Les plaidoiries des gens du roi aux parlements de Paris et de Poitiers (1418-1436)
« Que le droit du roi soit gardé ».
Introduction
Si la connaissance de l’organisation et du personnel du Parlement de Paris est aujourd’hui relativement bien établie, la définition du rôle de l’institution a le plus souvent été déduite par les historiens des préambules stéréotypés des sources normatives (ordonnances royales et arrêts de règlement) et de quelques procès politiques fameux. Les actes de la pratique judiciaire du Parlement suggèrent quant à eux que la Cour assumait avant tout un rôle de régulateur social dont l’efficacité et la légitimité étaient fondées sur la négociation, toujours renouvelée, des droits et devoirs de chacun des protagonistes des procès (justiciables, magistrats et souverain). L’action des trois représentants directs des intérêts du monarque au sein de la Cour, son procureur et ses deux avocats “ généraux ”, traduit la position royale dans ce processus de négociation. Son étude permet en un même temps de renouveler l’histoire du Parlement, considéré non plus sous l’angle de son organisation, mais de sa fonction, d’analyser les modalités de la mise en pratique dans le domaine judiciaire des théories d’un courant absolutiste naissant et d’étudier l’acculturation juridique dont les cours royales ont été le principal vecteur pendant les derniers siècles du Moyen Age. Ainsi, les incessantes interventions des gens du roi dans les procès des particuliers constituent autant d’illustrations concrètes de la justification d’un droit royal théorique en formation.
Les années d’existence du “ royaume de Bourges ” (1418-1436) fournissent un contexte privilégié pour l’étude de l’action des gens du roi. En effet, l’affrontement de deux rois faisant appel à deux légitimités opposées et le dualisme institutionnel qui résulta de l’établissement d’un parlement à Poitiers par le dauphin Charles, créèrent des conditions de fragilité du pouvoir royal telles, que la légitimation des droits du souverain devenait un impératif stratégique majeur et que les fondements idéologiques qui la sous-tendaient se dévoilaient plus clairement. Les plaidoiries des gens du roi devant les parlements de Paris et de Poitiers constituent un volumineux corpus d’exemples d’un discours rhétorique sur la souveraineté royale en une période où l’affirmation des droits du roi devait, plus que jamais, se plier aux exigences d’une négociation avec des sujets et des pouvoirs, religieux et locaux, dont l’un et l’autre camp cherchaient à s’assurer le soutien et la fidélité.
Sources
Naturellement, une telle étude fait un usage abondant des archives des deux cours, aujourd’hui conservées aux Archives nationales. Le fonds du parlement de Poitiers a en effet rejoint celui de la cour parisienne dès décembre 1436 et se trouve donc à présent conservé au sein de la série X. Les avantages que présente l’unité du lieu de conservation pour la recherche ont pour contrepartie le manque de précision des inventaires consacrés aux archives du parlement de Poitiers, dont les registres ne représentent qu’une part infime de la masse de documents que contient la série X. Un bref état des archives du parlement de Poitiers permet de palier les déficiences des instruments de recherches actuels, ainsi que les lacunes du fonds de l’institution poitevine.
Les registres des deux cours représentent un important volume d’archives que ce travail de recherche, malgré ses limites chronologiques restreintes, ne pouvait se permettre de dépouiller dans leur ensemble. Les registres de plaidoiries, qui constituent la source principale de la thèse, ont été dépouillés de façon systématique au civil (cotes X1a 4792-4794 et X1a 8302 pour Paris ; X1a 9197-9201 pour Poitiers), alors que seul le parlement de Poitiers a pu être traité pour le criminel (X 2a 18). Les registres de conseil ont été dépouillés selon le même principe (X1a 1480-1481 : parlement civil de Paris ; X1a 9194 : parlement civil de Poitiers ; X2a 21 : parlement criminel de Poitiers).
Les autres registres issus des fonds des deux cours (arrêts et jugés, accords, lettres patentes et ordonnances, présentations) ont été utilisés de façon ponctuelle, au civil comme au criminel, pour compléter les informations sur les affaires dans lesquelles les gens du roi étaient impliqués.
