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École des chartes » thèses » 2003

Émile Bertin (1878-1957), décorateur de théâtre

Le peintre aux vingt âmes diverses.


Introduction

Le décorateur de théâtre est un artiste dont l’œuvre est destinée à disparaître. Au xxe siècle, rompant avec la tradition, les peintres non spécialistes envahissent l’espace théâtral. Leur présence, fréquemment étudiée, occulte dans les ouvrages le rôle des peintres décorateurs. Émile Bertin, bien que très connu à son époque, est, pour ces différentes raisons, tombé aujourd’hui dans l’oubli et n’est mentionné dans les dictionnaires et dans les histoires du décor que pour quelques pièces. Son œuvre qui s’étend sur cinquante ans et touche à tous les genres théâtraux mérite cependant une étude, rendue possible par la richesse de sources, rares dans le domaine des arts du spectacle, qu’il a lui-même en partie constituées. Le succès pendant cinquante ans de cet homme, reconnu par tous ses contemporains comme le représentant d’une tradition artisanale vilipendée dès les premières années du siècle, ne laisse pas de surprendre.


Sources

Cette étude prend appui essentiellement sur les documents conservés au département des arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France, dans la collection Émile Bertin, qui comprend des albums de correspondance et de coupures de presse touchant à l’ensemble de la vie et de l’œuvre du décorateur, constitués par Émile Bertin lui-même, ainsi qu’un vaste ensemble de maquettes planes. Ces sources sont complétées par des dossiers de correspondance conservés dans la collection André Antoine et la collection Gaston Baty, et par les maquettes de Gaston Baty et d’Émile Bertin de la collection Baty. D’autres maquettes planes d’Émile Bertin et de nombreuses photographies de scène ont été vues à la bibliothèque de la Comédie-française et à celle de l’Opéra.


Première partie
De l’apprenti au maître


Chapitre premier
enfance et formation

Émile Bertin est né en 1878 à Suresnes. Son père est un musicien local assez célèbre. Le divorce de ses parents lui fait passer son enfance en Angleterre aux côtés de sa mère. Ses études sont brèves et il se dirige rapidement vers des études artistiques. Élève du peintre Eugène Carrière, Bertin est orienté vers la décoration théâtrale par un critique qui lui reconnaît une technique propre à traiter les grandes surfaces. Bertin rentre alors dans le monde des ateliers de décoration et fréquente ceux des décorateurs Amable et Ronsin, très réputés à l’époque. Dès les années 1903-1904, il est en position de second dans l’atelier de ce dernier et signe ses premiers décors, pour des pièces de Victorien Sardou en particulier. En 1905, il devient le chef de son propre atelier. Ses succès sont très rapides, particulièrement pour des décors dans des théâtres comme les Variétés, les Nouveautés ou la Cigale. Il devient également l’un des décorateurs attitrés du metteur en scène Antoine, puis du disciple de celui-ci, Firmin Gémier. Son activité lui permet de faire construire son propre atelier près des Buttes-Chaumont en 1910. A la veille de la guerre, Bertin est un décorateur reconnu, demandé pour de nombreux spectacles et exposant dans plusieurs manifestations nationales et internationales.

Chapitre II
Expérience du camouflage et nouvelle reconnaissance

En 1914, Bertin est mobilisé et part au front quelques mois avant d’être nommé au service du camouflage dont la section centrale est installée dans son atelier. Le camouflage mobilise de nombreux artistes et particulièrement les décorateurs. Bertin est appelé à effectuer plusieurs missions pour poser les éléments de camouflage près du front, ce qui lui vaut les honneurs militaires. Au lendemain de la guerre, Bertin doit remettre ses affaires à flot, ce qu’il fait grâce aux commandes qu’il obtient pour les Fêtes de la Victoire de 1919. Il reprend ensuite son activité de décorateur, participant à des spectacles très divers, toujours dans les mêmes théâtres auxquels s’ajoute la Comédie-française pour le tricentenaire de Molière. Bertin peint également les décors de pièces aux mises en scène expérimentales, comme Œdipe roi de Thèbes pour le Cirque d’hiver avec Gémier ou encore Locus Solus de Raymond Roussel.

Son activité lui permet de mener un train de vie très agréable, avec sa femme et ses deux enfants, entre son habitation et son atelier parisiens et sa maison sur la côte basque, région de villégiature privilégiée du monde du théâtre parisien, qu’il continue ainsi à fréquenter pendant l’été. Il sait faire reconnaître la qualité de son travail et contribue lui-même à la formation de son image de maître décorateur auprès des journalistes et des hommes de théâtre.

