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École des chartes » thèses » 2002

La politique du patrimoine monumental d’André Malraux à Michel Guy (1958-1974)


Introduction

Une vingtaine d’années a suffi pour que l’étude des politiques culturelles s’impose à l’attention des historiens de la France contemporaine. Plusieurs voies ont été suivies pour explorer ce nouveau champ de recherche. La question des interactions entre les initiatives locales et celles de l’état a été abordée dans des monographies prenant pour cadre une ville ou une région. Des ouvrages collectifs ont permis de comparer ces points de vue et d’esquisser des synthèses nationales. Le genre de la biographie a fourni un autre angle d’attaque. De grandes figures de la politique culturelle ont trouvé leur portraitiste, à l’image d’André Malraux et de Jean Vilar. Des études sectorielles ont été menées pour approfondir l’analyse du rôle de l’état dans des domaines particuliers, comme celui de l’art contemporain ou du théâtre.
La connaissance de la direction de l’Architecture a profité de ces avancées. En retraçant l’histoire des départements ministériels en charge de l’urbanisme et de la qualité du cadre de vie, Eric Lengereau a été amené à s’intéresser à l’action de cette administration. Il a surtout porté attention à ses responsabilités en matière de création architecturale, d’enseignement et de réglementation de la profession d’architecte. Le domaine des monuments historiques, des objets d’art, des sites et des secteurs sauvegardés est resté à la marge de ses préoccupations. Il convenait de prolonger cette enquête en l’élargissant au secteur du patrimoine monumental.


Sources

Les Archives nationales conservent au centre des archives contemporaines de Fontainebleau l’essentiel des versements effectués par la direction de l’Architecture, le service de l’Inventaire général et la Caisse nationale des monuments historiques et des sites. Il ne reste presque rien de l’activité des cabinets ministériels. L’élaboration et l’application de la loi sur les secteurs sauvegardés ont été suivies à partir des archives déposées par le ministère de l’Equipement.
La Médiathèque de l’architecture et du patrimoine a fourni des renseignements précieux sur certains points particuliers comme les campagnes de protection thématique, les relations avec les associations, ou l’élaboration des plans archéologiques des villes (série 80 “ généralités sur les monuments historiques ”). Les dossiers de la sous-direction des Monuments historiques ont permis de s’attarder sur de grands chantiers jugés représentatifs de la pratique de la restauration dans les années soixante (série 81 “ travaux ”). Les archives privées de Bertrand Monnet ont été utilisées pour prendre connaissance des débats qui ont agité le corps des architectes en chef des monuments historiques.
Onze administrateurs de la direction de l’Architecture des années soixante et soixante-dix ont bien voulu apporter leur témoignage sur leur travail rue de Valois. À l’occasion d’une de ces entrevues, Michel Denieul, directeur de l’Architecture de 1969 à 1971, a accepté de mettre à disposition ses papiers personnels aujourd’hui en cours de classement aux archives départementales de l’Essonne.


