« »
École des chartes » thèses » 2002

L’usine et la ville : le cas de l’ouest parisien au xixe siècle (Chaillot, Bas-Passy, Ternes, Batignolles)


Introduction

La mémoire collective continue d’oublier l’histoire industrielle de Paris au profit de celle de son artisanat. Mais en tant que premier centre de consommation français, la ville de Paris, formidable concentration financière et bassin de main d’œuvre situé au cœur d’un réseau de transport fluvial, routier et ferroviaire, a joué un rôle primordial dans l’histoire du développement de l’industrie en France. Pour tenter de mieux comprendre ce rôle, les raisons pour lesquelles les usines viennent s’installer dans la capitale, puis la quittent à un moment de leur développement, cette étude s’est donné pour objet la présence de l’usine dans la ville : chercher à mieux cerner les rapports entre industrialisation et urbanisation dans les faubourgs de Paris rattachés à la capitale en 1860. Cet espace passe en moins d’un siècle d’un état entièrement rural à un état entièrement urbanisé et intégré à la capitale. Aux marges de l’histoire industrielle de Paris, on cherchera à comprendre le déséquilibre industriel de la capitale, en s’intéressant à cette partie de la ville devenue au cours du XIX e siècle la vitrine de la ville Lumière : l’Ouest, délimité par la boucle de la Seine au sud et la butte Montmartre au nord, entre les Champs-Élysées et le Bois de Boulogne. Des études de cas, replacées dans leur territoire, ont servi de base à l’étude de certains quartiers : le xvie arrondissement le long de la Seine, les Ternes et les Batignolles.


Sources

L’histoire de l’industrie en milieu urbain requiert d’avoir recours à des sources variées. Les archives renseignant directement sur la vie des entreprises rarement conservées : elles n’ont été retrouvées que pour les établissements Gouin, au Centre des archives du monde du travail à Roubaix, et la maison Fichet, ainsi que pour les anciennes compagnies gazières et électriques, conservées par EDF-GDF. La seule réglementation concernant l’industrie porte sur le classement des établissements insalubres et sur la surveillance des appareils à vapeur ; pour Paris, ces sources précieuses ne subsistent que de façon très fragmentaire, aux archives de la Préfecture, dans la série DA. En revanche, les sources imprimées sont assez abondantes : rapports du conseil et des comités de salubrité, littérature technique sur des branches d’industrie, mémoires en tout genre, catalogues de sociétés ; elles sont conservées principalement à la Bibliothèque nationale de France.
L’étude doit donc s’appuyer sur les sources de l’histoire urbaine, les plans et surtout sur les documents produits par l’administration fiscale, en particulier les calepins de révision du cadastre, conservés dans la série D1P4 des Archives de Paris. Enfin, les archives notariales au minutier central des Archives nationales, quand les actes peuvent être retrouvés, fournissent des renseignements très utiles pour approfondir la connaissance des sites industriels.


Première partie
Un début d’industrialisation dans l’ouest parisien
(fin xviiie siècle - première moitié du xixe siècle)


