Notre-Dame de Senlis : une cathédrale au coeur de la cité
Introduction
La cathédrale gothique conserve dans la pierre le souvenir des ambitions et des aspirations d’une société, dont elle reflète la culture, la pensée et les pratiques liturgiques. Malgré sa taille modeste, bien éloignée du gigantisme de certaines de ses contemporaines, Notre-Dame de Senlis est le fruit de l’ambition d’un prélat cultivé, désireux de doter son diocèse d’un édifice répondant aux exigences nouvelles. Située dans le quart nord-est de l’enceinte du Bas-Empire, elle en occupe son point culminant et domine de sa flèche élancée cette cité picarde, encore fortement marquée en son centre par la topographie médiévale. Trop souvent étudiée pour son seul portail occidental, dont la nouveauté du thème ne manqua pas de frapper les historiens d’art, Notre-Dame suscita peu d’intérêt, ce que déplorait déjà Anthyme Saint-Paul en 1877. Les dommages subis par la construction gothique desservirent ce monument, qui se révèle pourtant passionnant.
Sources
Plusieurs types de sources ont été utilisés pour cette étude. Les archives conservées frappent par leur pauvreté, notamment pour le haut Moyen Âge. Aucune charte, ni notice épiscopale du xie siècle ne subsiste. Cette pauvreté documentaire, certes fréquente pour des périodes anciennes, ne permet guère de s’appuyer sur des documents pour l’étude de l’évolution du groupe épiscopal senlisien et de la mise en œuvre de la construction gothique. Pour les périodes ultérieures, les archives provenant de l’évêché, du chapitre cathédral et de la fabrique ont été dépouillées. Elles sont conservées, pour ce qu’il en reste, aux archives départementales de l’Oise dans la série G (clergé séculier avant 1790) et la sous-série 2 Gp (fabriques). Elles ont été complétées par l’obituaire de l’église de Senlis (Paris, Bibl. nat. de France, lat. 9975) et par la collection de Picardie, à la Bibliothèque nationale de France. Les Collectanea Silvanectensia d’Afforty (1740-1786), dont les manuscrits se trouvent à la bibliothèque municipale de Senlis, représentent par ailleurs une source indispensable à toute étude concernant le diocèse et la ville de Senlis : eux seuls gardent la trace de documents perdus ou détruits lors des désordres révolutionnaires. On a recouru par ailleurs à des sources iconographiques et cartographiques, conservées aux départements des estampes et des cartes et plans de la Bibliothèque nationale de France, à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, aux Archives nationales (série NN) et aux archives départementales de l’Oise (série Fi). Les plans cadastraux ont constitué un dernier type de sources, essentiel à la compréhension de la topographie de la cité.
Historiographie et problématique
Retracée pour la première fois au début du xviie siècle par Charles Jaulnay, doyen de l’église Saint-Rieul de Senlis,
l’histoire de Notre-Dame fut reprise par l’abbé Blond en 1866. Ce travail, aux analyses peu rigoureuses, conditionna pendant plusieurs
décennies les écrits se rapportant à cet édifice : cinquante ans plus tard, Marcel Aubert déclarait s’être appuyé sur cet article pour mener
à bien le premier chapitre de sa monographie, qui s’imposa pendant plus de cinquante ans comme une référence incontournable. Il fallut
attendre la fin des années 1970 et la thèse de doctorat de Diane Brouillette sur la sculpture de Notre-Dame pour donner un nouvel élan aux
recherches, qui s’épanouirent au sein des publications de la Société d’histoire et d’archéologie de Senlis.
L’étude entreprise ici
envisage Notre-Dame de Senlis dans des cadres spatial et chronologique élargis, essentiels à la compréhension de l’édifice gothique.
Notre-Dame n’est pas née ex nihilo au xiie siècle : elle est l’héritière de constructions et de
reconstructions, de réflexions idéologiques et architecturales qui amenèrent les maîtres d’ouvrage à repenser les édifices cultuels dans
leur nombre, leur organisation ou leur forme. Sous les apparentes ruptures des reconstructions successives, se dissimulent une inaltérable
stabilité du site et une adaptation à l’édifice précédent, motivées par la nécessaire continuité du culte. Notre-Dame s’intègre d’autre part
au sein de la cité, dans laquelle elle occupe une place importante, entourée des différentes composantes de la ville sainte, l’enclos
canonial et le palais épiscopal. Seule l’étude de l’édifice depuis son implantation primitive et la prise en compte de son évolution au sein
de la cité permettent d’éclairer la construction gothique.