Première partie
Nouveau ministère, nouveaux moyens


Chapitre premier
Le renouvellement des cadres

Le rôle des ministres et de leur entourage. -- Comme l’inventaire de sa bibliothèque le laisse supposer, André Malraux est sensible aux chefs d’œuvre de l’architecture française. La restauration du château de Fontainebleau le passionne autant que le réaménagement des Tuileries et du Louvre. Il s’intéresse aux grands chantiers d’urbanisme parisien et s’approprie par la magie du verbe le mérite du ravalement de la capitale. Cette passion pour les joyaux de l’architecture française s’accompagne d’une curiosité pour des monuments encore en quête de reconnaissance, comme le Palais idéal du facteur Cheval. Si les interventions du ministre sont assez rares et discrètes, Max Querrien supporte mal la tutelle que fait peser sur lui le cabinet. Accusé d’user trop largement de son autonomie, le directeur de l’Architecture s’estime insuffisamment soutenu dans ses négociations budgétaires et ses tentatives de réforme. En 1968, il est remplacé par un membre du corps préfectoral, Michel Denieul, qui obtient du successeur d’André Malraux une déclaration en conseil des ministres sur la politique du patrimoine monumental. La plupart des dispositions contenues dans ce programme d’action sont mises en œuvre pendant le mandat de Jacques Duhamel entre 1971 et 1973. Alain Bacquet, appelé à remplacer Michel Denieul pour achever la rédaction de la loi sur l’architecture, demeure fidèle aux orientations de son prédécesseur en matière de patrimoine.
Les transformations de la direction de l’Architecture.-- L’arrivée de fonctionnaires de la France d’outre-mer et d’anciens élèves de l’école nationale d’administration transforme l’organisation de la direction de l’Architecture. À René Perchet, pur produit du secrétariat aux Beaux-Arts, succède un représentant de la nouvelle génération de technocrates, le conseiller d’état Max Querrien. À la demande du cabinet du ministre, la direction de l’Architecture se sépare de pans entiers de son activité qui grèvent son budget sans avoir une portée culturelle évidente. Le service des Bâtiments civils est progressivement vidé de sa substance. La direction de l’Architecture cesse de construire pour le compte des autres ministères. Les édifices officiels intéressants du point de vue de l’histoire de l’art sont versés dans la catégorie des monuments historiques. La division de la Création architecturale s’oriente vers un nouveau type d’action. Pensée comme une administration de mission, elle offre moins aux maîtres d’ouvrage des moyens financiers qu’une capacité d’expertise. La direction de l’Architecture reste la plus grande consommatrice des crédits du ministère des Affaires culturelles. Jalouse de son autonomie, elle n’apprécie pas le contrôle qu’exerce sur elle la direction de l’Administration générale et entretient peu de relations avec les autres services patrimoniaux du ministère.

Chapitre II
Les instances consultatives et les architectes

La commission supérieure entre tradition et modernité. -- La commission supérieure des monuments historiques est chargée de donner son avis sur les mesures de protection et les travaux de restauration. Traditionnellement partagée entre historiens de l’art et architectes, l’assemblée est également dominée par la figure d’Henry de Ségogne, un conseiller d’état qui a été commissaire au Tourisme sous le régime de Vichy avant de prendre la tête d’associations pour la défense et la mise en valeur des monuments historiques. L’arrivée de Michel Denieul à la tête de la direction de l’Architecture est ressentie comme une victoire des historiens. Les réformes qui touchent à la composition des assemblées et à l’organisation des séances leur sont en effet favorables.
Les architectes à l’heure de la réforme. -- Depuis la Libération, le comité d’enquête sur le coût et le rendement des services publics critique la situation des architectes en chef des monuments historiques. Les honoraires qu’ils reçoivent sont calculés proportionnellement au coût des travaux qu’ils dirigent. Or l’administration contrôle très peu leurs devis. Entre 1946 et 1949, les architectes des Bâtiments de France et les conservateurs régionaux sont créés pour mieux encadrer leur action. Henry de Ségogne, l’un des artisans de cette réforme, réclame la fonctionnarisation des architectes en chef. Max Querrien est plus mesuré. Il propose d’instaurer des modes de rémunération différents selon que les travaux entrepris relèvent du service public ou de l’activité privée. Michel Denieul opte pour une autre solution. Il cherche à renforcer le contrôle qui s’exerce sur les architectes des monuments historiques en réformant l’inspection, en imposant une période probatoire aux lauréats du concours, et en instaurant des sanctions en cas de fautes professionnelles. Pour casser l’esprit de corps, il décide d’élargir la base de recrutement de ses architectes et intègre cinq candidats sur titres. La fronde de la compagnie des architectes en chef condamne la réforme ébauchée avant même qu’une décision du Conseil d’Etat ne la rende impossible.
Centralisme et déconcentration. -- Le mouvement de déconcentration qui s’affirme dans les années soixante donne aux conservations régionales des Bâtiments de France des compétences de plus en plus élargies. Cette montée en puissance ne se fait pas sans mal. Les moyens donnés sont rarement à la hauteur des missions demandées mais les efforts de réorganisation finissent par porter leurs fruits. Les premières directions régionales des Affaires culturelles créées en 1969 fonctionnent avec le personnel des services extérieurs de la direction de l’Architecture.