Chapitre premier
Chaillot, le Bas-Passy, Auteuil-Point-du-Jour

Une des fonctions de la couronne parisienne fut d’être un réservoir de matériaux de construction, pierre à bâtir, plâtre, brique, sable, fonction qui cessera au moment de l’annexion de 1860. A côté des carrières, sablières, tuileries, les rives de la Seine dans l’actuel XVI e arrondissement accueillirent aussi une verrerie à la fin du xviie siècle, et la manufacture royale de la Savonnerie, vouée à la fabrication des tapis.
La présence de la Seine et de la route qui menait à Versailles attire au début du xixe siècle un certain nombre d’établissements industriels. L’installation de la pompe à feu par les frères Périer en 1781, qui symbolise l’avènement à Paris de l’industrie moderne par l’introduction de la machine à vapeur, marque le début d’une ère nouvelle qui associe la rationalisation de l’espace urbain, la mise en place d’un service public concédé et la naissance d’une conception nouvelle de l’eau comme produit industriel et commercial. A sa suite, les entrepreneurs établissent une fonderie, à l’arrière de la pompe à feu, qui contribue à diffuser la machine à vapeur en France. Le couvent des Bonshommes et le château de la Muette connurent à partir de la Révolution une destinée industrielle. Le couvent accueillit ainsi successivement une tannerie, une manufacture (Liéwin Bauwens), un moulin à farine (Casimir Périer), enfin une raffinerie, celle des frères Périer entre 1834 et 1864.
Ces établissements ont en commun d’être emblématiques des débuts de la grande industrie mécanisée, encore très empirique, et d’être des acteurs de l’innovation et des débuts du capitalisme industriel. Les figures des entrepreneurs expliquent largement cette similitude : issus souvent des milieux de la haute banque, ils sont aussi bien financiers, industriels, que gens du monde, s’intéressant aux découvertes scientifiques, aux progrès techniques appliqués à l’industrie, et faisant œuvre de philanthropie sociale. Ils ont pour nom Delessert ou Périer.
La raffinerie de sucre, la construction mécanique, la filature, ou encore la teinturerie sont les secteurs industriels représentés ; par l’intermédiaire des établissements Cail, établis à Chaillot de 1818 à 1865, la métallurgie noue des liens étroits avec l’industrie textile et la raffinerie.
Si ces installations emportent l’adhésion des petits artisans et des commerçants, qui voient en elles une source de profit, elles provoquent en revanche la colère des propriétaires dont les biens sont dévalués et qui menent une lutte acharnée au nom de la pureté de l’air qui fait, à leur yeux, la fortune de ces lieux de villégiature. Mais forts du soutien des plus hautes autorités, les industriels ont pu se maintenir jusqu’à l’annexion, en rachetant, comme le fit systématiquement Delessert pour ses raffineries, tous les terrains alentour.
C’est l’usine à gaz de Passy, établie quai de Passy en 1838, qui exprime le mieux le dilemme de l’industrie en milieu urbain. Établissement polluant et dangereux, elle est obligée de s’installer à proximité des secteurs à fournir, et ne cesse de prendre de l’importance avec la croissance urbaine.
Dans sa marche vers l’ouest le peuplement ne comble pas un vide ; il va au devant d’industries qui l’obligent à un partage des lieux. Le peuplement tourne le dos à la Seine dont il abandonne les rives aux ateliers, aux marchands de vin, aux chantiers de bois et de charbon. L’habitat dans ces secteurs est mixte, mêlant maisons de maîtres, vieilles demeures non entretenues où logent les ouvriers, fonds de cour aux constructions précaires. Les établissements des rives de la Seine se développent à l’intérieur des parcelles, sur la pente des coteaux, tandis que la première rangée de maisons sur la chaussée de Versailles permet souvent de loger une partie du personnel de l’usine.

Chapitre II
Les Ternes

Intégré à la commune de Neuilly au moment de la Révolution, ce quartier peu étudié ne s’urbanise qu’à partir du XIX e siècle. D’un point de vue industriel, les Ternes sont célèbres par la présence pendant un quart de siècle de la fabrique d’acide sulfurique de Jean-Antoine Chaptal. L’urbanisation est due en partie à l’action de certains propriétaires importants, Demours, Lombards, Mme Veuve Gosse, qui ouvrent des rues sur leurs terrains. Cette création de quartiers par des particuliers est complétée par un mouvement d’urbanisation au départ de la barrière du Roule et de l’Étoile, suscité par la proximité de l’enceinte des Fermiers Généraux. En 1821, la Compagnie anglaise construit à la barrière de Courcelles son usine à gaz. D’autres établissements viennent s’installer à sa suite, aux productions parfois complémentaires (fabrique de sels d’ammoniaque, usine de gaz portatif). Cette cohabitation entre établissements industriels d’une part et propriétaires de marque de l’autre fait naître un conflit au sujet de l’occupation et des usages de l’espace urbain, en particulier de la voirie, qui bénéficie aux Ternes des travaux importants effectués par la commune de Neuilly.

Chapitre III
Les Batignolles

Le développement considérable qu’a connu ce qui devint, en 1830, la commune de Batignolles-Monceaux, remonte à une forme d’expansion générée par la limite des Fermiers Généraux, le long d’une voie d’accès à la capitale, la future avenue de Clichy. Des phases successives de lotissement viennent infléchir la direction du développement urbain vers l’ouest. La commune, qui comptait déjà 11 500 habitants en 1836, commença à trouver des solutions à son manque d’équipement : les rues furent pavées ou repavées et la question de l’approvisionnement en eau fut réglée en 1837. Cette première urbanisation fut devancée à ses marges par un mouvement d’industrialisation. Un vaste plan d’urbanisation, daté de 1837, fut contrecarré par l’installation des premiers ateliers d’entretien et des premiers équipements de remisage liés à l’ouverture de la ligne de chemin de fer de Paris à Saint-Germain-en-Laye. Ces derniers s’agrandirent sans cesse jusqu’à former une véritable enclave au nord de la rue Cardinet, trouée par une grande tranchée encore visible. Le développement urbain prit dès lors un caractère dichotomique ; tandis que la ville résidentielle et commerciale continuait à croître en direction de l’ouest, le nord-est de la commune, structuré par l’avenue de Clichy, fut dédié à la production et aux installations de plus grande envergure, là où le développement urbain avait laissé de vastes espaces libres, en face des nouveaux équipements ferroviaires. Entre la rue des entrepôts et l’avenue de Clichy s’installèrent les abattoirs de la commune, une usine à gaz par distillation de schiste bitumeux (Selligue et Cie, 67, avenue de Clichy), et de l’autre côté de l’avenue, les usines Gouin, dont le rôle dans le quartier fut moteur.
Le 18 février 1846, la société Ernest Gouin et Cie voit le jour, financée par le duc de Noailles, les banquiers Rothschild, Hottinguer, d’Eichtal, Thurneysse et Delessert, des propriétaires comme le duc de Galliera, le baron Lupin et Rodriguès-Henriquès, des industriels comme Fould et les frères Talabot. L’histoire de cette entreprise apparaît exemplaire à tout point de vue : modernité économique, circuits financiers, adaptation technique à un processus de fabrication, transposition de modèles anglais, adaptation de la production au gré des besoins du marché, embranchements ferroviaires, etc. Née dans un contexte économique favorable, celui de la naissance des chemins de fer, elle joue un rôle social et économique notable dans le quartier. L’organisation d’un système de mutuelle et l’installation d’un hôpital Gouin à Clichy reflètent le fonctionnement paternaliste de l’entreprise.