Première partieDe la cathédrale primitive au xe siècle
Senlis antique. La ville de Senlis est construite sur un terrain qui s’élève sensiblement depuis le sud, où coule la
Nonette, jusqu’à la partie septentrionale de l’enceinte du Bas-Empire, qui culmine à 78 mètres. Probablement fondé à l’époque d’Auguste, Augustomagus, “ le marché d’Auguste ”, est élevé au rang de cité malgré la superficie fort réduite du territoire de la civitas Sulbanectium. Sa situation géographique, qui en fait un véritable nœud routier entre la Belgique et la Gaule,
justifie ce changement de statut. Entouré d’une muraille au Bas-Empire et ainsi réduit à environ six hectares, Senlis vit son tracé urbain
se modifier, même si les voies principales furent épargnées.
Christianisation et implantation de la cathédrale primitive. Malgré les incertitudes qui demeurent quant aux conditions
d’évangélisation de la cité senlisienne, il semble fort probable qu’elle fut christianisée au cours du ive siècle,
ainsi que le rapporte la tradition, même si le rôle de saint Rieul, généralement considéré comme l’évangélisateur et le premier évêque de la
ville, est fortement sujet à caution. C’est à cette date que la cité accueillit un premier édifice cathédral qui s’éleva dès l’origine dans
le quart nord-est de la cité, c’est-à-dire à son emplacement actuel. Les recherches sur la topographie chrétienne des cités de la Gaule
eurent en effet raison de la thèse selon laquelle les premiers Chrétiens se seraient installés tardivement à l’intérieur de l’enceinte.
Seuls trois cas de déplacements nous sont connus, (Arles, Auxerre et Aix-en-Provence), mais ils s’effectuèrent tous à l’intérieur de la
muraille gallo-romaine. Cette implantation au cœur de la cité traduit la volonté de l’évêque d’occuper une position géographique centrale et
symbolique et trouve sa raison d’être dans l’essence même du mot ecclesia, l’assemblée, le rassemblement de la communauté
et, de là, l’espace de la communauté chrétienne au sein de la cité.
Les chanoines, de l’adoption de la réforme de Chrodegang au xiie siècle . C’est avant l’an mil que
se dessina l’organisation du groupe épiscopal de Senlis, cité où séjournèrent les Carolingiens puis les Capétiens. La date d’introduction de
la réforme canoniale à Senlis n’est pas connue par les textes. Les chanoines de la cathédrale Notre-Dame sont mentionnés pour la première
fois en 1041, mais l’attestation de chanoines à Saint-Rieul, église située à quelques centaines de mètres au nord de l’enceinte, dès 983
tend à faire supposer que Notre-Dame était dotée d’un chapitre avant le milieu du xie siècle. En 1068, un acte de
Philippe Ier permet en revanche de proposer un terminus ante quem pour l’abandon de la vie en
communauté. Il y est en effet fait mention pour la première fois de maisons canoniales et par là même du nécessaire abandon de la vie
commune. Les bâtiments communs du chapitre étaient initialement installés au nord de Notre-Dame, où les fouilles révélèrent la présence de
cuisines. L’extension de la cathédrale au xiiie siècle contraignit les chanoines à abandonner cet espace au cours du
deuxième quart du xiiie siècle, date à laquelle Louis IX accorda au chapitre l’autorisation d’implanter le quartier
canonial au sud de Notre-Dame.
Deuxième partieLe groupe épiscopal senlisien autour de l’an mil.
Senlis autour de l’an mil. Passée en 980 aux mains de Hugues Capet, Senlis connut autour de l’an mil un essor
considérable. Sa situation géographique et stratégique ainsi que les attraits traditionnels exercés par la proximité de forêts giboyeuses en
firent un lieu de résidence particulièrement apprécié de la dynastie capétienne, qui participa au dynamisme de la ville à l’aube du nouveau
millénaire.
Notre-Dame. Notre-Dame est mentionnée pour la première fois par une addition du xe siècle figurant
dans un sacramentaire de l’église de Senlis daté de 880 et conservé à la bibliothèque Sainte-Geneviève, à Paris. Elle bénéficia du dynamisme
de la ville autour de l’an mil, ainsi que l’atteste à deux reprises l’obituaire de l’église de Senlis. Y sont mentionnés une donation faite
par l’évêque Constance (965-986) et les travaux entrepris par l’évêque Eudes, sans préciser s’il s’agissait de Eudes I er (989-993) ou d’Eudes II (1068-1069). Cette imprécision ne fut pas sans conséquence pour l’analyse de l’actuelle chapelle
octogonale, édifice situé au sud de Notre-Dame.
Saint-Gervais-Saint-Protais. Associée par deux fois à Notre-Dame, une église répondant au vocable
Saint-Gervais-Saint-Protais apparaît dans les textes au ixe siècle, attestant l’existence d’une cathédrale double. Des
documents postérieurs associent ce vocable à l’édifice octogonal situé au sud de Notre-Dame et communément appelé “ chapelle octogonale ”.
