La boîte à Perrette : approche des finances du mouvement janséniste au xviiie siècle
Introduction
Le renouveau déjà ancien de l’histoire politique est tel qu’elle n’a plus à justifier la pertinence de son objet d’étude, au prix
cependant du déplacement de celui-ci. La restitution de la trame événementielle a cessé d’être son objectif essentiel. Elle est devenue une
histoire du politique, s’efforçant de décrire et d’analyser les modalités et les expressions des relations des hommes à la chose publique,
tout en explicitant les formes prises par cette dernière. Que cette histoire se soit plus spécialement attachée à l’observation de la montée
en puissance de l’Etat aux âges médiéval, moderne et contemporain découle-t-il de l’éternelle spécificité française sempiternellement
convoquée à la barre Contentons-nous d’observer que le mouvement fut général dans l’historiographie européenne et qu’il s’accompagna d’un
regain d’intérêt certain pour les justifications et les idéologies au nom desquelles les mutations étatiques s’opérèrent. Nombreux étant
désormais les travaux consacrés à ces questions, tant sur les aspects institutionnels et sociaux que culturels et religieux, il a paru
intéressant d’essayer d’entrevoir, comme en contrepoint, les attitudes que la “ société civile ” pouvait adopter face à l’étatisation
progressive du pouvoir et par quels moyens elle pouvait, sinon apporter sa pierre à l’édifice, du moins faire entendre sa voix.
Le
jansénisme du xviiie siècle paraissait un champ d’étude particulièrement propice puisque Catherine Maire en avait
éclairci le sens du parcours, religieux et politique tout à la fois. Le triple héritage de Port-Royal, du diacre Pâris et du mouvement
d’appel contre la bulle Unigenitus, reconstruit, refabriqué et interprété à partir du figurisme a été l’une des sources
capitales de “ l’idéologie parlementaire ” du siècle des Lumières, résistance à l’absolutisme au nom de la défense dudit absolutisme.
L’existence d’une “ caisse secrète ”, la boîte à Perrette, et d’un journal libéré de toute censure royale, les Nouvelles
ecclésiastiques, semblait démontrer l’existence d’un groupe structuré que l’on serait spontanément enclin à nommer “ parti
politique ” tant il ressemble à première vue à notre expérience d’ homo democraticus : liberté d’expression, débats au
Parlement, financement indépendant. Serait-ce là la réponse du berger à la bergère, un parti créé par la société civile pour défendre les
droits de Dieu face à l’état monarchique et administrateur
Sources
Les sources de cette étude se composent de trois ensembles principaux. Les archives de la Bastille, conservées à la bibliothèque de l’Arsenal, ont fourni un grand nombre de pièces, de lettres et de documents de travail, saisies par les agents du lieutenant général de police qui ont également rédigé quelques rapports instructifs. La même bibliothèque abrite également des fonds de correspondance d’origine privée qui permettent de compléter les documents conservés à la bibliothèque de la Société de Port-Royal et aux archives provinciales d’Utrecht. Ces trois ensembles offrent un grand nombre de lettres “ banales ” de gestionnaires ou de leurs amis et permettent de préciser des détails sur les méthodes de gestion et le “ réseau janséniste ”. Mais la source primordiale, comme il est expliqué ci-dessous, est constituée par les minutes de quelques notaires de Paris qui instrumentent pour le compte de la boîte à Perrette, ainsi que pour les familles des militants.
Première partieLes archives de la boîte à Perrette
Avant de s’interroger sur la nature des “ institutions jansénistes ”, il convient de poser quelques préalables. L’existence de la boîte à Perrette tient en effet largement au choix d’une méthodologie et à une lecture des sources selon un présupposé qui n’aurait sans doute pas entièrement convaincu tous les contemporains de l’affaire. La boîte à Perrette tient en partie du fantasme de l’historien-enquêteur avide de percer un mystère au final peut-être inexistant. Les jansénistes ne cherchaient pas spontanément à cacher ce qui est à nos yeux le plus compromettant, les affaires de financement.
Chapitre premierExistence et nature des sources
À l’instar de la grande majorité des multiples regroupements de particuliers sous l’Ancien Régime autant dire de la vie associative
des confréries et des corporations , la boîte à Perrette n’a pas laissé d’archives comme aurait pu le faire une institution ordinaire.
Aucun lieu de mémoire janséniste, aucune bibliothèque, pas même celle de la Société de Port-Royal, ne les recèle. Autant il demeure
possible, grâce essentiellement aux correspondances privées et aux archives de la lieutenance générale de police, d’obtenir des
informations sur les “ militants ” du parti, autant l’étude de ses finances nécessite de renouveler l’approche proposée jusqu’à présent.