Deuxième partie
Comprendre l’échec de l’industrie dans l’ouest parisien et les conditions de son maintien


Chapitre premier
Le déséquilibre industriel parisien : le rôle des politiques locales

Après l’annexion de 1860, les conditions de vie pour l’industrie en ville s’aggravent ; les droits d’octroi frappent certaines matières premières et la houille, et à partir de 1865 les industries des secteurs annexés sont soumises au régime parisien des patentes. C’est d’abord l’industrie de la première vague qui disparaît, définitivement ou par transfert. Pour rationaliser sa production, elle quitte Paris, ou s’installe dans les quartiers mieux équipés. La banlieue ouest qui s’industrialise, profite ainsi d’un certain nombre de départs.
Cail, après l’incendie de ses ateliers de Chaillot, transfère toutes ses installations sur l’autre rive de la Seine, à Grenelle ; l’activité de raffinerie est concentrée à La Villette et les deux raffineries encore présentes, celles de Périer et de Delessert, ferment peu de temps après l’annexion. Les causes de cette désaffection sont multiples, mais liées. Il y a d’abord l’attrait des quartiers de l’est qui profitent de la mise en circulation du réseau des canaux et du bassin de La Villette à partir des années 1820. Cette polarisation est encore renforcée avec l’installation de la gare de marchandises du Nord à La Chapelle. A l’inverse, à partir du Second Empire, le destin des quartiers ouest, en particulier entre le bois de Boulogne et les Champs-Élysées, est scellé. Le rapport de la Commission des embellissements en 1853 ne privilégiait aucune des anciennes communes. Dans le projet d’Haussmann, les quartiers de Passy et de Chaillot sont traversés par un réseau de voies de prestige, qui allait permettre aux Parisiens de rejoindre le bois sans encombres.
Pour Haussmann, cette grande industrie, celle qui ne fabrique pas des produits pour le commerce local, est un contresens urbain. Mais les faits eurent souvent raison de sa volonté de débarrasser la capitale de ses usines. L’administration centrale, à qui revient le pouvoir de décision en matière d’autorisation d’établissements insalubres, est d’ailleurs globalement favorable à l’industrie. Les réticences ou les encouragements viennent d’en bas. Pour l’administration l’idée d’interdire complètement l’industrie dans certaines communes est irrecevable, elle va contre le droit de propriété et le droit du propriétaire de disposer de son bien, elle est contraire à l’esprit du décret de 1810 sur les établissements insalubres, qui exige l’examen au cas par cas des conditions du lieu et de l’industrie. Reste la mobilisation des propriétaires, relayée par l’opposition du maire, qui font jouer parfois au plus haut niveau leurs relations.

