Étude comparée des diplômes de Louis le Germanique et de Charles le Chauve (829-877)
Introduction
Au cours de leurs règnes, Louis le Germanique et Charles le Chauve donnèrent un grand nombre de diplômes qui comptent au nombre des sources les plus précieuses pour notre connaissance de leur royauté. Ces actes ont fait l’objet de plusieurs études scientifiques depuis le milieu du xixe siècle ; ils ont en outre été publiés dans les grandes collections nationales d’édition critique. Les historiens disposent donc, depuis plus d’un siècle et demi, d’un matériau diplomatique édité qui leur permet d’utiliser le contenu des actes. Toutefois, les travaux récents d’histoire carolingienne se sont peu intéressés à la diplomatique des rois et empereurs carolingiens ; les diplômes étant édités, la cause semblait entendue. Pourtant, ces parchemins qui sont, aux côtés des manuscrits et des sources archéologiques, les derniers vestiges matériels qui nous unissent à cette civilisation passée, ont encore beaucoup à nous dire. C’est pourquoi il a été entrepris d’étudier de manière comparée les diplômes royaux de Charles le Chauve et de Louis le Germanique sous trois angles différents : historique, historiographique et diplomatique.
Sources
Les sources utilisées au cours de ce travail comprennent d’une part les diplômes de Louis le Germanique et de Charles le Chauve, et d’autre part des archives d’histoire de la diplomatique des xixe -XXe siècles. L’objectif de ce travail étant précisément d’étudier les diplômes des deux rois, il a paru inutile de détailler ici la composition des différents corpus d’actes aux ixe et xe siècles. Quant au dépouillement des archives contemporaines, il se limite au fonds de la Commission des chartes et diplômes conservé à l’Institut de France et aux papiers d’Arthur Giry, qui sont conservés à Paris, à l’Ecole pratique des hautes études (E.P.H.E.), et à Vienne, pour une partie de la correspondance.
Première partieLes hommes : leur règne, leur chancellerie
Chapitre premierLes règnes de Louis le Germanique et de Charles le Chauve (817-877)
Les règnes de Charles le Chauve et de Louis le Germanique jouèrent un rôle capital dans le développement des Francie occidentale et orientale au ixe siècle. Louis le Germanique exerça le pouvoir dès 817 dans le « sous-royaume » de Bavière créé pour lui par son père. Dès 829, il donna des diplômes royaux en son propre nom. Le remariage de son père et la naissance de Charles le Chauve en 823 provoquèrent une série de crises entre les héritiers du premier lit et leur père ; les trois fils en vinrent même à déposer l’empereur en 833. Cette révolte suscita des changements dans les diplômes des rois, notamment dans la titulature de Louis le Germanique, qui n’hésita plus à affirmer ouvertement ses prétentions sur l’ensemble de la Francie orientale.
La mort de l’empereur en 840 provoqua une guerre civile entre les trois frères qui s’acheva, à Verdun en 843, par un partage de l’empire : Louis obtint la Francie orientale, Charles reçut la Francie occidentale et Lothaire la Francia media ainsi que le royaume d’Italie. Si Charles et Louis héritaient de deux parts comparables en superficie et en richesses, ils ne bénéficiaient pas pour autant du même rapport de force vis-à-vis des grands de leur royaume. Louis le Germanique avait développé de solides réseaux de relations en Bavière depuis 826, ce qui lui permit de mener ensuite une habile politique d’expansion en Alémanie, en Saxe, et enfin en Rhénanie. Charles, au contraire, ne bénéficiait pas d’un réseau d’alliances comparable. Dès 843, il fut contraint de négocier, à Coulaines, les termes d’une royauté contractuelle fondée sur un serment de fidélité prêté par les grands de son royaume. En outre, il éprouva beaucoup de difficultés à s’imposer en Aquitaine et n’y parvint qu’après avoir été sacré et couronné à Orléans en 848.
Depuis 847, le roi de Francie orientale bénéficiait donc d’un rapport de force en sa faveur et put dès lors se consacrer pleinement à consolider son royaume afin d’en faire non une partie héritée de l’empire, mais bien un tout cohérent. Louis le Germanique pratiqua aussi une politique de plus en plus interventionniste à l’ouest du Rhin. Bien qu’isolé par le renversement d’alliance qui avait rapproché ses frères Charles et Lothaire, il sut néanmoins exploiter la situation difficile dans laquelle était plongé son jeune frère (incursions normandes et rébellions en Aquitaine). Louis envahit même la Francie occidentale en 858 à la demande d’une partie des grands insatisfaits de la politique de leur roi.