Chapitre III
Un maître respecté

Les activités de Bertin entre les deux guerres sont extrêmement nombreuses et diverses. Il collabore très souvent avec le metteur en scène Gaston Baty dont il est un des décorateurs favoris. Il décore également des comédies et des opérettes en grand nombre. Sa profession de décorateur le conduit à s’occuper également de la restauration de théâtres, mais aussi à être président de nombreux jurys lors de concours de décoration. Il apparaît comme une véritable référence dans le monde du décor de théâtre traditionnel, fréquemment sollicité pour donner des avis sur des décors ou des installations de théâtre. Il est président de l’Union des décorateurs de théâtre qu’il fonde avec ses collègues en 1929. Pendant la deuxième guerre mondiale, il est amené par sa position dominante à prendre la direction de la section consacrée aux professions annexes au théâtre au sein du Comité des entreprises organisatrices de spectacles. Après la guerre, il conserve une position de référence, mais son activité créatrice se réduit peu à peu. Bien que collaborant avec Jean-Louis Barrault ou décorant les pièces de Sartre, il se consacre de plus en plus à la simple exécution de décors. Il décède à Paris en janvier 1957.


Deuxième partie
Une place dans le monde des décorateurs


Chapitre premier
Situation du décor de théâtre au tournant du siècle

Le monde des décorateurs de théâtre au tournant du siècle est un monde encore très proche de l’artisanat et de plus en plus critiqué pour ses méthodes de travail archaïques. La naissance de la mise en scène, les différentes tentatives de décors symbolistes ou naturalistes modifient sensiblement la conception même du décor. Malgré les nombreuses études qui mettent en valeur la place des peintres sur scène à l’époque, il convient de rappeler que le monde des théâtres est encore bien plus fidèle que l’on ne veut le croire aux traditions, aussi bien en matière de style de décors qu’en matière de prise en compte du rôle du décorateur. Bertin travaille dans un univers héritier des traditions du xixe siècle, passé dont il se revendique sans hésitations. Il est très sensible à la filiation qui existe entre les décorateurs de théâtre depuis le xviie siècle et se montre assez critique face aux expériences nouvelles d’Antoine, de Max Reinhardt ou des décorateurs cubistes. Son opinion en matière de décors est des plus modérées.

Chapitre II
Diversité de l’activité de bertin

L’activité de Bertin est très variée. Il peint au cours de sa carrière un nombre très impressionnant de décors qui peut être estimé à près de six cents pièces, se décomposant en une abondante production de décors pour des comédies, les décors de trois ou quatre revues par an et entre deux à dix décors pour des opérettes chaque année, et trois à quatre travaux pour des spectacles plus novateurs. Cette extrême diversité des genres des pièces décorées se retrouve dans les styles employés par Bertin qui s’adapte aux particularités de chaque pièce. Parmi cette abondante production se dégage particulièrement sa prépondérance comme décorateur d’opérette. En moyenne, un tiers des opérettes représentées sur des scènes parisiennes entre les deux guerres sont décorées par lui seul. Il n’hésite pas cependant à se lancer dans des expériences qui l’entraînent en terrain moins facile : il collabore ainsi à Locus Solus, pièce de Raymond Roussel, dont le texte comme les décors qualifiés de cubistes font scandale. La diversité de son œuvre s’inscrit également dans le temps. Bertin suit l’évolution du décor et s’y adapte. Sa longévité lui permet de représenter plus de cinquante ans de théâtre.

Chapitre III
évolution artistique

Les maquettes d’Émile Bertin constituent un ensemble fourni qui permet de saisir l’évolution de son style comme dessinateur et peintre. A un style proche encore par les coloris sombres et ternes d’une certaine tradition de décor fouillé du xixe siècle, Bertin substitue tout d’abord un mode de travail fondé sur des similitudes avec la peinture des Nabis, dont il admire les couleurs violentes. Il évolue rapidement ensuite vers un style plus léger, adoptant une technique qui allie systématiquement le dessin et la peinture simultanée à la gouache légère. Les maquettes sont alors l’expression d’un style personnel, très proche des illustrateurs de l’époque, souvent discrètement humoristique, léger, très coloré. Bertin développe ce qui constitue sa principale caractéristique de décorateur, en rupture avec la précision de ses prédécesseurs : la suggestion d’un lieu et de son atmosphère par la présence d’un élément ou d’une couleur caractéristique qui remplace l’accumulation de détails.

