Les offices de bouche à l’Hôtel du roi de France, de Philippe VI à Charles VI (1328-1422)
Introduction
L’étude des offices de bouche de l’Hôtel du roi se trouve à la croisée de deux courants historiographiques dynamiques : l’histoire des
institutions royales et princières à la fin du Moyen Âge et l’histoire de l’alimentation, envisagée ici dans ses aspects culturels et
sociaux.
Le service de bouche de l’Hôtel du roi est doté d’une double importance symbolique : le souverain doit exalter sa puissance et
sa prospérité par un rite de table luxueux ; de plus, à travers les repas servis à ses officiers, il se montre en roi “ nourricier ”.
Il convient d’étudier le fonctionnement des quatre offices de bouche de l’Hôtel du roi, paneterie, échansonnerie, cuisine et fruiterie,
au cours du xive siècle, dans une perspective à la fois institutionnelle et prosopographique.
Sources
Les sources concernant l’Hôtel du roi au xive siècle sont inégalement réparties : le règne de Charles VI présente une
grande abondance de documents, alors que peu d’archives nous sont parvenues pour ses prédécesseurs, notamment pour Charles V.
Les
documents produits par l’Hôtel ou par les institutions dont il dépend permettent d’en décrire le cadre institutionnel et d’établir des
listes nominatives d’officiers. Il s’agit de documents normatifs, comme les huit ordonnances de l’Hôtel conservées de Philippe VI à Charles
VI et les rôles de gages, et de pièces comptables élaborées par le Trésor et par les deux caisses de financement de l’Hôtel que sont la
Chambre aux deniers et l’Argenterie.
L’élaboration des notices biographiques des officiers qui ont permis l’étude prosopographique
s’appuie également sur le dépouillement de sources complémentaires, comme les registres du Parlement de Paris et des documents édités :
registres du Trésor des chartes, rôles d’impôts, œuvres littéraires.
Première partieLe cadre institutionnel : L’Hôtel royal et les offices de bouche
Chapitre premierLa structure de l’hôtel au xive siècle
La mise en place de l’Hôtel du roi au xiiie siècle et sa permanence au xive
siècle — La structure de l’Hôtel du roi est organisée de manière définitive dans les premières décennies du XIV e siècle et ne subit plus que des modifications mineures par la suite. Les services chargés du service domestique du souverain
sont désignés sous le nom d’ Hospitium
regisà partir du milieu du xiiie siècle. L’Hôtel est divisé dès la seconde moitié du XIII e siècle en six sections : la paneterie, l’échansonnerie, la cuisine, la fruiterie, l’écurie et la fourrière. Ces
sections sont appelées “ métiers ” au xiiie siècle, puis “ offices ” au xive siècle.
A la
fin du xiiie siècle et jusqu’en 1328, les offices de bouche, et en particulier l’échansonnerie et la cuisine, sont
divisés entre le service de bouche, c’est-à-dire le service propre du roi, et le service du commun, qui s’occupe du personnel de l’Hôtel
nourri aux frais du roi. Puis cette séparation disparaît des documents normatifs, mais semble persister dans la pratique. A partir du
règne de Charles VI, une autre division apparaît à la tête des offices de paneterie et d’échansonnerie, entre la “ dépense ”, qui recouvre
les fonctions administratives, et la “ bouche ”, qui correspond au service de table.
Un modèle royal ? — Cette structure se diffuse dans les autres Hôtels royaux, qui dépendent de l’Hôtel du roi pour leur organisation et leur financement : l’Hôtel de la reine et l’Hôtel du dauphin, qui acquiert une autonomie progressive au cours du XIV e siècle. Les Hôtels des princes apanagés, et en particulier l’Hôtel du duc de Bourgogne, imitent également le modèle royal d’organisation.
Structure et attributions des offices de bouche.
La paneterie est chargée du pain et du linge de table ; l’échansonnerie, du vin et des autres boissons ; la cuisine, de la préparation des repas ; la fruiterie, des fruits, ainsi que des torches et des chandelles.
Chapitre IILa croissance de l’hôtel au xive siècle
Evolution des effectifs de l’Hôtel et des offices de bouche — A partir du début du xive siècle,
les officiers de l’Hôtel exercent leur fonction en alternance : de fait, l’effectif réel présent à un moment donné est largement inférieur
à celui qui figure dans les documents normatifs. Alors que l’effectif global de l’Hôtel du roi connaît une croissance régulière et modérée
au xive siècle, brutalement interrompue en 1422, les effectifs des offices de bouche, à l’exception de la paneterie,
subissent en revanche une baisse constante durant la même période. Une évolution de l’importance relative des quatre offices de bouche
conduit à une situation plus équilibrée entre les différents offices, grâce en particulier à la revalorisation de la paneterie.
Une
comparaison avec les effectifs des autres Hôtels royaux et princiers au xive siècle démontre la supériorité numérique
de l’Hôtel du roi de France.
