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École des chartes » thèses » 2003

La vie et l’œuvre de Léopold Bellan (1857-1936)

Un philanthrope sous la troisième république.


Introduction

L’histoire des acteurs du secteur privé de l’assistance, et singulièrement des philanthropes, héritiers de la philosophie des Lumières, est bien connue pour la première moitié du xixe  siècle, notamment grâce aux travaux de Catherine Duprat. A cette époque l’action des philanthropes pallie le manque d’intervention de l’Etat dans le domaine social. Par contraste, les œuvres philanthropiques de la Troisième République sont beaucoup plus mal connues, tant dans leur fonctionnement que dans leurs réalisations. Le progressif établissement à partir des années 1890 d’une législation de protection sociale conforme aux idéaux républicains pose en termes renouvelés le problème des relations entre l’Etat et le secteur privé dans la résolution de la question sociale. Alors que les pouvoirs publics s’engagent progressivement dans le champ de l’assistance, les philanthropes se voient obligés de réadapter leur action en fonction de ces nouvelles conditions. Si les œuvres charitables d’inspiration catholique restent longtemps défiantes à l’égard du régime républicain, certains groupements d’inspiration laïque qui naissent à cette période se donnent au contraire pour but de remédier aux inégalités sociales parallèlement à l’action de l’Etat.

L’histoire de l’Association Léopold-Bellan offre à cet égard un observatoire privilégié pour l’étude d’une œuvre philanthropique républicaine. Fondée par un homme aux convictions sociales avancées, elle déploie à partir de 1884 son activité dans de nombreux domaines : éducation populaire, accueil de diverses catégories d’assistés et de malades, recherche médicale, encouragement à la pratique d’activités culturelles. Son président, Léopold Bellan, joue un rôle majeur dans le développement de l’œuvre jusqu’à son décès en 1936 ; l’actuelle Fondation Léopold-Bellan poursuit encore à l’heure actuelle l’action initiée par le fondateur. C’est donc la question de la place d’une œuvre philanthropique et de son créateur sous la Troisième République que l’on entend mettre en évidence. L’étude du fonctionnement d’une telle œuvre fait naître plusieurs problèmes : il convient ainsi de s’interroger sur les buts qu’elle poursuit et sur l’inspiration idéologique qui sous-tend son action. La question de la nature de ses réalisations philanthropiques est importante, tout comme celle de ses rapports avec l’Etat et avec d’autres œuvres voisines. On doit également s’intéresser à l’ origine sociale des philanthropes qui l’animent, mais aussi au public des assistés que ceux-ci espèrent secourir. Afin de prendre en compte l’intégralité de ce questionnement, trois axes complémentaires ont été développés pour cette étude de cas, limitée chronologiquement à la vie de Léopold Bellan. L’approche biographique vise à retracer la vie et la pensée du fondateur de l’association ; on y a joint une étude monographique du développement de l’œuvre. Enfin, la mise en évidence des divers réseaux unissant les membres de l’association permet de développer une approche sociale des collaborateurs de Bellan.


Sources

Les archives de la Fondation Léopold-Bellan (64, rue du Rocher, 75008 Paris) constituent le principal fonds documentaire utilisé pour cette étude : outre leur intérêt pour l’histoire de l’œuvre, elles sont également une source très importante pour retracer la vie du fondateur, dont les papiers personnels ont été transférés au siège de l’association après sa mort. Quelques documents complémentaires collectés dans certains établissements de l’actuelle Fondation ont également été utilisés. Ces archives ont été reclassées et l’inventaire en est fourni en tête de l’état des sources.

Les dépôts d’archives publics ont par ailleurs fourni d’appréciables compléments d’information, notamment les sous-séries D.X 6 (dossiers de demandes de subventions d’œuvres privées) et D.2T (enseignement) des Archives de Paris, ainsi que l’état civil et la série microfilmée des Bottins du commerce parisiens conservés dans ce dépôt. Le Centre historique des Archives nationales a fourni divers dossiers issus principalement des sous-séries F4 (ministère de l’Intérieur, comptabilité générale, subventions accordées à des œuvres sur le produit des jeux) et F7 (police générale, surveillance des associations), tout comme le Centre des Archives contemporaines de Fontainebleau. Les séries Ba (versements du cabinet du Préfet de police) et Db (affaires diverses) des Archives de la Préfecture de police ont également été mises à profit, ainsi que le dossier de l’Association Léopold-Bellan (A.L.B.) conservé à la Préfecture de Paris et les actes notariés relatifs à l’A.L.B. Les archives départementales des Yvelines, de Seine-et-Marne, du Val-d’Oise, de Meurthe-et-Moselle ainsi que les archives du Grand Orient de France ont fourni divers renseignements, d’ordre surtout biographique et généalogique. Enfin, les publications de l’Association Léopold-Bellan, ainsi que divers ouvrages anciens à caractère de source, ont été exploités à la Bibliothèque nationale de France, à la Bibliothèque historique de la ville de Paris, à la Bibliothèque administrative de la Ville de Paris et au C.E.D.I.A.S.-Musée social.