Chapitre II
Maintien et renouveau d’une certaine industrie

Le site fluvial garde au milieu du siècle ses vertus essentielles pour les industries qui utilisent les matières pondéreuses apportées par l’Oise et la basse vallée de la Seine. Autre facteur de permanence, une main d’oeuvre qualifiée dans des quartiers qui ne sont pas à prédominance ouvrière. Les ouvriers métallurgistes de Chaillot se sont formés sur place depuis la fin du xviiie siècle, en grande partie sous l’impulsion et du fait de l’enseignement de contremaîtres anglais recrutés en nombre après 1815.
L’augmentation des charges fiscales qu’implique l’annexion à Paris, la poussée de l’urbanisation et la montée des prix du foncier sont contrebalancées par le succès des métaux dans la rénovation urbaine, qui demande des poutrelles de fer, des canalisations, du fer en plaque etc. Plutôt que de disparaître, l’industrie métallurgique se transforme et s’adapte à la demande nouvelle du marché : sous l’effet de la croissance industrielle elle avait d’abord construit des machines et des instruments pour l’industrie, puis pour les chemins de fer. Le constat que les commandes des compagnies ferroviaires ne sont pas éternelles pousse ensuite certains industriels clairvoyants à diversifier leur production, avant de se concentrer toujours d’avantage sur la construction métallique, puis le bâtiment ; c’est en particulier l’histoire des usines Gouin.
Reproduisant l’histoire de l’industrie gazière un demi-siècle auparavant, les usines électriques s’installent à leurs débuts au plus près de leur clientèle, pour pallier le manque de réseau de distribution. Aussi trouve-t-on les lieux de production d’énergie d’abord dans les quartiers riches, où se trouvent les premiers clients d’une énergie encore chère. C’est notamment le cas de l’usine génératrice de la Société électrique du secteur de la place Clichy, construite par l’architecte Friésé en plein cœur d’un îlot d’habitation, rue des Dames, dans le quartier des Batignolles. Deux constructions sont élevées simultanément en 1890-1891 : un bâtiment à destination “ commerciale ”, vitrine de la société, est élevée en façade ­ l’administration ­, alors que l’autre, utilitaire, ­ l’usine ­ s’enfonce dans la parcelle, entièrement dissimulée. Par le soin esthétique donné à l’architecture, comme par l’attention portée à l’organisation de l’espace de travail, l’architecte réussit à la fois à intégrer au mieux l’usine à la ville en réduisant au maximum les nuisances tant redoutées, et à affirmer la spécifité industrielle du bâtiment, qui devient un argument de publicité pour cette nouvelle source d’énergie.
L’installation de l’industrie automobile se fait dans l’Ouest, dans les quartiers en arrière des Champs Élysées, vitrine de l’industrie automobile. Elle cherche assurément la proximité d’une clientèle aisée, peut-être aussi la proximité du milieu des carrossiers et des métallurgistes de Grenelle, main d’oeuvre rendue disponible par la disparition des usines de wagons.
Des industries représentatives d’autres secteurs de pointe viennent s’installer dans les quartiers désormais nettement résidentiels. Ces établissements, aux productions à haute valeur ajoutée, soignent souvent leur architecture pour mieux s’intégrer à la ville : là aussi, l’usine participe de l’image de marque de la société. C’est le cas des établissements Abadie, fabricants de papier à cigarette, dont l’usine principale est à Theil dans l’Orne, et dont le bâtiment parisien accueille l’administration centrale, en même temps que les opérations de finition et le secteur de la vente ; des établissements Tronchons, avenue de Saint-Cloud, ou des ateliers de serrurerie Roy, avenue de la Grande Armée. Parmi ces industries de pointe, on trouve aussi l’usine électrométallurgique Oudry à Auteuil ; l’usine frigorifique Tellier ; les cycles Clément ; la Compagnie coloniale de chocolat ou la serrurerie de précision Fichet. A côté de l’automobile, les secteurs comme l’électricité, la serrurerie, l’alimentation et les décors urbains (ferronnerie, galvanoplastie pour le mobilier urbain, plomberie et fonderie artistique) sont les mieux représentés dans ces quartiers ouest de la capitale.


Conclusion

La géographie des quartiers industriels n’est pas une donnée “ naturelle ” ; pour des raisons sociales, politiques et économiques, qui se traduisent dans la mise en place des infrastructures urbaines, les amorces de concentrations industrielles à l’Ouest disparaissent après l’annexion. Mais l’étude de l’industrie dans ces quartiers à vocation résidentielle donne une image de Paris au xixe siècle où, en dehors des quartiers ouvriers à dominante industrielle, les activités artisanales et industrielles existent de façon diffuse à travers l’ensemble de la ville. L’industrie qui s’y développe est à l’image des quartiers et de leur population. Vitrine de la ville, vitrine de l’industrie, elle se donne à voir dans des architectures d’apparat et contribue au développement de la société urbaine telle que l’a rêvée le Second Empire : lustres et consoles, coffres-forts, serrurerie de sûreté et ferronnerie d’art, carrosserie de luxe, mobilier urbain et galvanoplastie, robinetterie et adduction d’eau, elle a contribué à façonner la ville et les mentalités, à son plus grand profit. A la fin du siècle, ces quartiers résidentiels entourés de quartiers industrialisés, ressemblent à un laboratoire, où la ville nourrit de ses commandes, une industrie de transformation en plein développement.


Annexes

Vues d’usines et d’ateliers. ­ Plans.