Chapitre IV
Traitement des thèmes

Le décorateur n’est pas libre des sujets qu’il traite. Il doit s’adapter avant tout à la pièce pour laquelle il peint des décors. Les maquettes de Bertin peuvent ainsi être classées en différentes catégories : les intérieurs, les extérieurs architecturaux, les paysages. Si ses intérieurs traditionnels sont généralement dépourvus d’originalité, il manifeste un plus grand intérêt pour les décors architecturés qu’il traite souvent de façon très massive, accordant la préférence au détail caractéristique. Le thème de l’escalier, souvent employé avec des metteurs en scène comme Gémier ou Baty, répond parfois à ce même parti pris. Ses paysages sont le reflet d’une nature méditerranéenne domestiquée qui peut prendre des touches automnales subtilement mélancoliques. Le cadre de scène est également un élément très important du décor et Bertin manifeste une préférence marquée pour un gothique stylisé, simplifiant les formes du néo-gothique. Il apparaît clairement à l’étude de ces esquisses qu’il s’agit bien de maquettes et non simplement de croquis en deux dimensions : l’expérience du décorateur lui permet de prévoir dès les premiers coups de crayons l’organisation de l’espace scénique.

Chapitre V
Sur les planches

Le décor de théâtre prend tout son sens sur scène. Il répond aux attentes d’un certain public qui demande selon les pièces représentées un certain type de décors. Une grande importance est accordée au décor réaliste, particulièrement au décor qui cherche à représenter les situations les plus irreprésentables possibles : éruption volcanique, courses de chevaux. Cette vision traditionnelle du décor comme le plus fidèle possible au réel est remise en cause par le cinéma qui lui fait rapidement concurrence en matière de trucage. Le décorateur se tourne alors vers d’autres formes de décors. La matière même du décor prend alors un sens : décor peint, décor construit, décor lumineux n’ont pas la même signification. L’apparition des peintres sur la scène des théâtres donne un sens différent au décor-tableau et renvoie les décorateurs traditionnels à un rôle d’exécutant. Le métier de décorateur évolue donc, s’éloignant peu à peu de la toile peinte en trompe-l’œil systématique pour travailler beaucoup plus avec l’espace et la lecture que le metteur en scène propose de l’œuvre représenté. Bertin participe à cette évolution, mais reste très fidèle aux formes traditionnelles. Selon ce point de vue, il reste un peintre décorateur de théâtre au sens plein du terme et ne peut être qualifié de scénographe.


Troisième partie
Entre créateur et exécutant


Chapitre premier
A la disposition du metteur en scène

Bertin décorateur n’est pas totalement libre de sa création artistique. Il dépend du texte, mais également du directeur de théâtre et du metteur en scène. L’étude des différentes étapes depuis la lecture du manuscrit jusqu’à la réalisation et l’approbation de la maquette sont essentielles pour comprendre une grande partie du travail du décorateur qui doit allier des qualités d’artistes à des compétences d’artisan pour respecter aussi bien les désirs de l’auteur ou du metteur en scène que les contraintes matérielles posées par le théâtre ou son directeur : taille du théâtre, motifs économiques. Malgré celles-ci, Bertin parvient à affirmer un style de décor propre, affirmant un goût très prononcé pour les décors “ à la manière de ”, réalisés de manière très habile, sans jamais n’être que des tableaux vivants ou en deux dimensions. Ce talent pour l’étude et la copie des caractéristiques d’un peintre favorise la collaboration de Bertin avec les peintres de plus en plus nombreux qui travaillent pour la scène, et dont il doit exécuter les décors.

Chapitre II
Réception

La critique théâtrale, quoique très abondante, n’accorde qu’un faible place au décor de théâtre, souvent brièvement décrit, en termes figés, plutôt que réellement étudié. L’œuvre de Bertin suscite néanmoins quelques critiques plus précises à l’occasion de certaines pièces comme Les Caprices de Marianne mis en scène par Gaston Baty. Les journalistes présentent volontiers Bertin comme un décorateur poursuivant la tradition et parvenant à l’adapter tout au long de son œuvre. Le nom de Bertin mentionné à propos de décor est souvent l’assurance de la qualité artistique des décors d’une pièce.

Chapitre III
Une relation privilégiée : la filiation antoine-gémier-baty

Bertin, par sa présence aux côtés des metteurs en scène Antoine, Gémier et Baty, matérialise le lien qui les unit, lien que l’on fait fréquemment passer par le décor plus que par la direction d’acteurs. La marque de Bertin se manifeste dans les décors qu’il a effectués pour ces trois hommes. La présence de Bertin aux côtés d’Antoine permet de nuancer ses positions naturalistes radicales en matière de décor. Gémier offre à Bertin l’occasion de réaliser des décors gigantesques, pour le Cirque d’hiver par exemple. La collaboration entre Baty et Bertin est particulièrement fusionnelle, au point qu’il est très délicat de séparer dans les décors ce qui relève de l’un ou de l’autre. Baty apparaît plus comme l’organisateur de l’espace par la construction tandis que pour Bertin, l’élément principal semble la couleur. Bertin participe ainsi à tout un courant rénovateur de la mise en scène française, passant de maître à disciple. Lorsqu’il travaille par la suite avec Jean-Louis Barrault, qui n’est pas directement l’élève de ces maîtres, il contribue probablement à le rattacher à cette tradition.