Cet édifice, dont les parties les plus anciennes sont contemporaines de l’an mil, fut identifié, en raison de son plan centré, à l’ancien
baptistère du groupe cathédral, tandis que la deuxième église était située à l’ouest de Notre-Dame, suivant en cela le modèle parisien
proposé par Jean Hubert. La remise en question de ce modèle appelle un réexamen de la restitution du groupe cathédral de Senlis et de la
fonction de l’édifice octogonal autour de l’an mil. Le plan centré est l’un des grands schémas architecturaux de l’Antiquité tardive,
période au cours de laquelle il fut adopté pour des baptistères et des martyria : cette diversité d’usage interdit donc
d’établir un rapport univoque entre la fonction d’un édifice et ce parti architectural. Le vocable associé à cet édifice, sa localisation à
l’écart de l’église cathédrale et l’évolution du culte des reliques en font plus assurément une église destinée à conserver dès l’origine
les reliques des deux saints milanais qu’un ancien baptistère ou une chapelle.
Troisième partieNotre-Dame au xiie siècle
Le contexte de la reconstruction. A l’aube de la première moitié du xiie siècle, l’évêque de Senlis
décida de se lancer à son tour dans l’exceptionnelle aventure lancée en Ile-de-France par l’abbé Suger à Saint-Denis et par l’archevêque
Henri Sanglier à Sens, malgré les dimensions et les revenus modestes de son diocèse. La présence fréquente des rois et la personnalité
marquante de l’évêque Pierre (1134-1151) apparaissent comme les moteurs principaux de cette entreprise. Cependant, seuls les prélats
jouèrent un rôle significatif dans le financement et l’élaboration du programme du nouvel édifice, la participation financière du roi et du
chapitre se révélant quasi-inexistante.
Notre-Dame de Senlis au cœur de la cité et de la ville sainte. La cathédrale s’inscrit dans un ensemble plus vaste, la
“ ville sainte ”, dont l’emplacement de chacune des composantes est essentiel à la compréhension de la vie qui anime ce qui constitue
véritablement une ville dans la cité. La nécessité pour l’évêque et les chanoines de se rendre rapidement dans l’édifice cultuel afin d’y
célébrer l’office supposait d’installer à proximité le palais épiscopal et le quartier canonial et de ménager des accès reliant directement
ces derniers à la cathédrale. A Senlis, l’organisation de la ville sainte n’échappe pas à cette nécessaire proximité : seul l’hôtel-Dieu fut
érigé à l’extérieur de l’enceinte témoignage de la densité du bâti à l’intérieur de cette dernière, avant d’être transféré dans la cité,
fait exceptionnel, grâce à la concession par la famille de Garlande d’un fief qu’elle possédait à l’intérieur de l’enceinte.
La cathédrale du xiiie au xxe siècle : modifications et restaurations . La
restitution du plan et de l’élévation de Notre-Dame de Senlis se révèle délicate tant les modifications subies par l’édifice furent
nombreuses. Au cours des années 1230, une flèche fut érigée ; puis fut adjoint un transept, lui même largement modifié à la suite de
l’incendie qui éclata en juin 1504 et endommagea gravement l’édifice. La cathédrale ne connut par la suite que des transformations
mineures : en 1671, l’actuelle chapelle du Sacré-Cœur fut élevée à l’emplacement de la tour gallo-romaine qui abritait probablement la
chapelle Saint-Michel ; en 1751, le porche du portail occidental fut abattu. A la Révolution, les portails furent mutilés, le mobilier
liturgique fut dispersé. Classée monument historique en 1837, Notre-Dame fit l’objet de restaurations, plus ou moins heureuses, au cours de
la décennie suivante. En 1845-1846, les têtes des statues-colonnes, décapitées en 1793, furent remplacées par celles réalisées par le
sculpteur Robinet, sous la direction de l’architecte Ramée. En 1847 enfin, la chapelle d’axe fut remplacée par une chapelle plus profonde.
La chronologie de la reconstruction. Seule la date de la consécration, le 16 juin 1191, est connue avec certitude.