Financement et dépenses des offices de bouche — De manière générale, le train de vie du roi, et donc le budget de son
Hôtel, dépendent très largement des circonstances politiques. Toutefois, les recettes de la Chambre aux deniers, financée d’abord par le
Trésor, puis surtout par les revenus des aides dans la seconde moitié du xive siècle, s’accroissent tout au long du
siècle. Les dépenses de l’Hôtel connaissent la même évolution, mais restent toujours supérieures aux recettes.
Les “ Despens des
journées ”, c’est-à-dire le compte de l’approvisionnement des offices de l’Hôtel, et notamment des offices de bouche, représentent la
dépense la plus importante dans le budget de la Chambre aux deniers. Mais il est très difficile d’isoler avec précision, au sein de ce
compte, les dépenses qui concernent directement les offices de bouche.
Deuxième partieLe fonctionnement quotidien des offices de bouche
Chapitre premierL’organisation du service de bouche
Les repas et le service de bouche — Plus de la moitié des officiers de l’Hôtel sont rémunérés en nature, en étant nourris aux frais du roi. Cette proportion est beaucoup plus élevée chez les officiers de bouche : presque tous “ mangent en salle ”. A l’intérieur de ce service du commun apparaît une différenciation sociale entre les chefs d’offices et les petits officiers, qui se manifeste dans l’organisation même des repas. De plus, le service de table doit être très sévèrement réglementé, afin de restreindre les abus.
L’approvisionnement des offices de bouche — Plusieurs officiers, à l’intérieur même des offices de bouche, sont chargés de l’approvisionnement en aliments et en matériel. Le paiement de ces achats peut s’effectuer de deux façons : l’officier qui fait l’achat avance la somme nécessaire, puis se fait rembourser par la Chambre aux deniers ; à partir du règne de Charles VI, des marchés sont conclus avec des fournisseurs privilégiés de l’Hôtel, qui se font payer de façon groupée. Les officiers de l’Hôtel évitent cependant de donner l’exclusivité de l’approvisionnement à un seul fournisseur et font souvent appel simultanément à deux personnages pour une même denrée. Les fournisseurs habituels des offices de bouche résident le plus souvent à Paris, mais les officiers s’adressent aussi aux marchands et aux artisans des lieux où réside la cour pour l’approvisionnement et les réparations urgentes.
Chapitre IILes conditions matérielles du fonctionnement des offices de bouche
L’équipement des offices de bouche — Une typologie du matériel utilisé dans les offices de bouche permet d’affiner la compréhension des fonctions qui s’y exercent. Il s’agit pour chaque office d’ustensiles de préparation culinaire, ainsi que de sacs et de coffres pour le transport et la conservation des aliments et du matériel.
La localisation des offices de bouche dans les Hôtels royaux — Les séjours de la cour se concentrent au XIV e siècle à Paris et en Ile-de-France ; des résidences royales sont aménagées pour l’accueillir. Des locaux y sont réservés aux offices de bouche, mais ils sont mal connus : ils semblent être souvent regroupés dans un seul corps de bâtiment, près de la salle où sont servis les repas, et au rez-de-chaussée.
Chapitre IIIHiérarchie des fonctions dans les offices de bouche
Les maîtres d’Hôtel sont chargés de la direction de l’Hôtel, et en particulier des offices de bouche. Dans chaque office, plusieurs niveaux d’officiers coexistent. Les chefs d’offices, souvent nobles, dirigent le fonctionnement de l’office et assurent la gestion de son personnel, son approvisionnement, le contrôle de ses comptes et le service de la table du roi. Sous leurs ordres se trouve un personnel subalterne fortement hiérarchisé, dont les fonctions se multiplient et se spécialisent au xive siècle, surtout dans les offices de paneterie et de cuisine qui nécessitent des compétences plus particulières. Une hiérarchie de fonctions aux tâches précises se dessine ainsi dans chaque office.
Troisième partieLes officiers de bouche : carrières et niveau social
Chapitre premierApproche méthodologique et institutionnelle
La méthode prosopographique — Le corpus prosopographique concerne l’Hôtel du roi et celui du dauphin et comprend tous les personnages qui exercent, au moins une fois entre 1328 et 1422, une fonction relevant de deux des offices de bouche, la paneterie et la cuisine.
Nomination et rémunération — La nomination aux fonctions de chef d’office est sans doute aux mains de l’entourage royal. Les maîtres d’Hôtel nomment aux fonctions subalternes les candidats proposés par les chefs d’offices. Les officiers reçoivent des gages en argent et des livraisons en nature, dont l’importance correspond à la hiérarchie interne des offices. Ces gages, qui représentent de faibles sommes, ne sont pas des rémunérations pour le travail effectué, mais des indemnisations pour des frais occasionnés pendant leur temps de service.