Chapitre III
De la politique du faste à la doctrine de la transmission

La planification. -- André Malraux et son équipe veulent légitimer leur action en l’inscrivant dans la logique de la planification. En 1961, la direction de l’Architecture aborde dans un état d’impréparation manifeste les discussions du IV e Plan. La commission de l’équipement culturel critique sévèrement son manque d’organisation et de créativité. La part de “ la pierre ” dans les dépenses du ministère est jugée trop importante. Les planificateurs proposent de réduire le budget de la direction de l’Architecture pour financer d’autres mesures. La difficulté à mettre en place les premières maisons de la culture ne permet pas d’effectuer ce rééquilibrage. André Malraux et son équipe cherchent alors à réintégrer le patrimoine bâti dans leur discours sur la politique culturelle. Le ve Plan entérine ce retour en grâce, mais le budget de la direction de l’Architecture n’en subit pas moins des prélèvements importants. Les experts réunis autour d’Henry de Ségogne n’hésitent pas à envisager le déclassement d’une partie du patrimoine français pour éviter la pénurie. Le vie Plan prend le contre-pied de cette proposition en se donnant comme objectif le sauvetage de l’intégralité du patrimoine et sa transmission aux générations futures. Michel Denieul se fait l’avocat de solutions économiques, donnant une nouvelle orientation au service des Monuments historiques.
Les lois de programme. -- En obtenant du Parlement un engagement solennel à financer la restauration des grands monuments nationaux, le ministère des Affaires culturelles décide de concentrer ses moyens financiers sur un petit nombre d’édifices. La première loi de programme ne vise que sept édifices. Elle permet la réalisation de travaux importants, menés le plus souvent avec l’idée d’un retour à l’état initial. À Fontainebleau et au Louvre, les projets des architectes se heurtent à l’opposition des historiens de l’art, soucieux de ne pas voir privilégiée une époque par rapport à une autre. La deuxième loi de programme reprend les mêmes idées, mais élargie à une centaine d’édifices, elle n’a pas l’aspect spectaculaire de sa devancière. Les critiques ne désarment pas pour autant. La direction de l’Architecture ne parvient plus à justifier l’attention privilégiée qu’elle porte à certains monuments alors que ses moyens financiers ne lui permettent plus de répondre partout aux urgences. La contradiction est finalement dénouée dans le choix de ne pas lancer de troisième loi de programme. Jacques Duhamel assume cette décision qui lui permet de se démarquer de l’héritage du fondateur du ministère des Affaires culturelles.


Deuxième partie
Monuments historiques, sites et urbanisme


Chapitre premier
La politique des sites en France

Améliorer la loi. -- La loi du 2 mai 1930 permet de classer ou d’inscrire des sites pour en contrôler l’évolution. Mais la procédure est longue et complexe. Elle n’autorise la prise en compte que des sites de faible étendue. Les zones sensibles, créées en partenariat avec le ministère de la Construction de Pierre Sudreau, permettent d’échapper à ce carcan. Mais sans existence légale, elles restent peu efficaces. Le texte promulgué le 28 décembre 1967 tend à alléger le régime de la publicité foncière exigée de l’administration en cas de protection au titre des sites : il devient possible de changer d’échelle. La direction de l’Architecture utilise ce nouveau moyen pour contrôler l’évolution des arrondissements centraux de la capitale aussi bien que pour sauvegarder des zones rurales pittoresques. L’espoir d’ajouter à cet outil de protection un document d’urbanisme se heurte à l’opposition du ministère de l’Equipement.
La recherche d’une architecture intégrée. -- A partir du milieu des années soixante, la direction de l’Architecture lance une série d’études destinées à trouver la voie d’un nouvel art de bâtir qui respecte son environnement, tout en étant résolument moderne. Deux concours d’idées organisés en Ardèche et dans le Lot cherchent à populariser cette action. Le thème de l’architecture intégrée est abondamment repris dans les publications qui, au cours des années soixante-dix, précèdent ou accompagnent dans les départements la création des conseils d’architecture, d’urbanisme et d’environnement.
Une politique de l’environnement-- Le bureau des Sites joue un rôle important dans la mise en place des parcs naturels régionaux. Avant même que la délégation à l’aménagement du territoire ne forge l’outil législatif officialisant leur existence, la direction de l’Architecture protège les Monts d’Arrée et la Brière. Elle lutte aussi contre le lotissement des côtes et tente de sensibiliser les acteurs du remembrement à l’importance des haies et des chemins creux. À sa création en 1971, le ministère de l’Environnement s’approprie cette politique en même temps qu’il hérite de la responsabilité des sites naturels.