Divers documents généalogiques ainsi qu’une copie du premier registre de conseil civil du Parlement de Poitiers aujourd’hui disparu (Bibl. nat. de France, fr. 16.397), conservés à la Bibliothèque nationale de France, se sont révélés d’une grande utilité pour remédier au peu d’informations que livrent les registres conservés aux Archives nationales sur les gens du roi en tant qu’individus.
Première partieLes cadres et les mécanismes du discours
Chapitre premierLe cadre institutionnel et l’auditoire du discours: les parlements de Paris et Poitiers et leurs juges
Pour comprendre le fonctionnement de l’argumentation développée par les gens du roi, il convient tout d’abord de connaître l’environnement immédiat et l’auditoire de leurs plaidoiries. La présentation des parlements de Paris et de Poitiers et de leurs juges est d’autant plus nécessaire que l’on ne saurait s’appuyer sur les descriptions que les historiens du Parlement ont livrées des deux cours et de leur personnel. Le contexte politique et militaire des années 1418-1436 a donné lieu à des présentations plus passionnées que raisonnées, reposant sur des présupposés idéologiques et téléologiques. Il convient donc de rompre, d’une part, avec la vision nationaliste d’un parlement de Paris composé de “ collaborateurs ” avec l’ennemi anglais et, d’autre part, avec celle d’un parlement de Poitiers dont l’impuissance aurait été à l’image de celle de Charles VII, jusqu’à l’arrivée de Jeanne d’Arc sur la scène politique et militaire. Le réexamen de l’histoire des deux cours doit tirer parti des conclusions que de nouveaux courants d’interprétation, apparus dans la seconde moitié du xxe siècle (interprétations “ révisionniste ” et “ analytique et critique ”), ont apportées à l’analyse du conflit franco-anglais. La confrontation de la définition théorique de ces deux parlements avec l’analyse de leur activité pratique et l’étude des conseillers en tant que membres d’un même groupe permettent de dégager une image plus nuancée des deux cours.
En admettant que le maintien d’une double monarchie était plausible d’une part et en évitant de considérer la victoire de Charles VII comme inéluctable d’autre part, une lecture “ révisionniste ” des sources normatives qui ont défini et organisé les deux cours souveraines (ordonnances, lettres royales et traités) permet d’établir les fondements théoriques du dualisme institutionnel des années 1418-1436. Cette analyse démontre que les définitions que les princes donnaient de leur cour souveraine ne peuvent suffire à représenter les deux institutions. En effet, ces définitions participaient d’un effort de justification de la légitimité des deux gouvernements et évoluaient en fonction de la situation politique et militaire, sans pour autant correspondre à ce que fut dans la pratique l’action des deux cours. Leurs attributions et leur juridiction théoriques, telles qu’elles apparaissent dans les sources normatives, sont représentatives des souhaits de deux pouvoirs politiques rivaux, de leur antagonisme ou de leurs tentatives de conciliation, bien plus que de l’activité de l’une et l’autre cour.
La lecture “ analytique et critique ” des actes de la pratique (procès et délibérations au sein des deux cours), quant à elle, permet de montrer comment le dualisme institutionnel était vécu de l’intérieur, comment il était conçu, non plus vu depuis le Conseil du roi, mais dans les parlements eux-mêmes. La juridiction effective réduite des deux cours et l’activité judiciaire qui se dégagent des actes de la pratique diffèrent sensiblement des définitions théoriques formulées au Conseil du roi. L’activité des deux cours que révèlent les procès qui y furent débattus démontre que leur souci fut beaucoup plus d’établir leur autorité sur les territoires qu’elles pouvaient effectivement prétendre contrôler, que d’affirmer leur souveraineté face à leur rivale d’outre-Loire. Pour autant, la rareté des grands “ procès politiques ” ou l’absence presque totale de réflexions et de débats sur les implications théoriques des divisions à l’échelle du royaume ne doivent pas nécessairement mener à reléguer l’action des deux cours à un rôle de second plan dans l’histoire de cette période. S’il existe un écart important entre la théorie des sources normatives et l’action au quotidien des deux cours, l’étude des procès montre que le rôle des deux institutions n’en fut pas négligeable pour autant.