Cette invasion, venant après le renversement des alliances et la mort de Lothaire, fait de la décennie 850-860 un temps de transition vers un nouvel équilibre. Après la paix de Coblence entre les deux rois (860), ceux-ci s’occupèrent de leur succession et intervinrent dans l’affaire du divorce de Lothaire II. A la mort de ce dernier sans héritier légitime en 869, Charles le Chauve s’empressa de se faire sacrer et couronner roi de Lorraine à Metz. Il enfreignit par conséquent la paix de Coblence et il lui fallut ensuite négocier avec son frère les termes d’une nouvelle paix et d’un partage, à Meersen (870), du royaume de leur neveu. L’annonce de la mort prochaine de leur autre neveu Louis II, sans héritier légitime, lança les deux rois dans une course au titre impérial que remporta finalement Charles le Chauve. Celui-ci fut couronné empereur à Rome par le pape Jean VIII à la Noël 875. Agé de 70 ans, Louis le Germanique s’éteignit à Francfort, le 28 août 876. Charles ne lui survécut qu’une année et mourut, près d’Avrieux en Savoie, le 6 octobre 877.
Le rappel des événements historiques aboutit donc à une conclusion majeure : la césure que constitue l’année 859. C’est alors que les relations entre les deux rois devinrent, puis demeurèrent, distantes, voire tendues. Là se situe la première strate de cette étude, celle que l’établissement des faits permet de percevoir. Mais il était nécessaire de vérifier la pertinence de cette césure pour les diplômes royaux, et donc d’en étudier les conséquences au sein des institutions concrètement responsables de l’émission et de la forme de ces documents : la chapelle royale et la chancellerie.
Chapitre IIEtude comparée des chancelleries de Louis le Germanique et de Charles le Chauve
Pendant le règne de Louis le Germanique en Bavière (826-833), le personnel de sa chapelle et de sa chancellerie se limita à quelques clercs de l’entourage impérial placés sous la direction de l’abbé Gauzbald d’Altaich (826-833) ; tous les diplômes furent rédigés par le notaire Adalleod (826-840), formé à la chancellerie impériale. La révolte de 833 provoqua le départ de l’abbé Gauzbald, mais n’affecta en rien l’activité du notaire Adalleod. A la tête de la chancellerie se succédèrent Grimald de Wissembourg (833-840) et Ratleik de Seligenstadt (840-854). Adalleod quitta ses fonctions en 840 et de nouveaux notaires firent leur apparition : le prêtre Dominic (840-841), le diacre Réginbert (844-852) et Comeatus (843-858). Cette deuxième génération de notaires était restée assez longtemps en contact avec la chancellerie impériale pour continuer d’en perpétuer les traditions dans les actes. En outre, la chapelle et la chancellerie entretinrent au cours de cette période d’étroites relations avec l’abbaye de Saint-Emmeram de Ratisbonne, dont l’abbé et évêque Baturic († 848) était aussi l’archichapelain de Louis le Germanique.
Dès 838/839, Louis le Pieux organisa la chapelle et la chancellerie de son fils puîné Charles le Chauve et lui en fournit le personnel. L’abbé de Saint-Denis Louis († 867), un parent des Carolingiens par sa mère Rotrude, fille de Charlemagne, et un proche des Rorgonides par son beau-père Rorgon Ier , comte du Maine, reçut la charge d’archichancelier ; un autre Rorgonide, l’évêque Ebroin de Poitiers († 855), fut nommé archichapelain du roi. D’emblée, la chancellerie entretint donc des liens privilégiés avec l’abbaye de Saint-Denis et la puissante famille des comtes du Maine. L’héritage impérial était en outre très présent, car au moins deux notaires issus de la chancellerie impériale passèrent au service du roi de Francie occidentale : Méginaire (… - 849) et Barthélemy (… - 855). A leur côté œuvraient les notaires Jonas (841-850), Deormarus (842-844), Enée (842-856) et Ragemfridus (842-845) et enfin Gislebert (847-858), le premier notaire à ne pas avoir été en contact direct avec la chancellerie impériale.