La boîte à Perrette n’est pas un objet juridiquement cernable ; elle n’a pas d’existence légale et n’est que le nom d’usage qui nous
permet, ainsi qu’aux détracteurs des jansénistes, de simplifier et de rendre conceptualisable la réalité d’une administration financière
qui n’est en fait qu’un agrégat de multiples patrimoines privés dont chacun est la propriété d’un ou plusieurs mandataires du parti,
lesquels administrent les fonds comme s’il s’agissait de leurs biens propres.
En négligeant certains détails, il est possible
d’assimiler, dans l’optique de cette recherche, les rentes privées et publiques à des “ comptes bancaires ”. Or ces rentes, de l’argent
sous forme papier, se souscrivent par devant notaire et, particularité remarquable, les gestionnaires ont chacun le leur. Sans parler de
collusion, il est clair que certains praticiens sont proches des jansénistes et qu’ils sont en quelque sorte les techniciens chargés des
détails pratiques de la gestion des fonds. Le dépouillement des registres et des minutes des études concernées permet d’établir le
déroulement des très nombreuses opérations financières.
Chapitre IILes rentes, utilisation et signification
La principale différence entre les rentes et le compte bancaire actuel tient au fait que ce sont des particuliers qui tiennent le rôle
de l’institution de crédit. Ce type de gestion suppose donc un monde de confiance au sein duquel l’argent puisse circuler sans risque. Le
choix de l’emprunteur est un acte capital car celui-ci versera au parti une rente correspondant au capital qu’on lui aura remis. Il est
donc le garant de la régularité des revenus du parti et doit idéalement être en mesure de rembourser la somme qui lui est confiée, à la
moindre demande des gestionnaires qui peuvent avoir besoin de mobiliser rapidement de fortes sommes. Ces emprunteurs ne font en somme que
prendre en dépôt des fonds jansénistes. Cette lecture, a priori discutable, est confirmée par les fréquentes
réapparitions de nombreux emprunteurs dans des situations nettement plus compromettantes. L’identification de ces dépositaires aide ainsi
à cerner un “ univers d’amis des jansénistes ” aux contours parfois surprenants.
La boîte à Perrette se présente donc comme le
rassemblement de multiples rentes de diverses origines dont l’administration est déléguée par le parti à un groupe de gestionnaires qui se
succèdent l’un à l’autre grâce à des donations. Si l’histoire des différents fonds et de leur transmission de dépositaire à dépositaire et
de gestionnaire à gestionnaire s’est révélée assez simple à établir, en revanche l’identification de la provenance de chacun des fonds,
que ce soit un legs ou une donation, s’est avérée très problématique. Il n’en reste pas moins que l’ensemble des actes passés par les
trésoriers dans l’exercice de leurs fonctions est assimilable aux archives de la boîte à Perrette.
Deuxième partieL’appareil militant
Une fois collectés et réunis de manière cohérente, les actes notariés permettent d’esquisser les principales caractéristiques des institutions pilotées ou contrôlées par le parti, parfois même d’en offrir une histoire détaillée. Les différentes branches de la caisse et leurs trésoriers se répartissent les tâches et les activités financées selon une distribution due au hasard des événements et des fractures internes au courant janséniste, à l’histoire duquel la boîte à Perrette est liée de très près.
Chapitre premierLe fonctionnement de la boîte à Perrette
La boîte à Perrette n’est pas une unité institutionnelle bien qu’on ne puisse nier la tendance à la simplification et à la concentration des fonds au fil du siècle. Si toutefois on consent à la décrire suivant une grille de lecture administrative, il apparaît qu’elle se subdivise en directions principales, au nombre de cinq ou six environ, et en quelques bureaux moins importants. Chacune tire sa raison d’être soit de son origine, dans le cas d’un legs de fondation par exemple, ou de son utilisation : entretien des écoles ou du journal. La branche originelle est née vers 1720 au séminaire de Saint-Magloire, autour de l’abbé Charles-Armand Fouquet, fils du surintendant, et sert visiblement à entretenir les Nouvelles ecclésiastiques apparues dans le même contexte. Des divergences d’opinions entre appelants entraînent vers 1735 la formation d’une seconde caisse par les avocats amis de Louis-Adrien Le Paige et de Gabriel-Nicolas Maultrot. Une troisième a été fondée par un riche affairiste mort en 1755 pour aider l’œuvre scolaire d’un abbé janséniste, et plusieurs autres sont au service de la petite église schismatique - et jansénisante - d’Utrecht et des appelants de la bulle Unigenitus qu’elle accueille. Au total, cette fortune collective du parti janséniste se monte, dans la dernière décennie du XVIII e siècle, à environ trois millions de livres produisant plus de 100 000 livres de revenu annuel, ce qui ne correspond somme toute qu’à la fortune d’un honnête fermier général.