L’étude du personnel des deux cours permet de prolonger ces conclusions : si les conseillers des deux parlements n’ont pas été, comme les lettres royales et les historiens du xixe siècle à leur suite le laissent supposer, des sbires au service de l’ennemi anglais ou de loyaux serviteurs et des partisans inconditionnels du dauphin dès les jours de fuite de l’été 1418, le rôle plus nuancé qu’ils tinrent dans la réalité n’en fait pas pour autant des personnages de second ordre. La présentation de quelques-uns des conseillers des deux cours, l’analyse de leurs choix au moment de la scission de 1418 et face à l’éventualité d’une réunion des deux parlements, montrent que l’antagonisme entre les membres des deux institutions ne fut pas aussi tranché que les ordonnances et les historiens le laissent supposer ; en outre, leur engagement politique pour l’un ou l’autre parti ne résultait pas uniquement d’opinions personnelles sur la légitimité théorique de tel ou tel prince mais d’une variété de facteurs, tant politiques que financiers ou familiaux. Après 1436, ces hommes, qui avaient été opposés pendant quelques années par leur appartenance à deux institutions théoriquement rivales, se trouvaient à nouveau réunis au sein d’une même cour qui, ironiquement, constituait leur point commun principal.
Tel était donc le cadre général dans lequel le discours des gens du roi prit place entre 1418 et 1436. Ce cadre était théorique, à l’image des prescriptions des ordonnances royales dont les lieux communs se retrouvent parfois dans les plaidoiries prononcées devant les deux cours. Ce cadre avait aussi une réalité matérielle, celle de la forme que prit dans la pratique le dualisme institutionnel de ces quelques années, celle d’une guerre civile où la théorie constituait un enjeu primordial pour fonder la souveraineté et la légitimité du prince. Le cadre de ce discours était enfin celui qu’imposait le caractère de l’auditoire auquel il s’adressait. Cet auditoire, qu’il siège à Paris et à Poitiers, savait manier les définitions théoriques, mais savait aussi, par expérience, ce que l’adhésion à ces théories pouvait avoir de contingent.
Chapitre IILes auteurs et les acteurs du discours : les gens du roi aux parlements de Paris et de Poitiers
Après avoir défini le cadre institutionnel et précisé ce que pouvait être les idées et les valeurs de l’auditoire, il reste à présenter les acteurs du discours, les gens du roi eux-mêmes. Cet exposé a aussi pour but d’expliquer les ressorts de ce discours, en mettant en lumière les éléments constitutifs d’un ethos propres aux gens du roi dont ces derniers faisaient usage dans l’argumentation de leurs plaidoiries. Les gens du roi tiraient leur ethosà deux sources différentes : la première découle du prestige moral et de l’autorité que les attributions théoriques de leurs fonctions de représentants du roi leur conféraient ; la seconde tient aux caractéristiques individuelles de ces hommes, à leur histoire personnelle, bien connue d’un auditoire de juges qui avaient travaillé avec eux pendant des années et avec qui ils avaient en commun le service du roi et l’appartenance à un même milieu.
L’analyse des ordonnances et des arrêts de règlements publiés depuis les origines du Parlement démontre qu’au début du XV e siècle encore, la définition des diverses attributions des gens du roi restait extrêmement vague. Leur mission de défense des droits du roi, qu’aucun texte ne définit avec précision, justifiait l’extension de leurs attributions dans les domaines du contrôle administratif et du maintien de l’ordre public et impliquait qu’ils relèvent d’une procédure particulière. L’imprécision, voire l’absence de définition des modalités selon lesquelles le gens du roi devaient défendre les droits du souverain ouvrait, dans la pratique, un champ considérable à leur action. Cette action avait pour cadre les procès entre particuliers dans lesquels les gens du roi s’immisçaient constamment, donnant ainsi une réalité à des attributions qu’ils essayaient d’étendre autant que possible. La brièveté de la définition théorique des attributions des gens du roi se doit donc d’être complétée par une étude de leur mise en pratique grâce à l’analyse des plaidoiries.