En Francie orientale, le changement de génération du personnel débuta par la nomination du notaire Hadebert (854-859) et se poursuivit par celle d’Hébarhard (859-876). La chancellerie connut en effet, entre 854 et 860, une profonde réorganisation : l’union des fonctions d’archichancelier et d’archichapelain qui furent désormais tenues par Grimald, l’abbé de Saint-Gall. A partir de ce moment, la chapelle et la chancellerie entretinrent d’étroites relations avec l’abbaye royale de Saint-Gall. Hébarhard fut le principal notaire- recognoscens de la seconde période du règne de Louis le Germanique. Il occupa en outre la fonction de chancelier à partir de 868 et rédigea presque tous les préceptes donnés entre 859 et 876. Le départ de Grimald en 870 et la nomination de l’archevêque Liutbert de Mayence marquèrent le début d’une union durable entre la charge d’archichapelain et le siège de métropolitain de Mayence.
En comparaison, la chancellerie de Francie occidentale se développa différemment entre 859 et 877. Le départ du notaire Gislebert en 858 coïncida avec un hiatus dans la production diplomatique qui s’explique par la grave crise à laquelle le roi dut faire face. Il en résulta un renouvellement du personnel de la chancellerie autour des notaires- recognoscentes Hildeboldus (861-870), puis Audacher (871-877), qui perpétuèrent le modèle impérial. La mort de l’abbé Louis en 867 n’affecta en rien les activités de la chancellerie et sa charge d’archichancelier passa aux mains de son demi-frère Gauzlin, l’abbé de Saint-Germain-des-Prés. La chancellerie de Francie occidentale compta un très grand nombre de notaires qui participèrent à la rédaction des actes au cours de cette seconde période. Les noms de Folchricus (859), Gauzlenus (860-864), Elifredus (862), Mancio (867-877), Frotgarius (867-869), Adalricus (867-875), Otfredus (868-870), Gammo (870-874), Ebbo (875-876/877) figurent ainsi au bas des diplômes. En outre, un nombre croissant d’actes donnés après 860 furent rédigés par des scribes étrangers à la chancellerie, ce qui favorisa l’éclatement des formes diplomatiques. Plusieurs préceptes furent aussi mis par écrit hors chancellerie, à l’abbaye de Saint-Denis, un phénomène propre à la Francie occidentale qui témoigne du lien étroit unissant la chancellerie de Charles le Chauve à la grande abbaye royale.
La deuxième strate de cette étude confirme donc la première, dans la mesure où l’évolution politique se traduit par une différenciation des deux modèles de chancellerie. Les césures générationnelles accompagnent cette évolution et contribuent à conférer à l’activité diplomatique de chacun des deux rois des caractères particuliers, reflets des conditions divergentes dans lesquelles leur pouvoir s’exerça. Le contexte de production des actes permet donc de se pencher désormais directement sur le cœur de la documentation, c’est-à-dire les diplômes eux-mêmes.
Deuxième partieLes corpus d’actes édités
Chapitre premierEtude comparée des destinataires et de la tradition des diplômes
Les diplômes de Charles le Chauve sont deux fois plus nombreux que ceux de Louis le Germanique : 420 diplômes sincères pour le premier et 167 pour le second. Pourtant, les expéditions originales conservées sont en nombre similaire : respectivement 111 et 94. La disproportion s’observe dans les copies d’actes, mais aussi dans les actes faux fabriqués au nom des deux rois. Cet écart entre les deux corpus se reflète aussi dans les actes concédés à des fidèles laïcs auxquels Charles donna davantage de diplômes que son frère Louis le Germanique. Les termes de la royauté contractuelle de 843 engageaient les fidèles à prêter un serment envers le roi. L’examen de la chronologie des donations aux laïcs concorde avec les moments où le roi eut besoin de l’appui de ses fidèles et leur demanda de prêter serment : à Coulaines en 843, à Quierzy en 858, à Metz en 869 et à Ponthion en 876.
Ce déséquilibre documentaire entre les deux corpus d’actes se comprend mieux lorsque l’on étudie de façon comparée la tradition des diplômes en France et en Allemagne depuis le haut Moyen Age.