Première partie
Une philanthropie républicaine (1857-1914)


Chapitre premier
Genèse d’un philanthrope (1857-1894)

Né dans une famille modeste originaire de Seine-et-Oise, Léopold Bellan, arrivé à Paris dès le milieu des années 1860, poursuit de courtes études à l’école Turgot, avant de débuter une carrière de comptable dans une maison de textile du Sentier. Divers éléments indiquent son intérêt précoce pour les questions sociales, notamment la création au début des années 1880 d’une « Œuvre philanthropique du iie arrondissement » destinée à secourir les pauvres du quartier. En 1884, il fonde sous le nom de « Ménestrels de Paris » un patronage laïque à vocation lyrique et littéraire destiné à l’encadrement moral de la jeunesse. Celui-ci propose des cours de musique ou d’art dramatique donnés par des bénévoles et permet dès mars 1885 à ses élèves de se produire lors de concerts. Grâce aux efforts soutenus de Bellan, le patronage occupe au début des années 1890 une place importante au sein du iie arrondissement. En 1889, Léopold Bellan fonde sa propre entreprise vouée au commerce des tulles, dentelles et broderies. Il affirme sa vocation sociale en s’impliquant dans divers groupements philanthropiques et adhère à la franc-maçonnerie. Ses responsabilités au sein des comités radicaux du iie arrondissement lui valent d’être élu en avril 1893 conseiller municipal du quartier du Mail, fonction qu’il occupe jusqu’à sa mort.

Chapitre II
La Société d’enseignement moderne pour le développement de l’instruction des adultes (1894-1914) : Naissance et développement

Suite à un appel de la Ligue de l’Enseignement en août 1894 en faveur de l’enseignement « post-scolaire » pour les adolescents et les adultes, Léopold Bellan transforme son patronage en une structure plus élaborée : la Société d’enseignement moderne pour le développement de l’instruction des adultes (S.E.M.D.I.A.). L’œuvre vise à développer l’instruction populaire par le biais de cours du soir gratuits et ouverts à tous, dispensés par des professeurs bénévoles au sein de sections installées dans les écoles de la ville de Paris. Forte initialement de quatre sections implantées dans le iie arrondissement, la société se développe jusqu’en 1898 au sein des écoles primaires supérieures et des écoles techniques parisiennes. A partir de 1899, l’ouverture d’un grand nombre de sections dans les écoles primaires de Paris et de la proche banlieue, ainsi que la diversification de l’offre éducative, permettent à la S.E.M.D.I.A. de progresser rapidement, puisqu’elle compte déjà 96 sections et plus de 20 000 élèves lors de l’année scolaire 1906-1907. La création de sections de préparation militaire à partir de 1908 constitue également un important facteur d’accroissement. A la veille de la Première guerre mondiale, la Société d’enseignement moderne, qui totalise près de 120 sections et propose chaque semaine environ 1500 cours, possède une primauté incontestée dans le domaine de l’éducation post-scolaire en Ile-de-France, dépassant très largement des groupements pourtant plus anciens tels que l’Association polytechnique. Cette croissance rapide semble due en partie à la variété des cours proposés par la société, au dynamisme de ses dirigeants et aux appuis dont son président bénéficie auprès du Conseil municipal.

Chapitre III
La vie d’une société post-scolaire à la belle époque

Le fonctionnement de l’œuvre s’appuie sur le réseau des sections ; la direction est assurée par un Conseil composé de représentants du corps enseignant de la société et un bureau présidé par Bellan. Un changement important survient en 1905 lors du vote de nouveaux statuts, qui séparent les fonctions pédagogiques des fonctions de direction. L’apparition de la catégorie nouvelle des « membres patrons », qui s’acquitte d’une cotisation annuelle élevée en échange d’un pouvoir accru, permet d’assurer un financement stable et régulière à la société.