Quatrième partie
Bertin chef d’atelier


Chapitre premier
Le plus grand atelier de paris

L’atelier de Bertin se situe dans la tradition des ateliers du xixe siècle, tant par le lieu de sa construction et son organisation que par les méthodes de travail qui y règnent. L’atelier, à mi-chemin entre l’atelier du peintre et celui de l’artisan, est le reflet du statut flou du peintre décorateur, statut qui évolue très nettement au cours du demi-siècle, non sans crises liées à des questions tant artistiques qu’économiques. Ces difficultés rejaillissent sur le personnel de l’atelier, aux rôles divers, plus ou moins spécialistes des techniques particulières au décor de théâtre, dont on peut retracer la réalisation, de la maquette à la toile peinte. L’atelier du peintre décorateur, par sa taille, par l’étrange aspect des décors qui y sont brossés et conservés, est un lieu auquel la presse confère une aura magique.

Chapitre II
Décors dans les théâtres

Les décors de théâtre quittent l’atelier du décorateur pour être montés sur scène, ce qui nécessite de grandes compétences techniques. Les questions de délais, de coûts influent considérablement sur la qualité du décor et sont révélatrices de son évolution au cours du siècle. Ces difficultés techniques et financières sont très présentes dans les décors de tournée, qui constituent une part importante de l’activité de Bertin. Ces derniers, réalisés à peu de frais, fréquemment réemployés, sont la marque que la rénovation scénique du début du xxe siècle n’a touché tout d’abord que les théâtres parisiens les plus fortunés, tandis que la province se contentait de décors souvent vieillots.

Chapitre III
Camouflage et restauration

Les activités de camouflage et de restauration de décors intérieurs de théâtre sont deux activités pratiquées par de nombreux décorateurs de théâtre de la première moitié du xxe siècle. Bertin occupe cependant une place particulière dans ces domaines. L’atelier central de la section de camouflage organisée pendant la première guerre mondiale est installé dans son propre lieu de travail, qui connaît alors un fonctionnement bien particulier. Le camouflage est l’un des constitutifs du ciment qui existe entre les décorateurs de théâtre et les peintres qui ont fait partie de ce service. Confier la restauration de décors intérieurs de théâtre à des décorateurs et non à des entreprises spécialisées dans la restauration est apparemment une pratique qui date du xixe siècle. Bertin s’y distingue tout particulièrement en restaurant la salle de l’Opéra de Paris en 1935 et en peignant à l’identique le mythique rideau de l’Opéra en 1952, sans oublier sa participation, à la veille de sa mort, au chantier de l’Opéra royal de Versailles.


Conclusion

La carrière d’Émile Bertin est celle d’un décorateur formé aux traditions du xixe siècle, mais poursuivant son activité pendant toute la première moitié du siècle suivant. Elle est à la fois représentative de celle de bon nombre de décorateurs de l’époque, qui n’ont que rarement fait l’objet d’études, par ses aspects matériels (fonctionnement d’un atelier de décorateur, rapports avec les directeurs de théâtre et les metteurs en scène) et singulière car Bertin est l’un des décorateurs de ce type qui a le mieux réussi, dans une période difficile, alors que bon nombre de ses confrères font faillite ou sont obligés d’abdiquer la création artistique pour n’être plus que les exécutants des peintres non spécialistes désireux de faire du décor de théâtre. La carrière de Bertin nuance la vision d’un xxe siècle présenté souvent comme celui des grandes révolutions scéniques. Le monde du théâtre que fréquente Bertin est encore largement tourné vers les techniques anciennes. La réussite de Bertin est d’avoir su se rattacher à une tradition sans cesser d’innover et d’avoir, par son travail auprès de metteurs en scène novateurs comme sur des scènes plus traditionnelles, contribué à la diffusion des nouvelles pratiques de décors et de mise en scène.


Pièces justificatives

Documents figurant dans les albums de correspondance de Bertin relatifs au statut du décorateur de théâtre ainsi qu’aux échelles de tarifs pratiqués pour les décors établis par les syndicats patronaux de décorateurs. ­ Poème inédit de Paul Fort adressé à Émile Bertin.


Annexes

Liste des pièces pour lesquelles Bertin a peint des décors. ­ Tableaux statistiques concernant son activité. ­ Liste de ses élèves. ­ Liste de ses décorations. ­ Glossaire des termes techniques.


Iconographie

Photographie d’Emile Bertin. ­ Une soixantaine de reproductions de maquettes, accompagnées pour quelques-unes de photographies de scène ou de dessins techniques préparatoires.