Chapitre II
Les abords

Un nouvel organisme consultatif. -- La loi du 25 février 1943 a instauré un périmètre de protection de 500 mètres autour des monuments historiques. Max Querrien décide de faire de cet outil de conservation un instrument de création. Il ajoute une nouvelle section à la commission supérieure pour traiter de la question de l’architecture contemporaine au voisinage des monuments historiques. Composée d’architectes créateurs et de spécialistes du patrimoine bâti, cette assemblée est chargée de trouver des accords satisfaisants pour les deux parties.
Quelques exemples. -- En accord avec les positions exprimées par Le Corbusier, l’état-major des Affaires culturelles condamne l’architecture d’accompagnement. En créant la section des Abords, Max Querrien souhaite mettre un terme à la frilosité et favoriser l’éclosion d’une architecture moderne dans le périmètre de protection des monuments historiques. Cette volonté se heurte à l’opposition des élus, qui s’étonnent que l’Etat leur dicte des solutions en plus de leur opposer des refus. La section des Abords rencontre aussi l’hostilité de la population qui n’admet pas de voir les services chargés de protéger le patrimoine se faire les défenseurs de l’architecture moderne. Le cas est particulièrement frappant à Amiens, où l’édification d’un bâtiment en fer et en verre sur le parvis de la cathédrale suscite un véritable tollé. La section des Abords ne semble pouvoir aller jusqu’au bout de ses projets qu’à de rares occasions, et surtout quand les Affaires culturelles financent la plus grande part de l’équipement concerné. Ces conditions sont réunies pour la galerie nationale de la tapisserie de Beauvais et le musée de la civilisation gallo-romaine de Lyon.

Chapitre III
Les secteurs sauvegardés

Une nouvelle approche de la ville-- Le service des Monuments historiques se préoccupe du sort des quartiers anciens avant que la loi sur les secteurs sauvegardés n’intervienne. La législation sur les sites est utilisée pour protéger de petites cités de caractère comme Pézenas ou Uzès. À Paris, dans le quartier de l’hôtel de Sens, une expérience de restauration à grande échelle est menée pendant la Seconde guerre mondiale. Beaucoup des acteurs de la Reconstruction y participent aux côtés d’architectes des monuments historiques. A la Libération, la question de la sauvegarde ou de la destruction des quartiers anciens est à l’ordre du jour. Avec les plans archéologiques des villes, la direction de l’Architecture se dote d’un document d’urbanisme qui lui permet de faire face au ministère de la Reconstruction.
L’élaboration de la loi. ¾ La loi sur les secteurs sauvegardés est rédigée à l’instigation du premier ministre Michel Debré. Elle est davantage l’œuvre du ministère de la Construction que celle des Affaires culturelles. À l’Assemblée nationale, quelques élus s’opposent au projet, craignant une trop grande mainmise de l’état sur le cœur de leur ville. La verve d’André Malraux emporte la décision et permet à la direction de l’Architecture d’apparaître comme l’inspiratrice du projet.
Dix ans d’expérience et de remise en cause.-- L’application de la loi du 4 août 1962 rencontre plusieurs difficultés. En Avignon comme à Versailles, l’opposition du maire mène à l’impasse. La complexité de la procédure et la lourdeur des études retardent l’adoption des plans de sauvegarde et de mise en valeur. Les travaux menés dans des îlots opérationnels se révèlent difficiles à financer. Le ministère de l’équipement peine à équilibrer les comptes des sociétés d’économie mixte qui se rendent maîtresses du foncier avant de commencer les travaux. Le remodelage opéré a des conséquences sociales importantes, presque impossibles à atténuer. Au début des années soixante-dix, le modèle des secteurs sauvegardés est fortement remis en cause. L’appel à l’initiative privée devient une nécessité. Les premiers plans de sauvegarde et de mise en valeur, marqués par les théories hygiénistes, sont jugés trop destructeurs et donc remis à l’étude. Le service des Monuments historiques affine son analyse des ensembles urbains et s’oriente vers un traitement moins radical du cœur des îlots.