Le budget de celle-ci, alimenté par des fonds en majorité privés, reste pourtant difficilement équilibré jusqu’à la guerre, situation qui rend délicate la constitution d’un fonds d’épargne. La reconnaissance d’utilité publique de la S.E.M. en 1907 constitue une reconnaissance de l’importance de son action et lui permet de bénéficier de dispositions fiscales avantageuses.

Société républicaine, la S.E.M. doit beaucoup à la philosophie solidariste des radicaux, développée par Léon Bourgeois. Les valeurs de solidarité et de justice sociale dont se réclame l’association, sa foi dans le rôle de l’instruction pour la consolidation du régime démocratique s’expriment dans les discours de ses dirigeants, mais aussi dans les fêtes et les manifestations qu’elle organise ou auxquelles elle participe.

Soucieuse de « développer l’instruction primaire dans toutes ses branches », la société propose une gamme très étendue de cours : matières d’enseignement général, langues étrangères, et surtout cours techniques et professionnels, qui constituent l’un de ses domaines d’excellence. Un enseignement artistique, des conférences à vocation culturelle ou même philosophique destinées à l’« élévation morale » du peuple sont également dispensés. L’organisation des cours est inspirée de celle des écoles primaires : si les élèves qui parviennent aux plus hauts degrés de l’enseignement de la société sont peu nombreux et généralement pourvus d’un niveau d’instruction préalable assez élevé, la S.E.M. semble pourtant avoir exercé une action réellement efficace au niveau élémentaire pour la qualification de ses élèves dépourvus de tout diplôme.

Chapitre IV
Avant la guerre, l’amorce d’une diversification des activités

En marge du programme d’enseignement de la société, certains éléments particulièrement dynamiques préfigurent la diversification des buts de l’œuvre après la première guerre mondiale. Fondés en 1904, les Cours normaux d’hygiène par la médication familiale s’adressent aux instituteurs désireux de suivre une formation leur permettant de répandre des notions d’hygiène auprès des populations. Cette initiative rejoint les craintes des contemporains devant la baisse de la natalité et le fort taux de mortalité infantile attribué au manque d’hygiène ; une attention soutenue est également apportée à la puériculture. Les cours obtiennent rapidement un certain succès auprès des instituteurs parisiens, mais aussi de leurs collègues de province, auprès desquels ils sont diffusés grâce à un bulletin mensuel. La question de la retraite des anciens professeurs de la société conduit à la création d’une société de secours mutuel, et à l’achat d’un terrain à Chamigny, en Seine-et-Marne, destiné à l’édification d’une maison de retraite. Désireuse de fournir un cadre adapté aux élèves de ses sections d’éducation physique et de préparation militaire, la S.E.M. réalise également en 1913-1914 un parc sportif comportant un gymnase et divers équipements. Le don fait à la société d’une propriété située dans cette commune permet en outre de prévoir l’établissement de deux « écoles de plein air », projets que le déclenchement de la guerre vient interrompre.


Deuxième partie
Nouveaux enjeux et nouvelles pratiques de la philanthropie (1914-1936)


Chapitre premier
La philanthropie dans la guerre (1914-1918)

Le déclenchement du conflit désorganise profondément le fonctionnement de la S.E.M. dont l’activité s’effondre brutalement en 1914, à l’exception des cours normaux d’hygiène, pour ne reprendre ensuite que progressivement, à un niveau très inférieur à celui de l’avant-guerre. En 1915, le décès au champ d’honneur du fils unique de Léopold Bellan et l’émergence de nouveaux besoins en matière d’assistance conduisent la société à réorienter ses activités philanthropiques. Dès 1915, celle-ci ouvre à Bry-sur-Marne un premier établissement, dit « orphelinat Mentienne » du nom d’un donateur, destiné aux orphelines de guerre, puis un second, dit « orphelinat Jules Bache », en 1918. L’implication personnelle de Bellan dans diverses œuvres visant à soulager les victimes du conflit précipite la transformation de la société et de ses objectifs. En août 1918 celle-ci se transforme en « Association Léopold-Bellan, œuvre de fraternité sociale », entérinant ainsi l’extension du champ de ses activités hors du domaine de l’éducation populaire. Selon ses statuts rénovés, l’association vise dès lors à l’« amélioration morale, intellectuelle, physique et matérielle du peuple ». Son action, qui passe par la création de nombreuses filiales, se déploie autour de trois axes principaux.