Si les plaidoiries sont la source essentielle pour étudier et caractériser l’action des gens du roi, elles constituent en revanche une source extrêmement pauvre et décevante lorsque l’on cherche à établir l’identité de ces hommes. Fort heureusement, certains de ces individus étaient des personnages d’envergure, connus autrement que par leur activité au Parlement et il est même nécessaire de résumer l’abondance d’informations et d’études que certains d’entre eux ont déjà suscitées. Il convient de privilégier une présentation regroupant ces hommes par institution d’origine, Paris et Poitiers, plutôt que par fonction, avocats et procureurs généraux. Ce choix n’est pas orienté par la volonté de suggérer que le discours des gens du roi diffère d’une cour à l’autre et la présentation séparée du personnel des deux cours tient essentiellement au fait que ces individus possédaient plus de points communs par le milieu auxquels ils appartenaient, leurs liens de clientèle et leur profil de carrière, que par les fonctions qu’ils occupaient au Parlement. La tâche principale de l’étude prosopographique consiste précisément à démontrer que dans le contexte particulier du dualisme politique propre à la période considérée, l’institution d’attache, bien plus que la fonction, fut créatrice de caractéristiques et d’intérêts communs au sein d’un groupe que l’on peut appeler un corps restreint (les gens du roi) au sein d’un corps plus large (le Parlement).
Ainsi, à Poitiers, Pierre Cousinot (procureur du roi de 1418 à 1436), Guillaume Le Tur (avocat du roi de 1418 à 1427), Jean Rabateau (avocat du roi au criminel de 1427 à 1432), Jean Jouvenel (avocat du roi au civil de 1426 à 1432) et Jean Barbin (avocat du roi au civil de 1432 à 1436), avaient en commun un profil de carrière qui, débutant par l’exercice des fonctions de simple praticien, procureur ou avocat au Parlement, se poursuivait par une nomination à un office de procureur ou d’avocat du roi dans une autre cour d’appel, Chambre des comptes, Cour des monnaies ou Cour du Trésor, avant de siéger au Parlement. Leur carrière ne s’achevait pas dans ces fonctions et ces hommes étaient en général promus à des charges plus importantes, soit à la tête du Parlement, soit président d’autres cours royales comme la Chambre des comptes ou la Cour des aides, voire en dehors même de l’administration royale pour ceux qui devenaient évêques. Ces hommes étaient également unis par des liens avec l’administration financière et appartenaient aux mêmes réseaux de clientèle. Alors que ceux qui occupèrent les premiers les fonctions de représentants du roi au parlement de Poitiers avaient tous étés au service du duc d’Orléans, parfois depuis de nombreuses années, ceux qui les remplacèrent au cours des dernières années d’existence de la cour, Jean Rabateau et Jean Barbin, entrèrent dans des relations de clientèle centrées sur la ville de Poitiers et sa région. Malgré cette évolution, les gens du roi au Parlement de Poitiers constituaient un groupe homogène.
A Paris, le groupe que forme les gens du roi est un peu plus diversifié. En effet, Jean Aguenin (procureur du roi de 1418 à 1420), Gauthier Jayer (procureur du roi de 1421 à 1422), Guillaume Barthélémy (procureur du roi de 1422 à 1436), Pierre de Marigny (avocat du roi de 1418 à 1421) et Jean Rapiout (avocat du roi de 1422 à 1436) se distinguent les uns des autres par des profils de carrière, des fortunes et des engagements politiques différents. On peut, par exemple, opposer la personnalité d’un Jean Aguenin, issu d’une riche famille bourguignonne au service du duc depuis plusieurs décennies, exilé en 1417 pour son rôle déjà prééminent au sein du parti bourguignon et qui achèvera sa carrière en 1429 en cumulant les fonctions de second président au Parlement et de membre du Grand Conseil, à celle d’un Guillaume Barthélémy, membre d’une famille parisienne relativement modeste, simple avocat au Châtelet lorsqu’il est nommé avocat du roi au Parlement en 1422, et dont la neutralité, parfois même l’antagonisme, vis-à-vis du parti bourguignon se manifeste par ses fréquentes oppositions aux abus des officiers du duc et par sa rapide réintégration et promotion au poste de conseiller au sein du Parlement de Charles VII, après 1436. Entre ces deux extrêmes, le degré des fortunes et des sympathies bourguignonnes varie sensiblement et il semble que la caractéristique commune à ces hommes, particulièrement après l’entrée des Anglais dans la capitale, réside dans leur attachement aux institutions de la ville de Paris. L’étude des avocats et procureurs du roi au parlement de Paris démontre ainsi que l’adhésion de certains de ces hommes à la politique du gouvernement central était beaucoup plus nuancée qu’à Poitiers ; la diversité des profils témoigne d’une volonté de créer au sein du Parlement un équilibre entre la représentation des intérêts du parti bourguignon et de ceux d’un parti que l’on pourrait appeler “ parisien ”.