Pourtant, la quantité d’actes originaux conservés de nos jours est similaire pour les deux rois. Leur répartition géographique appelle deux constatations : premièrement, les archives des églises épiscopales, à l’exception de l’archevêché de Salzbourg, renferment très peu de diplômes originaux. Deuxièmement, les chartriers des abbayes riches en originaux sont en nombre restreint et se concentrent dans certaines régions. En Francie occidentale, le chartrier de Saint-Denis conserve à lui seul le tiers de tous les diplômes originaux de Charles le Chauve. Celui de Saint-Maur-des-Fossés en contient également un nombre considérable. En Francie orientale, les abbayes d’Altaich en Bavière, ainsi que de Saint-Gall en Alémanie, sont celles dont les chartriers renferment le plus grand nombre de diplômes originaux de Louis le Germanique. Un examen approfondi de ces quatre chartriers montre que tous ces destinataires entretinrent d’étroits rapports avec la chapelle et la chancellerie des rois et que dans trois cas, l’abbé de l’établissement fut archichancelier. Tous connurent une « cartularisation » tardive de leur chartrier, au xiiie siècle. Parce que ces abbayes reçurent beaucoup d’actes et qu’elles les conservèrent sous cette forme, ces fonds renferment encore aujourd’hui un nombre exceptionnel d’originaux.
Le déséquilibre s’explique aussi par le grand nombre d’actes qui nous sont connus par des copies d’érudit exécutées en France aux XVII e et xviiie siècles. Ces copies représentent plus de 30% des actes conservés de Charles le Chauve et sont par conséquent en nombre supérieur aux originaux (125 contre 111). L’organisation précoce des vastes entreprises de copie de chartes commencées par les Mauristes à la fin du xviie siècle et commanditées par la royauté au XVIII e siècle n’est sûrement pas étrangère à la conservation de ces précieux documents. Près de la moitié de celles-ci ont cependant été faites non pas d’après les originaux, mais bien d’après des cartulaires aujourd’hui perdus. En Allemagne, les érudits de l’époque moderne copièrent également beaucoup de diplômes et de chartes. Toutefois, ces copies, éparpillées dans les divers dépôts d’archives, ont très peu intéressé les diplomatistes allemands, qui ne les indiquent pas dans le tableau de la tradition de leur édition. Leur taux de conservation plus faible qu’en France, mais surtout le fait que la plupart d’entre elles recopient des originaux encore conservés de nos jours, expliquent cette attitude des chercheurs allemands.
Les copies transcrites dans des cartulaires, qui se multiplièrent en France entre le xie et le XIII e siècle, constituent après les transcriptions effectuées par les érudits en France et après les originaux en Allemagne les principaux témoins des actes de Charles le Chauve et de Louis le Germanique. Les cartulaires médiévaux conservent deux fois plus de copies d’actes de Charles le Chauve (93) que de Louis le Germanique (45), ce qui s’explique en partie par le très grand nombre de cartulaires antérieurs aux xive et xve siècles conservés en France. Le déséquilibre documentaire entre les deux corpus apparaît également dans les copies isolées médiévales, notamment dans les copies figurées. Celles-ci se retrouvent particulièrement dans les chartriers des destinataires méridionaux de la Francie occidentale. Enfin, de nombreux actes ne nous sont connus que par des mentions dans des sources contemporaines ou postérieures. Pour la Francie occidentale, on ne recense pas moins de 65 deperdita. Ces mentions sont parfois l’unique trace de l’activité du souverain dans telle ou telle région. En revanche, une telle étude reste encore à faire pour le règne de Louis le Germanique. Il s’agit d’un écart historiographique qui contribue à accentuer la disproportion numérique entre les deux corpus.
Cette troisième strate du travail semble donc compliquer singulièrement les choses. Aux distinctions qui s’effectuèrent, dès les règnes de Louis le Germanique et Charles le Chauve, entre deux modes d’exercice du pouvoir et entre deux systèmes d’instrumentation des décisions, s’ajoutent en effet des différences dans la conservation, la transmission et la copie des actes. Nul doute pourtant que les deux premières strates influent sur la troisième : la forte symbiose existant entre les rois et certaines grandes institutions monastiques fournit par exemple de nombreuses clefs pour comprendre le destin ultérieur des diplômes. Cette tradition n’en exerce pas moins une pesanteur propre : elle informe et déforme sans cesse notre perception des différences documentaires entre les deux Francie. Elle influe également sur les méthodes critiques d’évaluation et d’édition qui se mirent en place en France et en Allemagne et constituent en quelque sorte le bout de la chaîne entre les Carolingiens et nous.