Chapitre IILes différents emplois des fonds
Comme le laisse entendre la présentation de la structure de la caisse, le mouvement janséniste entretient plusieurs œuvres. Les détails du fonctionnement des Nouvelles ecclésiastiques et des publications des appelants restent assez énigmatiques, en dehors du cas très spécifique du recours au notaire comme garant de l’authenticité des miracles et des persécutions. À de rares exceptions près, les modalités d’investissement des sociétés d’assistance (hôpitaux, compagnies de charité) ne sont pas non plus très apparentes. L’œuvre scolaire est en revanche mieux documentée. Elle repose sur l’association d’un institut de formation de maîtres et maîtresses d’école, une école normale en somme, et du réseau des amis qui peuvent obtenir la nomination d’un nouvel enseignant dans les paroisses dont ils sont les patrons. De dimensions fort modestes, cette congrégation en trompe-l’œil qui ne compte au mieux qu’une cinquantaine d’élèves instituteurs est présente à Paris, autour d’Ecouen ainsi que ponctuellement dans le royaume. Ce réseau est doublé par l’action de marchands parisiens en linges et tissus qui financent les écoles et font travailler et mettre en apprentissage quelques jeunes filles de Villiers-le-Bel.
Troisième partieUn parti janséniste
Les origines sociales et professionnelles des militants et de leurs amis qui se désignent eux-mêmes par le vocable d’ “ amis de la vérité ” se répartissent en deux groupes assez distincts : d’un côté des clercs et de l’autre des élites parisiennes, même si la séparation n’est pas toujours aussi stricte. Les gestionnaires et fonctionnaires du parti sont en fait très largement issus d’un même milieu suffisamment solide et cohérent pour pouvoir se passer des soutiens ecclésiastiques et se permettre de s’appuyer uniquement sur ses relations personnelles avec les gens de pouvoir de la capitale. Qu’il existe une relation très particulière entre Paris et le jansénisme n’est pas contestable.
Chapitre premierUn parti dans l’église
Le jansénisme s’enracine dans les disputes théologiques du premier xviie siècle. Il naît dans l’église et ne déborde que très progressivement le cadre de celle-ci, restant longtemps confiné au sein du clergé séculier ou de certains ordres très touchés, Oratoriens, Bénédictins et Doctrinaires qui restent au siècle des Lumières des foyers de recrutement de militants. Les cadres intellectuels du parti, journalistes et “ penseurs ”, sont encore bien souvent des ecclésiastiques, mais leur part tend à décroître tout au long du siècle face à l’importance sans cesse croissante des avocats. Ces clercs à la recherche d’un bénéfice trouvent des protecteurs encore nombreux au sein de l’épiscopat français du premier tiers du siècle. Par la suite, les prélats complaisants se font plus rares, même s’il s’agit de personnages de premier plan. Néanmoins leur rôle à l’intérieur même du mouvement janséniste perd toute l’importance qu’il pouvait encore avoir à l’époque du cardinal de Noailles ou de Colbert de Croissy, évêque de Montpellier, qui furent les meneurs de l’opposition à la bulle Unigenitus. À leur place, les militants d’après 1740 tentent de choisir quelques éminents ecclésiastiques étrangers, sans grand succès cependant. Peut-être est-ce là l’origine de la fabrication par Emile Appolis d’un “ tiers-parti ” ni zelánte ni janséniste, et quelque peu évanescent puisque ses principales têtes se trouvent être précisément des jansénistes bon teint. Leur apparente discrétion tient à leur respect de la règle de la soumission absolue à l’autorité légitime, car ils se refusent à exposer publiquement leur sentiment sur la bulle. Pour le reste, leur attitude pastorale est celle d’évêques tridentins ordinaires : le jansénisme clérical se fond progressivement dans la masse.
Chapitre IILa France janséniste
Le jansénisme français n’est pas un phénomène spatialement homogène. Il se rencontre dans les diocèses dont les évêques ont eu des
penchants assez affirmés pour la doctrine de l’ Augustinus ou dans certaines villes dont l’histoire récente - par
rapport au xviiie siècle s’entend - peut expliquer la présence d’un noyau d’“ amis de la vérité ”. Toulouse, marqué
par l’affaire des Filles de l’enfance (vers 1675), abrite par exemple un groupe de parlementaires qui tend à reproduire le schéma
parisien. S’il est un phénomène essentiellement urbain, le jansénisme peut parfois gagner des paroisses rurales, comme dans le diocèse
d’Auxerre qui semble compter un grand nombre de cas de cette espèce. L’univers dépeint par Restif de La Bretonne n’est sans doute pas un
mauvais point de départ pour appréhender la vie quotidienne d’une petite paroisse janséniste de campagne. À l’échelle de la France
cependant, la présence du jansénisme demeure anecdotique et relève à chaque fois d’une histoire particulière.