Chapitre IIILa plaidoirie : mécanismes d’un discours rhétorique
Après avoir établi le contexte général du discours, l’identité de l’auditoire auquel il s’adresse et celle de ceux qui l’élaborent et le prononcent, l’étude peut se concentrer sur l’analyse des plaidoiries. Il convient de fonder cette étude sur une présentation de la plaidoirie en tant que source historique et sur l’élaboration d’une méthode de lecture et d’interprétation qui réponde à la spécificité de ce document. Si les plaidoiries sont par nature partiales, leur nature rhétorique, loin de perturber voire d’interdire l’analyse critique, la facilite au contraire grandement. Il convient cependant de commencer par rappeler que les plaidoiries souffrent en tant que source des défauts qui sont propres aux fonds du Parlement dans leur ensemble et que la recherche d’un reflet juste de la criminalité du temps dans les registres de la cour est vouée à l’échec. Non seulement donc les procès débattus devant le Parlement ne sont pas représentatifs de la criminalité au sein du royaume, mais les plaidoiries, du fait du langage codé qu’elles emploient, surimposent une distorsion supplémentaire aux crimes et aux délits jugés. En effet, si la mise par écrit des plaidoiries les a presque totalement débarrassées de leurs artifices oratoires, l’argumentation consignée dans les registres reste diluée dans des figures de style et des topoï dont le but est précisément de masquer la stratégie persuasive du discours. La réalité dont elles témoignent n’est donc pas celle des faits, mais celle des normes que les institutions et le langage judiciaires cherchent à imposer. L’effort de normalisation des pratiques sociales, les stratégies du discours répressif constituent un objet d’étude à part entière qui ne possède pas moins de valeur qu’une criminalité factuelle, par ailleurs difficile à saisir. La connaissance de ces stratégies peut seule permettre de dégager les arguments logiques des obscurcissements et des déformations imposés par le genre rhétorique. Reste à établir une méthode d’analyse appropriée au discours particulier dont les plaidoiries sont porteuses. Les plaidoiries de l’époque considérée ne procèdent pas d’un simple genre rhétorique aux règles abstraites et imprécises, elles se conforment au modèle particulier de l’art rhétorique tel que défini par les auteurs de l’Antiquité, en particulier Aristote. Ainsi, le caractère formel de l’ancien art oratoire se retrouve intact en ce début de xve siècle et il convient d’utiliser la division quadripartite du discours rhétorique que les traités antiques préconisent (invention, disposition, élocution, action) et que les avocats avaient à l’esprit, lorsqu’ils composaient leurs plaidoiries, pour servir de guide à l’analyse. C’est en décomposant les plaidoiries selon ces parties qui ont présidé à leur confection que l’on peut retourner aux arguments logiques ( logos) qui se situent à la jonction des deux fonctions, persuasive et discursive.