Chapitre II
Accueillir les plus faibles

Le premier volet de l’action de l’Association Léopold-Bellan (A.L.B.) après la guerre a trait à la prise en charge de catégories de populations parmi les plus vulnérables. Outre les deux orphelinats de filles qu’elle possède à Bry-sur-Marne, l’A.L.B., désireuse d’étendre son action aux différentes catégories d’assistés nées de la guerre, ouvre également dès 1919 un orphelinat horticole pour garçons sur sa propriété de Chamigny. L’hébergement des orphelines les plus âgées entraîne également la création du « Foyer familial Octavie-Viville » à Courbevoie en 1920, puis de la « Maison de famille » de Bois-Colombes en 1925. La prise en compte du sort des mutilés de guerre et du problème du logement populaire conduit à la création en 1920 de la « Maison du grand mutilé » de Saint-Cloud, comportant 14 pavillons d’habitation autonomes. Enfin, la volonté d’accueil des personnes âgées s’exprime à travers l’ouverture en 1932 de la maison de retraite de Chamigny, destinée aux professeurs retraités de l’association, ainsi que de celle d’Asnières vers 1928. Le développement par l’association de ces structures d’hébergement traduit la volonté de ses dirigeants d’assurer la cohésion sociale par la prise en charge solidaire des éléments les plus faibles du corps social.

Chapitre III
Lutter contre les « fléaux sociaux » : Cancer et tuberculose

Les préoccupations persistantes des milieux philanthropiques au sujet des ravages exercés par les « fléaux sociaux » que constituent le cancer, la tuberculose et la syphilis conduisent l’A.L.B. à développer un important réseau d’établissements médicaux. Ouvert en 1920, l’hôpital Léopold-Bellan, situé dans le xive arrondissement de Paris, propose une gamme variée de services médicaux : l’association y entretient en outre plusieurs laboratoires de recherche contre le cancer, ainsi qu’un important dispensaire. Une « maison de repos » et une « maison de convalescence », situées à Bry-sur-Marne et inaugurées respectivement en 1926 et 1927, viennent compléter le dispositif médical. Le traitement préventif de la tuberculose est effectué par l’école de plein air de Bry-sur-Marne, ouverte en 1920, par le préventorium d’Isches (Vosges) créé la même année, par le préventorium et la « Cure d’air et de repos » de Septeuil (Seine-et-Oise), inaugurés en 1927-1928, ainsi que par le préventorium de Chaumont-en-Vexin (Oise) ouvert en 1932. La prise en charge des tuberculeux déclarés est assurée au sanatorium de Magnanville (Seine-et-Oise), inauguré en 1932 qui, avec ses 300 lits, constitue l’établissement le plus important de l’association. La variété des services offerts par l’A.L.B. dans le domaine médical fait d’elle un prestataire de lits et de services de premier ordre en région parisienne dans les années 1930.

Chapitre IV
Eduquer et moraliser le peuple

Un dernier groupe de filiales de l’A.L.B., dans la lignée de son activité de l’avant-guerre, vise à la « moralisation » et à l’« amélioration intellectuelle » du peuple. L’activité d’enseignement populaire, remontant aux origines mêmes de la société, se poursuit après la guerre sans parvenir à retrouver son niveau de prospérité passé. La persistance d’un vif intérêt des membres du Conseil d’administration pour l’enseignement technique amène l’association à racheter une importante école privée, l’Institut professionnel féminin, dont elle assure la direction à partir de 1920. Les cours normaux d’hygiène, transformés dès 1920, en « Foyer centrale d’hygiène physique, morale et mentale », constituent sans doute l’une des activités les plus novatrices de l’œuvre. Outre l’action de propagande et d’enseignement qui se poursuit, relayée par l’établissement de concours et l’attribution de prix à des instituteurs méritants, les responsables du Foyer développent une réflexion pionnière sur l’hygiène mentale et la prise en charge des enfants attardés, domaine où les réalisations pratiques sont encore peu nombreuses. La collaboration avec quelques œuvres poursuivant des buts similaires fait du Foyer central d’hygiène une filiale réellement novatrice de l’A.L.B. Dans le domaine de l’éducation physique, celle-ci continue de proposer après la guerre de cours de préparation militaire et de gymnastique, avec un succès mitigé. L’importance accordée au sport se manifeste pourtant à travers l’agrandissement du parc de Bry-sur-Marne et par l’ouverture d’une autre parc sportif, dit « Octavie-Viville » à Asnières, vers 1930. L’effort continu de « moralisation » est enfin perceptible à travers la création en 1924 d’un concours destiné à encourager la « Saine chanson », suivie en 1926 de celle d’un concours général de musique et de déclamation. La distibution annuelle de « prix de vertu » destinés à valoriser des comportements considérés comme exemplaires participe de cette même démarche.