Troisième partie
L’élargissement du champ du patrimoine


Chapitre premier
L’état : gendarme ou partenaire

Le rôle des collectivités locales.-- Les discussions préalables à la seconde loi de programme font apparaître l’intérêt des collectivités locales pour le patrimoine. Les conservateurs des Bâtiments de France sont surpris de se voir proposer des fonds de concours souvent bien supérieurs aux dotations que l’état peut offrir. Max Querrien songe un moment à donner aux conseils généraux la possibilité de protéger eux-mêmes des monuments de seconde importance et de veiller à leur conservation. Le projet de loi rédigé en ce sens échoue devant le ministère de l’Intérieur et celui des Finances, qui considèrent que le patrimoine doit demeurer le fait de l’Etat. La pratique du financement croisé entre néanmoins dans les mœurs.
Les propriétaires-- L’administration hésite sur l’attitude à adopter face aux propriétaires : aider ou contraindre La loi du 30 décembre 1966 est une arme contre les particuliers qui spéculent sur la part du patrimoine national qu’ils détiennent. Les circulaires invitant les propriétaires à assurer la maîtrise d’ouvrage des travaux de restauration témoignent au contraire d’une volonté de rapprochement.
Les amis du patrimoine-- L’action de l’administration est rarement du goût des associations de défense du patrimoine. Si la création des secteurs sauvegardés suscite beaucoup d’espoir, la direction de l’Architecture est sévèrement attaquée quand elle décide d’opter pour la création contemporaine. Le mouvement de retour à la terre qui s’accentue à la fin des années soixante favorise les défenseurs du patrimoine rural. À la télévision, deux émissions se font l’écho de ce regain d’intérêt : Les chefs-d’œuvre en péril de Pierre de Lagarde et La France défigurée de Michel Péricard. Le ton est alarmiste. Le ministère des Affaires culturelles estime que ses efforts ne sont pas reconnus à leur juste valeur. Ce sont les propriétaires et les chantiers de jeunes bénévoles qui sont mis en avant. Michel Denieul en profite pour inviter les principaux animateurs de chantiers à se rapprocher du service des Monuments historiques.

Chapitre II
L’évolution de la politique de classement et d’inscription

L’Inventaire général. -- La direction de l’Architecture s’est dotée depuis la Seconde guerre mondiale d’un service lui permettant de repérer les monuments intéressants à protéger. L’Inventaire général est créé dans une optique tout à fait différente. Il s’agit moins de protéger que de recenser et faire connaître. La nouvelle institution se présente comme une administration moderne, avec une cellule de gestion réduite au strict minimum, des services régionaux forts, et un échelon central orienté vers la production de concepts et de normes. L’Inventaire mobilise les bonnes volontés au sein de ses commissions départementales et régionales. Si pour naître, il s’appuie sur les professionnels du patrimoine, les universitaires et les sociétés savantes, il prend son autonomie en s’installant dans la durée. Il mécontente les professeurs en prétendant forger ses propres outils d’analyse. Il déçoit les bénévoles en n’intégrant leur contribution qu’avec d’extrêmes réserves. La lenteur du travail et le coût des publications sont sévèrement critiqués au début des années soixante-dix. Le ministre Maurice Druon demande un effort de redressement qui se traduit par une professionnalisation accrue du service. Le pré-inventaire est retiré aux amateurs et pris en charge par des chercheurs familiarisés avec l’informatique.
Les campagnes thématiques. -- Les fortifications, les maisons de grands hommes et les moulins à vent font l’objet de campagnes de protection thématiques qui annoncent celles des années quatre-vingts. Leur difficulté à aboutir prouve les réticences des experts du service des Monuments historiques à repousser les frontières du patrimoine.
Les monuments modernes. ¾ En 1963, André Malraux décide de protéger au titre des monuments historiques quelques édifices représentatifs de l’architecture moderne. Un groupe d’experts est chargé de dresser une liste de monuments à soumettre à la commission supérieure. La responsabilité de la sélection revient à un conservateur au musée d’art moderne, Maurice Besset, et à un critique d’architecture engagé dans les rangs de l’avant-garde, Ionel Schein. La liste suit de près l’évolution de l’architecture des XIX e et xxe siècles telle que l’ont décrite Siegfried Giedion ou Nicolaus Pevsner. Les réticences de la commission supérieure conduisent à revenir assez largement sur les modalités de la campagne de protection. L’Art nouveau est réhabilité et les figures de Perret et de Le Corbusier consacrées, mais toutes les innovations formelles et techniques recensées ne retiennent pas l’attention de la commission. Les mesures de protection acquises, la sous-direction des Monuments historiques rechigne à prendre en charge ce patrimoine qu’elle connaît mal.
La question du xixe siècle . -- Si la tour Eiffel est reconnue digne d’être protégée parce qu’elle met en œuvre des matériaux de l’ère industrielle, une part importante de la production architecturale du xixe siècle reste à l’écart du classement et de l’inscription. La question de la sauvegarde de l’architecture du second Empire et de la Troisième République se pose pourtant de plus en plus fréquemment. Au début des années soixante-dix, la gare d’Orsay et le rond-point des Champs-élysées manquent d’être détruits pour faire place à des constructions de Guillaume Gillet. À la direction de l’Architecture, rares sont ceux qui sont sensibles aux charmes du Paris d’Haussmann. L’affaire des Halles agit comme un révélateur. Pour la première fois, les anciens et les modernes s’accordent à réclamer la sauvegarde d’un monument emblématique. La destruction des pavillons de Baltard est ressentie comme un traumatisme. Elle oblige à reconsidérer l’héritage du xixe siècle. Il faut toutefois attendre l’arrivée de Michel Guy en 1974 pour que les tentatives de réhabilitation dispersées prennent la forme d’une véritable campagne de protection.