Avant de procéder à cette analyse, il convient de situer les plaidoiries dans le cadre légal que leur impose la procédure suivie devant le Parlement. La plaidoirie constitue en effet un moment particulier du procès, une étape qui possède sa fonction propre. Les plaidoiries contiennent en elles-mêmes les éléments permettant l’étude de ce cadre procédural que la présentation des attributions théoriques des gens du roi n’a pu permettre d’établir. En effet, les plaidoiries constituent une source essentielle dans la mesure où la procédure elle-même, son respect ou les infractions qui y sont faites sont fréquemment utilisés comme arguments pour faire triompher les causes défendues à l’audience. Par leurs nombreuses références aux étapes du procès tant antérieures que postérieures, les plaidoiries permettent ainsi de reconstituer l’ensemble de la procédure mise en pratique, en même temps qu’elles nous renseignent sur leur propre situation et leur propre rôle en son sein. La présentation la plus simple et la plus claire de la procédure ainsi reconstruite consiste à suivre son ordre, étape par étape, depuis l’ajournement jusqu’aux plaidoiries elles-mêmes. Pour chacune de ces étapes, il convient de déterminer si la procédure normale on entend par “ normale ” celle qui s’appliquait aux particuliers était suivie ou non par les gens du roi. Une telle étude fondée sur les actes de la pratique permet de mettre à jour une procédure propre aux gens du roi qu’aucune source normative ne mentionne.
Enfin, il convient de vérifier la pertinence du procédé d’analyse que la caractérisation de la plaidoirie en tant que source a suggéré. Cette méthode consiste à décomposer la structure que le respect des règles de l’art rhétorique classique impose aux plaidoiries. Le texte consigné dans les registres doit ainsi être envisagé selon les différentes parties qui constituent, d’après ces critères, tout discours rhétorique : invention, disposition, élocution, action. Le parcours inverse au processus d’élaboration du discours part du résultat final, celui que conserve les registres, pour retourner, étape par étape, (action, élocution, disposition) au fondement dialectique de son argumentation (invention). En documentant l’étude de chacune de ces étapes par des exemples concrets, extraits des plaidoiries, il est possible de mesurer les forces et les faiblesses de la méthode d’analyse choisie. S’il faut se résoudre à reconnaître un bilan décevant en ce qui concerne l’étude de l’action et de l’élocution, que la mise par écrit rend extrêmement difficile, l’analyse de la disposition et surtout de l’invention se révèle fructueuse. En effet, la méthode employée permet d’établir que la première partie du discours, que l’art rhétorique antique désigne par le nom d’invention, en d’autres termes l’étape initiale qui dans le cas des plaidoiries consiste à rechercher les arguments rationnels ( logos) appropriés pour la défense d’une cause particulière, est assurément celle qui permet d’identifier et de caractériser au mieux la stratégie mise en œuvre pour maintenir, affirmer et étendre les droits royaux dans le débat auquel chaque procès donne lieu.
Deuxième partieLes fonctions du discours
Chapitre premierAspects statistiques
L’étude statistique des plaidoiries permet une première caractérisation générale de l’action des gens du roi. En analysant la fréquence de leurs plaidoiries, la répartition de leurs interventions entre appel et première instance, entre demandes et défenses, entre adjonctions aux parties et actions menées par le seul procureur du roi, il est possible de donner une première image de la fonction du discours, sans entrer dans le détail de son texte.
Les lacunes des fonds des parlements de Paris et de Poitiers, les décalages chronologiques entre les périodes couvertes par les registres des deux cours imposent de pratiquer cette étude statistique sur les registres de plaidoiries au civil entre les années 1421 et 1424. C’est en effet pour cette seule période qu’il est possible de mettre en regard des données comparables pour les deux institutions. Ainsi les registres X1a 4793 pour le parlement de Paris et X1a 9197 pour le parlement de Poitiers ont servi de base à un dépouillement systématique des interventions des gens du roi. L’entrée de ces interventions dans une base de données informatique permet, en premier lieu, de résoudre la difficulté posée par l’étalement des audiences d’une même affaire au sein des registres du fait de la lenteur de la procédure. L’index des noms des plaideurs extrait de cette base de données a ainsi été utilisé pour regrouper, grâce à des recoupements successifs, les plaidoiries qui appartenaient à une même affaire. Au total, ce sont 753 plaidoiries (388 à Poitiers, 365 à Paris) qui ont été traitées et ont permis de reconstituer 404 affaires distinctes (181 à Poitiers, 223 à Paris).