De 1914 à 1936, l’ensemble des filiales de l’Association Léopold-Bellan, malgré des objectifs en apparence divers, peut donc être considéré comme l’expression d’une idéologie démocratique et républicaine cohérente, basée sur les notions de solidarité, de concorde entre les classes sociales et de prise en charge solidaire des risques, liée à une une valorisation des comportements solidaires et à une volonté accrue de moralisation. Quoique respectueuse de la législation sociale et désireuse de la voir se développer, l’association entend pourtant continuer à jouer un rôle de premier plan dans la résolution des problèmes d’assistance.


Troisième partie
Une vie de philanthrope


Chapitre premier
La carrière d’un notable républicain

L’étude du parcours individuel de Léopold Bellan permet de jeter un éclairage complémentaire sur le développement de son association, dont il demeure sa vie durant le principal animateur. Au-delà de ses singularités irréductibles, la trajectoire personnelle du fondateur de l’A.L.B. paraît relativement comparable à celle de bon nombre de membres de son association : c’est d’ailleurs dans l’exercice de ses différentes responsabilités que Bellan semble avoir pu se constituer progressivement un véritable réseau relationnel constitué de collaborateurs dévoués qui œuvrent à ses côtés au développement de projets philanthropiques. La carrière d’homme public de Bellan permet ainsi de mesurer l’évolution de ses choix idéologiques : sa conception du radicalisme évolue progressivement vers une forme plus modérée, qui l’amène à adhérer dès 1902 à l’Alliance républicaine démocratique (A.R.D.). Après avoir mené jusqu’en 1909 une carrière d’administrateur dévoué de la politique municipale parisienne, notamment grâce à ses fonctions de syndic du Conseil municipal, il déclenche la crise du 25 octobre 1909, qui marque le passage de gauche à droite de la majorité du Conseil, et siège par la suite parmi les membres les plus progressistes de cette nouvelle assemblée. Son action lui vaut d’être élu président du Conseil municipal de Paris en 1910-1911. Sa carrière politique se termine ensuite dans le camp des centristes de l’A.R.D., parti dont il devient vice-président en 1919. Cette inspiration politique « modérée » semble avoir très largement influencé son action philanthropique durant l’entre-deux-guerres. Tout en continuant à faire fonctionner sa maison de commerce, Bellan s’investit dans de nombreux organismes professionnels représentatifs ou groupes de pression économiques et participe avec assiduité à l’organisation de nombreuses expositions commerciales internationales. Son intérêt pour les questions d’enseignement technique, qui le rapproche du ministère du commerce, le met également en contact avec des milieux économiques partageant ses idées sociales. Enfin, il poursuit à titre personnel une carrière de « notable » de la philanthropie qui l’amène à s’investir à titre individuel dans de nombreuses œuvres : Mutualité maternelle, Société nationale d’encouragement au Bien, Musée social, dans lesquelles il exerce des fonctions de responsabilité.