L’attribution de l’initiative de la reconstruction à l’évêque Thibaud est tardive, alors que l’acte utilisé pour appuyer la chronologie du
chœur se révèle mal daté : ces deux éléments ne permettent guère d’assurer la chronologie de l’édifice. Par ailleurs, les récentes
hypothèses formulées sur la datation du portail du bras nord du transept de Saint-Denis, les rapports de ce dernier avec le portail
occidental de Senlis, le changement qui s’opère durant la deuxième moitié du xiie siècle sur les chantiers du nord de
la France incitent à la plus grande prudence quant à l’acceptation de la chronologie traditionnellement admise : cette dernière repose en
effet sur des arguments stylistiques et historiques parfois discutables. Le massif occidental, qui ne peut que frapper par l’exceptionnelle
qualité de sa mise en œuvre et par la nouveauté et la qualité de la sculpture du portail central, semble devoir être vieilli et attribué à
l’évêque Pierre (1134-1151). Ancien chanoine de Sainte-Geneviève de Paris, proche de l’abbaye de Saint-Victor et de Hugues, son abbé, Pierre
fut l’ami intime de Suger, dont il veilla la mort. Comme sur de nombreux édifices de l’Ile-de-France, le chantier fut très probablement
entrepris à l’ouest, avant d’être transféré à l’est.
Notre-Dame au xiie siècle . Le premier mérite de l’architecte, dont l’identité nous est inconnue,
fut de concevoir un plan permettant d’intégrer les bâtiments préexistants et de s’intégrer dans un site présentant de nombreuses
contraintes. Il s’attacha à lier étroitement à la nouvelle cathédrale la tour gallo-romaine et les bâtiments du chapitre, au nord, et
l’église Saint-Gervais-Saint-Protais, au sud. La construction gothique se révèle fédératrice des composantes du groupe cathédral et s’avère
à l’analyse extrêmement bien pensée et en adéquation avec le groupe épiscopal, avec lequel des communications sont ménagées afin de
permettre un accès direct à l’évêque et aux chanoines. L’accès des fidèles obéit, quant à lui, à la topographie urbaine et ne semble pas
s’effectuer par l’ouest mais par le sud, malgré le soin apporté au massif occidental et la volonté manifestée par l’évêque d’orienter plus
fortement sa cathédrale.
L’organisation intérieure de l’édifice. Rares sont les documents qui nous renseignent sur les autels installés dans les
édifices cathédraux. S’il est fréquent de trouver mention de ces derniers dans les actes de fondation, dans des documents relatifs aux
décimes des chapelles ou dans les ventes après les saisies révolutionnaires, trouver des plans, des dessins des édifices antérieurs à la
Révolution et des indications de localisation des autels est, malheureusement pour l’historien, beaucoup moins habituel. Aucun plan
antérieur à 1789 et représentant les autels n’est conservé. Une liste des chapelains de Notre-Dame de Senlis datée du 12 octobre 1465 qui
fournit les dédicaces d’autels, différents actes de fondations et des mentions rencontrées au hasard de la documentation permettent
cependant de connaître partiellement leur emplacement.
Technicité du chantier. L’observation minutieuse de la construction révèle la présence de tracés plus ou moins élaborés.
Si ceux repérés sur la façade sont identifiables à des marques de tâcherons, les étoiles tracées sur le chevet ainsi que les roses stylisées
repérées dans le massif occidental et la chapelle du Bailli ne peuvent être assimilées à des marques de tâcherons, ces dernières requérant
simplicité et rapidité d’exécution. Ces tracés soignés gardent le souvenir des techniques et de l’art de la géométrie des chantiers
médiévaux.
Conclusion
La construction de Notre-Dame de Senlis se déroula dans un contexte politique et intellectuel extrêmement favorable, grâce à la présence fréquente des rois capétiens et à la personnalité particulièrement brillante de l’évêque Pierre (1134-1151), qui prit l’initiative de la reconstruction de la cathédrale, comme le montre un faisceau d’indices archéologiques, stylistiques et historiques. La situation financière du diocèse constitua la principale entrave à la réalisation d’un édifice que l’on voulut ambitieux, ainsi qu’en témoigne la qualité remarquable du massif occidental et de la sculpture de son portail central. Le chantier de la cathédrale de Senlis illustre de manière exemplaire l’intégration en un seul monument des composantes du groupe cathédral, comme les liens très étroits qui unissaient l’édifice de culte à la ville sainte et à la cité. Malgré les destructions et les restaurations qui altérèrent son plan initial, la cathédrale de Senlis livre nombre de ses secrets à l’observation. Souhaitons que cet édifice trop souvent omis ou évoqué pour son seul portail intéressera désormais plus largement les chercheurs de la première architecture gothique.
Pièces justificatives
Actes divers concernant l’évolution du quartier canonial, la construction de Notre-Dame au xiie siècle. Obits des évêques de Senlis contemporains des travaux effectués dans la cathédrale. Détails des différents objets de sculpture étudiés et modelés par Pierre Robinet, statuaire, pour la restauration du portail principal de la cathédrale de Senlis.
Annexes
Liste chronologique des évêques de Senlis et des doyens de Notre-Dame. Tableau des restaurations des statues-colonnes du portail du Couronnement de la Vierge. Relevé des tracés observés à Notre-Dame. Plans, photographies et gravures.