Chapitre IILe développement de la diplomatique carolingienne en Allemagne et en France (1815-1955)
Le fait que seulement 26% des diplômes de Charles le Chauve soient des originaux et que plus du tiers de ceux-ci proviennent du chartrier d’un seul destinataire, Saint-Denis, influa sur le développement des méthodes d’édition françaises dans le dernier quart du XIX e siècle et le début du xxe siècle. Lorsque Arthur Giry commença l’édition des diplômes de Charles le Chauve, les méthodes d’édition diplomatique française accusaient un retard de plusieurs décennies sur les méthodes de critique allemande. Giry entreprit d’enseigner les méthodes des maîtres allemands, dont Theodor Sickel, dès la fin de la décennie 1870 dans le cadre de sa conférence à l’Ecole pratique des hautes études, une institution fondée peu avant la défaite de 1870-1871 et inspirée du modèle allemand. Il avait eu à peine le temps cependant de préparer une série de régestes imitant les Regesta imperii et des « Annales de l’histoire de France à l’époque carolingienne » lorsqu’il mourut en 1899.
Il revient véritablement à Georges Tessier d’avoir apporté des compléments aux méthodes héritées de la diplomatique allemande. En effet, celles-ci étaient fondées sur la reconnaissance, après une étude précise des actes originaux, d’un modèle de chancellerie ( Kanzleigemäßigheit) et du style rédactionnel des notaires ( Diktat), qui permettait ensuite de critiquer les copies. Ces méthodes se développèrent de la sorte en Allemagne parce que les fonds d’archives y regorgent d’actes originaux qui peuvent servir de base à l’établissement de modèles. En effet, la proportion des originaux dans les corpus d’actes des souverains de Francie orientale se situe autour de 50%, ce qui permet de construire des modèles assez représentatifs de l’ensemble des actes et ensuite de les appliquer à la critique des copies. Or, en France, les originaux représentent à peine 20% des actes, ce qui rendit impossible la stricte application des méthodes allemandes aux sources diplomatiques françaises. Cela aurait provoqué un rejet massif comme actes faux d’actes par ailleurs sincères, mais présentant des aberrations de forme qui s’expliquent par l’intervention occasionnelle du bénéficiaire dans la rédaction des actes. La complexité de la tradition qui repose en grande partie sur des copies d’inégale valeur rendait par conséquent inapplicables tels quels les modèles de la critique allemande.
La quatrième strate celle de la critique érudite est sans doute celle qui influe le plus directement sur la perception que les historiens, français et allemands, ont de la documentation carolingienne. Les choix méthodologiques, les critères d’édition, les paramètres du jugement porté sur les actes revêtent dans les deux cas des caractères propres et reflètent des prises de position au sein desquelles les oppositions nationales, mais aussi les échanges concurrentiels entre érudits français et allemands, ont à n’en pas douter joué un grand rôle dans la perception de l’évolution des diplômes originaux.
Troisième partieLes diplômes originaux
Chapitre premierLes caractères externes des diplômes de Louis le Germanique et de Charles le Chauve et leur évolution entre 830
et 870
L’évolution des caractères externes des diplômes de Louis le Germanique et de Charles le Chauve suit les deux phases des règnes. Jusqu’en 854, les diplômes de Louis le Germanique perpétuent le modèle impérial. Il faut attendre l’arrivée d’Hadebert en 854, puis d’Hébarhard pour voir se singulariser le diplôme royal de Francie orientale. Les changements portent avant tout sur le chrismon, qui prend une nouvelle forme en « C » après 859, et dans la mise en page où est laissée une large marge blanche au bas, dégagée par le placement de la formule de datation non plus tout en bas de la feuille de parchemin, mais immédiatement après la souscription de chancellerie. L’écriture subit aussi une modification de ductus. Elle passe aussi d’une écriture « aérée » où les mots sont séparés par groupe et non pas individuellement à une écriture séparée, dans laquelle les mots sont espacés les uns des autres. Après 859, l’organisation de la chancellerie autour du notaire Hébarhard favorisa l’imposition d’un modèle unique d’acte qui n’est plus celui de l’époque impériale, mais bien un nouveau type, destiné à demeurer le même pendant plus d’un siècle en Francie orientale.
En revanche, l’héritage impérial fut en Francie occidentale beaucoup plus longtemps perpétué, notamment par les quelques notaires impériaux qui passèrent au service de Charles le Chauve, mais aussi par nombre de destinataires qui possédaient des Vorurkunden de Louis le Pieux et de Charlemagne. En outre, il n’y a pas de projet politique aussi cohérent qu’en Francie orientale, du moins il ne semble pas se refléter dans les actes de Charles le Chauve. Jusqu’en 858, les diplômes sont d’excellente facture et imitent le modèle impérial. Seul le notaire Gislebert introduit quelques formes différentes, notamment de chrismon. Entre 858 et 877 l’évolution des caractères externes des diplômes suit deux voies différentes. On observe d’une part un désir de perpétuer le modèle impérial. D’autre part, le nombre croissant d’actes rédigés hors chancellerie provoque l’éclatement des formes et la multiplication des formats aberrants.