Chapitre III
Une nouvelle vie pour les monuments

L’animation des monuments historiques.-- Créée en 1914 pour percevoir le droit d’entrée dans les édifices appartenant à l’état, la Caisse nationale des monuments historiques et des sites se dote de compétences élargies en 1965. Elle reprend l’héritage des visites-conférences mises en place dans les années cinquante et les étend à la province à travers le réseau des villes d’art. Elle poursuit l’expérience des son et lumière et commence à soutenir des festivals de théâtre et de musique qui prennent pour cadre des monuments historiques.
La réutilisation des monuments historiques.-- La Caisse cherche à mieux utiliser les monuments qui lui sont confiés. La plupart des salons de thé installés dans les châteaux de l’état ferment toutefois, victimes de l’opposition des cafetiers. L’aménagement d’hôtels dans les monuments historiques ne rencontre pas davantage de succès. La seule formule pérenne est celle du centre culturel de rencontre, qui reçoit l’appui du cabinet du ministre Jacques Duhamel parce qu’elle permet de réconcilier l’art vivant et le patrimoine.
Tensions et contradictions. -- Désireux d’attirer le grand public, le conseil d’administration de la Caisse ne résiste pas toujours à la tentation de l’élitisme. La politique éditoriale de l’établissement public est édifiante à ce point de vue. Les exigences de qualité sont telles que les prix pratiqués deviennent prohibitifs. Le financement des festivals est contesté par la direction de l’Architecture qui préfère voir les ressources du droit d’entrée affectées à des travaux de restauration plutôt qu’au soutien du théâtre. Le développement du tourisme de masse pose le problème de l’usure des monuments historiques, mise en évidence à l’occasion de la fermeture de la grotte de Lascaux.


Conclusion

Dans les années soixante, le ministère des Affaires culturelles participe au relèvement national en restaurant les joyaux du patrimoine français. Cette politique, accordée aux grands desseins du général de Gaulle, relègue au second plan les efforts déployés pour protéger des monuments plus mineurs. À travers l’Inventaire, les secteurs sauvegardés et les campagnes de protection thématique, l’administration accompagne pourtant l’élargissement de la notion de patrimoine qui apparaît dans les mouvements associatifs, les délibérations des collectivités locales et les campagnes de presse. La réconciliation de l’avant-garde et du patrimoine rêvée par André Malraux se heurte à ces revendications. Au début des années soixante-dix, alors que le président Pompidou projette de moderniser la France à coup de grands travaux, la direction de l’Architecture est accusée de manquer à sa mission de conservation en privilégiant la création. En 1974, le secrétaire d’état à la Culture Michel Guy annonce un changement d’orientation. Il décide d’accorder davantage de protections et de favoriser les architectes qui, revenus du modernisme, veulent renouer avec la tradition.


Pièces justificatives

Choix de notes, de lettres et de procès-verbaux de réunions concernant les moyens financiers alloués à la conservation du patrimoine monumental, l’intégration de l’architecture contemporaine dans les quartiers anciens, la protection des œuvres des xixe et xxe siècles et l’animation des monuments historiques.


Annexes

Tableau présentant les ministres et les directeurs d’administration centrale compétents en matière de patrimoine monumental entre 1958 et 1974. -- Organigrammes de la direction de l’Architecture. -- Statistiques sur le budget de la direction de l’Architecture et le nombre des monuments historiques classés et inscrits. -- Illustrations.