quantité de bois chaque année. Les forêts étaient aussi utilisées pour l’amendement des sols ­ comme dans les systèmes à infield-outfield ­, pour nourrir les animaux, ou tout simplement pour la cueillette destinée à l’alimentation humaine; elles apportaient ainsi un supplément fort apprécié, et parfois vital, aux maigres moyens d’existence des paysans.

Cette importance des terres incultes explique aussi l’attachement des paysans aux droits collectifs pesant sur des espaces vagues comme les marais: la récolte de la blache des marais, soumise à des règlements précis concernant les dates de fauche, a ainsi permis le développement de la vigne en Chautagne; l’abandon des pratiques anciennes de culture s’est accompagnée de l’assèchement de ces marais, accusés de favoriser le paludisme. Le même phénomène peut être observé à propos des étangs qui sont des créations humaines volontaires, et non des zones humides naturelles: dans quelques régions (Dombes et Forez surtout), le Moyen Age a vu l’apparition d’un système d’assec et d’évolage, c’est-à-dire de culture et de pisciculture alternées grâce à un ensemble de vannes qui permettent de vider ces étangs et de mettre ainsi en valeur des terres peu fertiles.

L’introduction de nouvelles plantes a également contribué à la mise en valeur des terroirs, comme la spécialisation de vallées alpines dans les arbres fruitiers (noyer en Grésivaudan…) ou l’apparition de la pomme de terre au xviiie siècle, sauvant des populations de la famine.


Chapitre VI
L’habitat


La maison était avant tout l’outil de travail du paysan: l’exploitation agricole passe avant l’habitation, au confort souvent spartiate. On ne peut dissocier l’étude de l’habitat de celle du système agricole et économique en raison des fortes interactions entre les deux: la spécialisation dans l’élevage impose un grand fenil souvent dans les étages supérieurs, alors que la viticulture comme activité principale nécessite des caves importantes et aménagées pour contenir tout ou partie de la récolte. Tous ces facteurs font la grande diversité de l’habitat, concentré en Maurienne ou dispersé en Chablais, en pierre dans l’avant-pays savoyard ou en bois dans le Beaufortain, à toits plats au sud ou pentus au nord…

La répartition de ces différents types culturels a évolué, amenant le recul des toits de chaume au profit d’autres matériaux moins inflammables. Par ailleurs, la législation forestière des Etats du duc de Savoie a limité au xviiie siècle l’emploi du bois dans la construction et la toiture: de fait, les maisons de Maurienne ou du Val d’Aoste sont en pierre et leur toiture en lauzes. La cheminée chauffant au large fournit l’exemple d’un mode de chauffage original, ancien et résiduel, repérable en Franche-Comté (tué), en Bresse (cheminée sarrasine), en Savoie (bourne)… On a mis en relation sa diffusion avec l’existence de communautés familiales élargies, comme ces grandes familles mainmortables dont tous les membres devaient habiter sous un même toit. Dans d’autres régions, la famille cohabitait parfois, durant toute ou une partie de l’année, avec les animaux, qui procuraient notamment une chaleur bienvenue l’hiver (haute Maurienne, haute Tarentaise…). La nécessité d’exploiter durant certaines périodes de l’année les champs, les prés et le pâturages et souvent les vignes explique les migrations complexes qui voyaient se croiser la famille et les bêtes, comme dans le Val d’Anniviers. On peut distinguer quatre niveaux d’habitation et d’exploitation: les vignes et les cabanes vigneronnes (mazots) dans la vallée du Rhône; une habitation au village principal; des mayens; des alpages avec leurs habitats spécifiques. Des habitats affectés spécialement à certaines tâches permettaient cette exploitation dispersée: cabanes vigneronnes (grangeon en Bugey, sartot en Savoie), écuries-granges et fenils isolés répartis dans les prés de fauche, chalets d’alpage…


Conclusion

Expliquer le domaine francoprovençal ne peut se résumer à rechercher un seul facteur explicatif, comme l’ont compris les linguistes qui mettent l’accent sur la conjonction de facteurs plus que sur un fait unique, comme le faisait par exemple Walter von Wartburg qui ne voyait dans le francoprovençal que le résultat de l’installation des Burgondes, dont on a ensuite démontré le faible rôle.

Pour bien décrire le domaine francoprovençal, il faut au contraire croiser les facteurs culturels. La concordance entre la limite des droits (écrit et coutumier), des toits (plat et pentu) et des langues (oïl et francoprovençal) est bien connue en Bresse depuis les travaux de Gabriel Jeanton. Ces faisceaux de limites culturelles permettent d’individualiser des sous-ensembles de l’espace francoprovençal, à la personnalité plus marquée comme le Val d’Aoste, petite région autonome délimitée par la nature (haut bassin de la Doire Baltée), par l’histoire (peuple des Salasses, duché d’Aoste) et par la langue (c’est la région où le francoprovençal est le plus fréquemment utilisé dans la vie courante). De même, dans le massif du Jura, le Sauget et le Grandvaux présentent eux aussi une géographie, une histoire et un patois bien individualisés.

Le domaine francoprovençal, qui n’a jamais connu de vraie unité historique, le plus souvent écartelé entre plusieurs dominations (Etat de Savoie, Dauphiné de Viennois, cantons suisses…), ne suscite pas un sentiment d’appartenance chez ses habitants, qui se disent plus facilement savoyards ou valdôtains que francoprovençaux ­ quand ils connaissent l’existence et la signification de ce terme, ce qui ne va pas de soi. La méconnaissance du fait francoprovençal dans le public s’explique aussi par sa tardive date d’apparition: 1873. Mais le francoprovençal n’en reste pas moins un espace très particulier qui a su adopter des solutions originales comme dans les zones montagneuses, très importantes géographiquement.


Annexes

Tableau de localisation des points d’enquête linguistique. ­ Cartes.