Chapitre II
L’association léopold-bellan : Etude d’un lieu de sociabilité

L’étude de la composition sociale des membres de la S.E.M., puis de l’A.L.B. permet de mieux connaître les collaborateurs de Bellan et de remettre en perspective la personnalité de celui-ci dans le milieu social dans lequel il évoluait. Le Comité de patronage de l’œuvre, composé de personnalités prestigieuses, est supprimé dès 1904 et ne joue avant cette date qu’un rôle purement honorifique. On y remarque quelques personnalités prestigieuses, telles Léon Bourgeois, Georges Leygues, Ferdinand Buisson ou Alfred Rambaud. Le corps enseignant, composé des professeurs, des directeurs de sections et d’études, constitue jusqu’en 1914 le groupe de membres le plus nombreux. Si les directeurs de sections sont très largement recrutés parmi les directeurs d’écoles primaires, l’origine sociale des professeurs est beaucoup plus variée : on y remarque des instituteurs et des professeurs venus de l’enseignement public, mais aussi un grand nombre de professeurs privés (notamment pour les enseignements artistiques) venus enseigner bénévolement dans les cours du soir, et même une certaine proportion de personnes exerçant une activité professionnelle sans rapport avec l’enseignement, mais désireux de faire partager leur savoir dans le cadre offert par la S.E.M. Le comité des dames patronnesses, qui joue un rôle important d’organisation et de financement des diverses filiales, paraît majoritairement recruté au sein des réseaux parisiens de la bourgeoisie philanthrope, même si d’assez nombreuses dames patronnesses sont les épouses de membres du Conseil d’administration. C’est la composition sociale de ce dernier, plus particulièrement étudiée, qui reflète le mieux l’ampleur des réseaux relationnels mis en place par Léopold Bellan. Divers liens unissent les philanthropes qui le composent à la personne du fondateur de l’association, qui se trouve ainsi au centre d’un groupe social très soudé autour de ses idéaux bienfaisants. Les négociants en textile et les fabricants de tissus de luxe sont très nombreux au sein du Conseil d’administration : les liens qui les rapprochent sont encore renforcés par une commune appartenance aux organismes représentatifs dans lesquels Bellan joue lui-même un rôle (notamment les chambres syndicales et le Comité républicain du commerce et de l’industrie), ainsi que par une fréquente participation aux expositions commerciales internationales. D’autres liens géographiques, mais aussi sociaux, viennent renforcer la cohésion du groupe : bon nombre de membres exercent leur activité professionnelle et résident dans le Sentier, ou dans les arrondissements limitrophes du iie arrondissement. La composition sociale du Conseil d’administration de l’A.L.B. reflète par ailleurs une caractéristique sociale de cet arrondissement : la forte proportion de commerçants originaires de l’est de la France, souvent de confession israélite. L’orientation politique des membres du Conseil., perceptible à travers les comités de soutien à Bellan et les mandats électoraux exercés par certains membres, confirme l’ancrage républicain modéré de la société : la majorité des membres semble osciller entre la droite du parti radical et l’A.R.D. Enfin, les liens sont encore davantage soudés par un commun investissement de nombreux membres dans des œuvres philanthropiques parallèles, auxquelles Bellan appartient également à titre individuel. C’est donc un milieu social assez homogène et idéologiquement modéré, uni autour de la personne de son président et prêt à s’investir dans des réalisations philanthropiques conformes à ses conceptions sociales, qui anime le fonctionnement de l’A.L.B. L’existence de ce noyau soudé de philanthropes constitue sans doute un facteur important pour l’explication du développement réussi de l’association.

Chapitre III
Le philanthrope, un rôle social sous la troisième république ?

Il convient en dernier lieu de s’intéresser à la conception de la philanthropie développée par Bellan et ses amis jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale. Les dirigeants de l’A.L.B. semblent en effet avoir résumé l’essentiel de leurs conceptions de l’assistance dans la figure idéalisée du « philanthrope », personnage exemplaire dévoué au bien-être de ses contemporains, dont Bellan constituerait l’exemple idéal. Une étude comparée de certains acteurs de la philanthrope proche du réseau de Bellan laisse pourtant supposer que cet exemple est loin d’être isolé. Cette figure idéalisée du « philanthrope » Bellan, forgée à partir de la biographie retouchée du personnage, est destinée à constituer pour chacun un exemple à imiter, une sorte de « rôle social » proposé en modèle du fonctionnement harmonieux de la société. Le vocable même de « philanthrope » reste très utilisé à l’intérieur de l’association et des réseaux de bienfaisance qui lui sont proches, alors même qu’il semble souffrir d’un certain vieillissement dans l’usage courant. Le philanthrope tel qu’on veut l’imaginer à l’A.L.B. se caractérise par quatre traits principaux. Son parcours personnel est reconstruit et mis en scène au moyen de récits hagiographiques de façon à servir d’exemple : chaque épisode de sa vie devient prétexte à une bonne action et prend sens dans la perspective d’une « vocation » philanthropique ancienne confortée au fil du temps. Ses pratiques philanthropiques elles-mêmes sont inspirées par un idéal de concorde sociale : à la pointe de la modernité en matière d’assistance, le philanthrope incarne la possibilité pour la société de résoudre les inégalités sociales grâce à l’action personnelle des plus dévoués de ses citoyens, en faisant ainsi l’économie d’un Etat trop puissant, même si les réalisations de celui-ci restent les bienvenues. Le philanthrope se caractérise également par la diffusion d’une morale de « fraternité sociale » et de la solidarité conçue comme le produit du dévouement de chacun : certains préceptes moraux édictés par Bellan sont largement distribués par le biais de cartes postales et autres supports. Enfin, l’image du philanthrope est elle-même modelée de manière à faciliter la diffusion du message social qu’il exprime : le recours à l’iconographie par le biais de médailles, de portraits ou de bustes va de pair avec le recours à certaines symboles allégoriques. Jusqu’à la fin des années 1930, la figure de « philanthrope » de Léopold Bellan apparaît ainsi comme le signe de reconnaissance d’un groupe social idéologiquement modéré, pour qui elle incarne la forme aboutie d’une solution spécifiquement républicaine de la question sociale.