Chapitre IILes carrières des officiers de bouche
Être officier de bouche à l’Hôtel du roi au xive siècle — Les officiers subalternes, qui ont une
formation professionnelle spécialisée, font toute leur carrière dans le même office de bouche ; en revanche, les chefs d’offices peuvent
exercer des fonctions dans plusieurs offices.
Lors des changements de règne, l’Hôtel mêle officiers appartenant à l’Hôtel du roi
défunt et officiers qui servaient le nouveau roi quand il était dauphin. L’office de cuisine est toutefois celui dont le personnel se
renouvelle le moins d’un règne à l’autre : il assure ainsi la continuité du fonctionnement de l’Hôtel et du service royal.
Durée des carrières et promotions dans les offices de bouche de l’Hôtel du roi — Les chefs des offices de paneterie et de cuisine et les officiers subalternes de cuisine font de longues carrières à l’Hôtel du roi, qui dépassent souvent les quinze ans de service. Au contraire, les officiers subalternes de paneterie servent rarement plus de cinq ans à l’Hôtel. En effet, les possibilités de promotion interne à l’office sont beaucoup plus importantes pour les officiers de la cuisine du roi que pour ceux de la paneterie.
Les carrières en dehors des offices de bouche de l’Hôtel du roi — Il existe, surtout pour les officiers de cuisine, une certaine mobilité entre l’Hôtel du roi et les Hôtels princiers ; mais elle ne semble pas très courante. Les chefs d’offices peuvent poursuivre une carrière au service du roi ou des princes dans leurs Hôtels, en devenant responsables d’autres offices, chambellan ou maître d’Hôtel ; ils peuvent aussi rejoindre l’administration financière, au Trésor ou dans l’administration des aides, ou exercer des charges de capitaine de châteaux ou de baillis dans l’administration locale. Certains officiers subalternes exercent des métiers en dehors du service du roi, en particulier des activités artisanales ou commerciales à Paris.
Chapitre IIIImplantation sociale des officiers de bouche
Niveau social des officiers de bouche — Les panetiers, les valets tranchants et les enfants servants de l’écuelle sont généralement nobles. Les valets servants de l’écuelle et les écuyers de cuisine sont d’un niveau social élevé, mais rarement nobles ; ils sont souvent issus de la bourgeoisie parisienne. En revanche, les officiers subalternes de paneterie et de cuisine sont d’origine plus modeste, mais aisée.
Implantation géographique et familiale — Les chefs d’offices nobles sont le plus souvent originaires des régions
proches des centres du pouvoir, c’est-à-dire de la région parisienne et des régions situées à l’ouest et au nord de Paris.
Puisque le
roi réside généralement à Paris et dans ses environs, il semble que les officiers de bouche habitent à Paris, mais il est rare de
connaître précisément leur lieu de résidence à l’intérieur de la ville. Celui-ci semble toutefois se déplacer au xive
siècle vers l’est de Paris.
Il semble qu’il y ait une nette tendance à l’hérédité, non institutionnelle, mais de fait, dans les
offices de bouche, et surtout à l’office de cuisine. Mais il n’est possible de formuler que des hypothèses de filiation.
Conclusion
Les offices de bouche de l’Hôtel du roi de France connaissent au xive siècle un processus de professionnalisation,
après la période de mise en place institutionnelle du xiiie siècle : la diminution du personnel travaillant dans les
offices de bouche nécessite un fonctionnement plus rationnel, qui passe par une spécialisation des officiers et par une réglementation
stricte du service de salle et de l’approvisionnement des offices.
L’Hôtel du roi entretient des liens très étroits avec la population
de Paris : de nombreux officiers de bouche sont recrutés dans la bourgeoisie parisienne, à laquelle appartiennent par ailleurs les
fournisseurs privilégiés des offices.
Pièces justificatives
Rôles de gages d’octobre 1402 (Bibl. nat. de Fr., P.O. 380, Du Boessay, n° 3) et d’octobre 1422 (Bibl. nat. de Fr., ms. fr. 7853, p. 1296-1305). Compte de fournisseurs de 1349-1350 (Bibl. nat. de Fr., fr. 6760, fol. 1-1v et 311-311v). Comptes particuliers de fournisseurs inclus dans le compte journalier de la Chambre aux deniers de la Saint-Jean 1417 (Nantes, Arch. dép. Loire-Atlantique, E 235, fol. 18-21v).
Annexes
Dictionnaire prosopographique comprenant 703 officiers de paneterie et de cuisine des rois de France et des dauphins, de 1328 à 1422.
Liste des ordonnances de l’Hôtel conservées de Philippe VI à Charles VI. Liste des rôles de gages et des listes d’officiers. Liste
des comptes de l’Hôtel et des comptes du Trésor. Notices biographiques de 129 fournisseurs de l’Hôtel de Charles VI.