Ces 404 affaires constituent la base de l’étude statistique, dont l’apport majeur est de faire apparaître des divergences dans l’activité des gens du roi aux parlements de Paris et de Poitiers. Si, à Paris comme à Poitiers, la fréquence des interventions des gens du roi est proportionnelle à l’activité de la cour, l’évolution du nombre de plaidoiries est contraire : l’activité des gens du roi est en augmentation constante à Paris au cours des années 1421-1424, alors qu’elle décroît à Poitiers au cours de la même période. La répartition de leurs interventions entre appel et première instance diffère aussi : si la part des causes en appel décroît à Paris au cours de ces années, la proportion des affaires plaidées en appel y reste bien inférieure à celle constatée à Poitiers. L’étude démontre également que le procureur du roi à Paris intervient le plus fréquemment dans les procès sans être partie, contrairement au phénomène que l’on observe à Poitiers où ce type d’intervention est extrêmement rare. A Poitiers, le procureur du roi est le plus souvent partie adjointe au demandeur en première instance, préférence pour l’adjonction que l’on retrouve pour les causes plaidées en appel ; à Paris au contraire, si la répartition entre adjonction et action menée par le seul procureur du roi est plus équilibrée, les plaidoiries sont dans leur majorité des défenses.
Ainsi, l’étude statistique des plaidoiries démontre que des règles procédurales identiques dans les deux parlements débouchent sur des pratiques différentes. A Paris le procureur du roi a pour activité principale d’immiscer les droits du roi dans les affaires entre particuliers en présentant des conclusions sans être lui-même partie ; en second lieu, il défend les droits du roi dans des causes en appel, le plus souvent pour soutenir les officiers royaux des juridictions inférieures. A Poitiers, l’activité des gens du roi est comparable dans ses lignes générales à celle d’un ministère public s’adjoignant aux parties et prononçant des réquisitoires. Cette étude statistique suggère donc l’existence de deux fonctions différentes du discours à Paris et à Poitiers.
Chapitre IILes mécanismes du discours en action: études de cas
Les conclusions de l’étude statistique doivent être mises à l’épreuve de l’analyse du texte des plaidoiries. Ainsi la méthode établie en première partie se doit d’être appliquée à des plaidoiries envisagées comme parties intégrantes d’une même affaire. Le choix s’est porté sur quatre procès dont les plaidoiries de l’avocat du roi et de l’avocat de sa partie adverse ont été examinées en détail, en insistant sur les parties du discours (invention et disposition) propres à identifier les fonctions de l’argumentation mise en œuvre. Pour chacun de ces procès ont été reproduits en intégralité les textes des plaidoiries, des décisions du conseil et des arrêts, dans les cas où ces affaires avaient donné lieu à une sentence de la Cour.
Le premier de ces procès, débattu à Poitiers en 1423, oppose le procureur du roi adjoint à Pierre de Vendôme, demandeurs, d’une part, à Simon Anne, neveu de Pierre de Vendôme, et son compagnon Jean Le Chat, défendeurs, d’autre part ; ces derniers sont accusés de l’empoisonnement supposé de Perrette Audiguelle, femme de Pierre de Vendôme. Le second procès, débattu à Poitiers en 1430-1432, oppose le procureur du roi demandeur en appel aux capitouls de Toulouse et à plusieurs autres officiers de la ville, au sujet d’un conflit de juridiction suscité par l’exécution de Claire Baudon, coupable du meurtre de son mari, officier du roi. Le troisième procès, débattu à Paris en 1422, oppose les héritiers de Jean Soulas au procureur du roi, qui avait fait saisir les biens du défunt pour cause de recel, imputé à la veuve et à son gendre. Le quatrième et dernier procès, également débattu à Paris en 1422, oppose deux marchands de bétail, Laurent Caignol et Pierre Le Valois, demandeurs en appel, au procureur du roi adjoint aux habitants de Gonesse, qui avaient fait saisir les bœufs des deux marchands, en vertu d’une coutume interdisant de faire paître des animaux plus d’une nuit sur le territoire de la paroisse sans le consentement préalable des habitants.