Conclusion

L’histoire de l’Association Léopold-Bellan et de son fondateur illustre le développement réussi d’une grande œuvre d’assistance laïque et républicaine : celle-ci continue aujourd’hui encore sous le nom de Fondation à exercer une action philanthropique dans divers domaines de l’action sociale. Jusqu’en 1936, la S.E.M. puis l’A.L.B. expriment un idéal de concorde sociale où se remarque la trace persistante du solidarisme : à l’opposé des solutions prônées à cette époque par la gauche collectiviste, la philanthropie se veut unificatrice et prêche l’entraide entres les classes sociales. Les pratiques bienfaisantes de l’A.L.B. sont largement conditionnées par les préoccupations sociales du temps : d’abord concentrées autour de l’éducation populaire, elles évoluent ensuite en même temps que les grands débats autour de l’assistance, prenant progressivement en considération les différents problèmes sociaux, notamment l’accueil des victimes de la première guerre mondiale. L’association collabore volontiers avec l’Etat mais entend pourtant maintenir sa place dans le champ des secours et veille à se démarquer dans toutes ses réalisations de l’administration de l’Assistance publique en leur imprimant un « cachet » personnel. Si elle accepte de s’associer à d’autres œuvres philanthropiques, l’A.L.B. demeure en revanche à l’écart des groupements d’inspiration confessionnelle : la vieille opposition entre philanthropes et hommes d’œuvres paraît encore tenace après la première guerre mondiale. La question du public visé par l’association, enfin, reste peu développée faute de sources : au travers des palmarès de remise annuels des prix de vertu, on ne peut guère qu’appréhender la façon dont les philanthropes imaginent les pauvres qu’ils entendent secourir. Ceux-ci, exposés à diverses « infortunes », doivent être assistés au nom d’un idéal de solidarité sociale, mais dont la conception reste profondément libérale : chacun est appelé à prospérer par son propre mérite et à aider ses semblables de sa propre initiative, en suivant le modèle social proposé par la philanthrope. La philanthrope telle qu’elle s’exprime à l’A.L.B. apparaît donc en dernier lieu comme l’expression des préoccupations sociales d’une fraction de républicains modérés, tenants d’une idéologie libérale atténuée mettent au premier plan les valeurs de solidarité et d’entraide pratiquées par les citoyens eux-mêmes, sous l’égide d’un Etat bienveillant mais non hégémonique.


Pièces justificatives

Liste du mobilier possédé par la Société d’enseignement moderne (1905). ­ Programme des sections d’éducation sociale de la S.E.M. (1903-1904). ­ Extraits du B ulletin mensuel des cours normaux d’hygiène par la médication familiale : but des cours normaux, règlement et sujets de l’examen de 1914.


Annexes

Tableaux et graphiques illustrant la progression et le budget de la S.E.M. puis de l’A.L.B. ­ Cartes des sections de la S.E.M. ­ Liste des cours proposés par la S.E.M. (1899-1905). ­ Organigrammes de fonctionnement de la S.E.M. (1894, 1903, 1905). ­ Notices biographiques des membres du Conseil d’administration de la S.E.M.-A.L.B. (1884-1936). ­ Chronologie récapitulative. ­ Tableau des activités de la Fondation Léopold-Bellan en 2002.


Iconographie

Photographies personnelles de Léopold Bellan. ­ Vues des différentes filiales. ­ Reproduction de médailles, de cartes postales et du buste de Léopold Bellan.