Chapitre IITypologie des actes originaux de Charles le Chauve et de Louis le Germanique
L’influence de la mesure prise par le souverain sur la forme diplomatique a fait l’objet de travaux importants pour l’époque carolingienne. Robert-Henri Bautier a ainsi proposé de répartir les diplômes en trois catégories : les préceptes mineurs, qui ne portent pas de mentions de la firmatio du roi en corroboration la manus propria ni de monogramme royal au bas du diplôme ; les préceptes ordinaires, dont la corroboration annonce la firmatio royale et sur lesquels est tracé un monogramme ; les préceptes solennels, dont la corroboration mentionne la présence d’une bulle et sur lesquels la mention legimusà l’encre rouge a été ajoutée.
Les préceptes mineurs représentent une proportion appréciable des diplômes originaux de Louis le Germanique et de Charles le Chauve ; ils sont deux fois plus nombreux à l’ouest 32 diplômes qu’à l’est 17 diplômes. Ce type de préceptes n’est conservé que dans quelques chartriers particulièrement riches en actes, ce qui pose le problème de leur représentativité. Le caractère transitoire des mesures juridiques consignées dans ces actes peut en partie expliquer leur faible taux de conservation. Seules les confirmations d’échanges, qui impliquent une donation réciproque de biens, semblent avoir bénéficié d’une plus grande chance de survie. En outre, il n’y a pas de différence marquée dans l’utilisation que font Charles le Chauve et Louis le Germanique des préceptes mineurs. Dans tous les cas, ils servent à instrumenter une seule mesure juridique par acte, à la différence des préceptes ordinaires, qui peuvent porter plusieurs dispositions.
Les préceptes ordinaires constituent le type de diplômes de Charles le Chauve et de Louis le Germanique le plus fréquent. Leur formulaire est beaucoup plus complexe que celui des préceptes mineurs et leurs caractères externes varient selon les habitudes de chancellerie. Les deux rois ont eu recours à cette forme diplomatique pour instrumenter des types de mesures juridiques semblables. Certaines différences de pratiques diplomatiques se laissent toutefois deviner. Ainsi, Charles le Chauve eut plus fréquemment recours à certaines mesures juridiques telles que l’affectation de biens à l’usage de chanoines ou de moines et la création de menses canoniales ou conventuelles. Les actes de restitutions de biens sont également peu fréquents en Francie orientale.
Enfin, Charles le Chauve est le seul roi carolingien à avoir eu recours à des préceptes solennels pour instrumenter des mesures de grande importance. Depuis Charlemagne, cette prérogative avait été réservée aux empereurs. Cinq diplômes originaux adoptent cette forme diplomatique, mais ils ne présentent d’unité ni de format ni de dimension. En revanche, ils ont comme caractéristique commune de posséder un formulaire très long et complexe.
Conclusion
L’étude des diplômes de Charles le Chauve et de Louis le Germanique sous trois angles, historique, historiographique et diplomatique, permet de conclure à une évolution distincte des actes des deux rois entre 829/840 et 876/877. Cette évolution distincte se perçoit beaucoup plus nettement en Francie orientale qu’en Francie occidentale. A l’Est, elle est le reflet d’un projet politique cohérent : la création d’un royaume de Francie orientale par Louis le Germanique. Il est en revanche plus difficile de préciser si les actes de Charles le Chauve sont le reflet d’une politique voulue par le souverain ou si l’on n’assiste pas simplement à la perpétuation d’une tradition diplomatique héritée de plusieurs siècles. Il est également malaisé de déterminer dans quelle mesure les changements observés dans les diplômes de Francie orientale ont été commandés par le roi lui-même.
Pièces justificatives
Extraits numérisés de diplômes originaux de Charles le Chauve et de Louis le Germanique. Edition de lettres et d’extraits de notes de cours d’Arthur Giry. Lettres d’Engelbert Mühlbacher à Arthur Giry. Lettre de Theodor Sickel à Henri d’Arbois de Jubainville. Lettre de Maurice Prou à Arthur Giry.
Annexes
Graphiques, tableaux et listes relatifs aux diplômes de Louis le Germanique et de Charles le Chauve. Inventaire des papiers d’Arthur Giry conservés à l’E.P.H.E. Chronologie des conférences d’Arthur Giry à l’E.P.H.E. Cartes.