Seule la capitale offre
véritablement une société janséniste identifiable comme telle. À n’en pas douter la constitution de celle-ci remonte aux premiers moments
de la “ jansénisation de Paris ”, notion formulée par Marie-José Michel, à l’époque du plein rayonnement du monastère de Port-Royal.
L’action continue, des années 1650 jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, d’un clergé assez profondément imprégné des “ thèses ” du jansénisme
a fait éclore dans une fraction de la bourgeoisie parisienne, outre un réel attachement au refus de l’ Unigenitus et une
croyance aux miracles du diacre Pâris allant parfois jusqu’à la pratique des secours meurtriers, le sentiment d’être les héritiers des
messieurs de Port-Royal, de Racine et de Pascal, qui passent progressivement au rang de “ patrimoine natonal ” accepté de tous. Il ne
semble pas qu’il soit possible d’établir une sociologie spécifique du mouvement, qui paraît “ transclassiste ”.
A l’aide des
correspondances, des dossiers de police et de la liste des dépositaires de fonds, il est possible toutefois d’esquisser les contours de
cet univers janséniste parisien. Il est moins parlementaire qu’on aurait pu le penser. Ses principaux piliers sont à rechercher au sein
des élites marchandes de la capitale, ainsi que dans la robe du conseil, les d’Aguesseau et Joly de Fleury montrant l’exemple. Des liens
d’amitié plus que de protection sont entretenus avec certaines familles de très grande noblesse et leur représentantes féminines, au
premier chef. De manière générale d’ailleurs, la place des familles est primordial pour la formation et l’entretien de cette société
janséniste, comme le montre la place tenue dans le parti par une sorte de “ bloc de familles ” aggloméré autour des Brochant. Cette tribu
rassemble quelques robins de fraîche date, la famille Clément en particulier dont l’action est on ne peut plus essentielle, des banquiers,
les Lecoulteux en particulier, des notaires, des avocats, des commerçants et des libraires qui sont presque tous des jansénistes avérés
par ailleurs. Les liens entre ce milieu et certains représentants de l’Eglise constitutionnelle sont assez nombreux pour mériter d’être
soulignés.
Conclusion
Si à bien des égards la boîte à Perrette peut à bon droit passer pour un pré-parti politique dont elle présente déjà plusieurs caractéristiques organisationnelles et si les militants qui la gèrent ne différent pas substantiellement de ce que notre époque met sous ce terme, son lien avec la société civile et le système politique de son époque interdisent de l’y assimiler complètement. L’appareil militant ne saurait être envisagé comme l’organe de représentation d’un courant politique qui proposerait des choix pour la cité ou chercherait à prendre le pouvoir. Il ressemblerait plutôt à une association, à une amicale, réunissant des sympathisants dont le degré de jansénisme n’est pas toujours évident à déterminer. Le phénomène familial est certes la colonne principale du maintien d’une société janséniste au delà même de la Révolution. Mais privilégier à outrance ce mode de lecture incite à transformer chaque cousin de militant en janséniste potentiel. Sans même évoquer les possibles évolutions comportementales de chaque individu, le choix d’un crible propre à séparer le bon grain janséniste de l’ivraie catholique est une gageure permanente. Attribuer le qualificatif de janséniste à l’un ou l’autre de ces individus est une reconstruction a posteriori d’un phénomène de déviance, rarement lisible comme tel dans les sources, et cela est encore plus vrai des laïcs que des clercs. L’étude de la “ société janséniste ” relève du même arbitraire que celle de la boîte à Perrette : elle n’existe comme objet historique cohérent que par le statut que l’historien veut bien lui accorder.
Pièces justificatives et Annexes
Cette recherche n’a pas eu l’heur de mettre à jour une masse textuelle conséquente ni même très significative. Les pièces justificatives sont donc d’un intérêt très ponctuel. D’autre part, elle ne prend pas appui sur des données numériques suffisantes pour donner une réelle pertinence à une étude statistique. Aussi n’ont été établies qu’une rapide prosopographie des gestionnaires, la liste des dépositaires de fonds et les renseignements recueillis sur leur possible orientation religieuse ainsi qu’une recension exhaustive, présentée par fonds, des rentes prises en compte dans l’étude.