L’analyse de ces procès démontre qu’en dépit de la variété des causes dont ils débattent et de la différence d’activité qui se dégage de l’approche statistique, une argumentation et des fonctions communes caractérisent les plaidoiries des gens du roi aux parlements de Paris et de Poitiers. La fonction persuasive, qui vise à faire triompher la cause défendue dans l’opinion des juges, s’accompagne d’autres fonctions : herméneutique les plaidoiries doivent interpréter l’argumentation de la partie adverse pour la dénier ; heuristique elles prétendent à la découverte d’un vraisemblable qu’elles s’attachent à présenter comme vrai ; et enfin pédagogique par un processus de répétition, elles inculquent un système de normes et de valeurs à leur auditoire. Si l’on ne considère les plaidoiries que comme discours judiciaire, ces dernières fonctions sont toutes auxiliaires de sa fonction persuasive. Cependant, l’analyse montre que la fonction persuasive, adaptée aux caractères propres à chaque affaire, peut être qualifiée d’anecdotique, si on la compare à une fonction discursive dont le but est de dire le droit royal, de justifier sa souveraineté en assimilant le bien public aux intérêts de la couronne. Au sein des deux cours, cette fonction discursive est assurée par la mise en œuvre d’une même dialectique qui fait usage d’un fonds d’éléments communs : déclinaisons d’identité des plaideurs, ordonnances royales, droit romain, poncifs sur l’état du royaume.
Conclusion
L’étude des plaidoiries révèle la nature complexe de la rhétorique qu’elles déploient. Non seulement judiciaire, tour à tour accusatoire et défensif, ce discours est aussi épidictique il loue et, plus souvent, blâme des catégories de sujets du roi et délibératif il conseille ou déconseille des mesures à prendre pour le bien du royaume. L’action des gens du roi soutient et prolonge l’activité législative réduite du conseil royal : elle transfère dans la pratique judiciaire le corps de doctrine des juristes royaux. Cette translation est accompagnée et étayée par l’affirmation des droits inhérents à la souveraineté royale et par une démonstration de leurs fondements, que la diversité des causes débattues permet d’illustrer concrètement. En dépit de la fragilisation que subit alors le pouvoir royal de part et d’autre de la Loire et d’un dualisme institutionnel qui sur de nombreux points opposent les deux cours et leur personnel, cette action des gens du roi ne faiblit ni à Paris ni à Poitiers. La nécessité de légitimation des rois qu’ils représentaient, imposée par le contexte politique, donnait même une importance et une vigueur particulières à la fonction discursive de leurs plaidoiries. Malgré les différences qui séparaient les deux “ collèges ” des gens du roi à Paris et à Poitiers, cette fonction fut mise en œuvre en usant d’une argumentation identique. L’étude de leurs plaidoiries démontre que les gens du roi représentaient plus les principes monarchiques fondateurs de ce que nous appelons aujourd’hui l’Etat souverain que les intérêts particuliers de deux dynasties rivales. Promoteurs des mêmes normes et d’un même droit royal en gestation, ces hommes étaient à l’image de deux parlements que seuls les événements militaires avaient séparés. L’identité des principes que défendaient ces praticiens et ces orateurs de talent devant l’une et l’autre cour explique en partie qu’à la fin de l’année 1436 la fusion des deux institutions ait été rendue possible et même souhaitable aux yeux de Charles VII.
Pièces justificatives
Extraits de plaidoiries prononcées par les avocats du roi aux parlements de Paris et de Poitiers. Extraits de séances de conseil, d’arrêts et d’accords relatifs aux gens du roi. Lettres patentes restituant à Jean Rapiout des biens qui lui avaient été confisqués par le gouvernement armagnac. Lettres confirmant Pierre Cousinot dans l’exercice de ses fonctions de procureur général du roi. Quittances des gens du roi pour paiement de leurs gages.
Annexes
Graphiques illustrant l’étude statistique des plaidoiries des gens du roi.