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École des chartes » thèses » 2003

Copier au xve siècle du français déjà ancien : l’exemple de l’Estoire del saint Graal

Commentaire linguistique et édition partielle du ms. b.r. brux. 9246.


Introduction

Comment copier à la fin du xve  siècle un texte qui prend pour modèle un manuscrit vieux de deux siècles, dont la langue n’est plus celle du copiste ni de ses lecteurs ? S’agit-il simplement de la copie d’un manuscrit au sens courant du terme, ou le copiste joue-t-il un rôle plus important d’adaptateur, voire de véritable traducteur du texte ancien ? Ces questions se posent très vite à la lecture de l’Estoire del saint Graal conservée dans le manuscrit 9246 de la Bibliothèque royale de Belgique. Le copiste du texte, Guillaume de la Pierre, explique en effet qu’il s’appuie sur des manuscrits copiés « en langage ancien et le plus en langue picarde » : la langue de rédaction de ces textes, l’ancien français, ne correspond plus au moyen français, langue du copiste en 1480, date de rédaction du manuscrit. L’enjeu de l’étude de ce manuscrit est donc de déterminer si Guillaume de la Pierre modernise bien le texte et ne se contente pas d’effectuer une simple copie d’une langue archaïque, mais aussi d’examiner quelles peuvent être les modalités de cette modernisation.

Le contexte littéraire de l’ Estoire del saint Graal. — L’Estoire del saint Graal forme la première partie des cinq romans composant le cycle du Lancelot-Graal, rédigé dans la première moitié du xiiie  siècle, qui comprend également le Merlin et sa suite, le Lancelot propre, la Queste del Graal et la Mort Artu. L’auteur ou les auteurs de ces différents romans restent inconnus, l’ordre de rédaction même des textes faisant l’objet de débats. Les sources de ce cycle sont à chercher dans l’œuvre de Chrétien de Troyes, dont le dernier texte resté inachevé, le Conte du Graal, a fourni la matière de plusieurs continuations et cycles différents. Les premiers romans du cycle du Lancelot-Graal (l’Estoire del saint Graal et le Merlin) s’inspirent en outre de l’œuvre en vers de Robert de Boron, le Roman de l’estoire dou Graal et un Merlin, rédigés au début du XIII e  siècle. C’est Robert de Boron qui le premier fait du Graal une relique chrétienne, instaurant ainsi le lien entre la matière de Bretagne et les textes sacrés. L’Estoire del saint Graal a longtemps souffert de la comparaison avec les autres romans du cycle, et a été souvent considéré simplement comme une introduction relativement médiocre au Lancelot propre et à la Queste del saint Graal. C’est pourquoi ce texte n’est pas le roman le plus connu du cycle et n’a été étudié pour lui-même et réhabilité que très récemment.

La diffusion de l’Estoire del saint Graal.  — L’Estoire del saint Graal a fait l’objet d’une diffusion relativement importante, puisqu’elle est conservée actuellement dans quarante-deux manuscrits (auxquels il faut ajouter les manuscrits ne contenant que des fragments de l’œuvre et les traductions dans d’autres langues vernaculaires). La plupart de ces manuscrits datent du xiiie  siècle et le manuscrit de Bruxelles est vraisemblablement le plus tardif. Il existe trois versions de ce texte : une version longue, une version courte et une version mixte, composée de passages empruntés alternativement à la version longue et à la version courte. Le manuscrit de Bruxelles est un représentant de cette dernière version. L’Estoire a également fait l’objet de plusieurs éditions, dont deux dès 1516 et 1523, et d’une édition critique très récente.

L’histoire du manuscrit de Bruxelles.  — Le manuscrit de Bruxelles est un manuscrit de luxe, qui présente notamment une cinquantaine de miniatures très élaborées, peintes sur une demi-page, dues à l’atelier de Jean Colombe. Le soin apporté à la rédaction du texte ainsi que la qualité du parchemin et les larges dimensions du manuscrit indiquent également qu’il s’agit d’un livre destiné à personnage de haut rang. Le colophon fournit, outre la date de rédaction, des renseignements sur le copiste du manuscrit, Guillaume de la Pierre, et sur son commanditaire, Jean-Louis de Savoie, évêque de Genève. Jean-Louis de Savoie, né en 1447 ou 1448, est le huitième enfant du comte Louis Ier de Savoie et d’Anne de Lusignan. Il devient évêque de Genève en 1460 et le reste jusqu’à sa mort, en 1482. Malgré le témoignage de ce manuscrit, il ne semble pas que Jean-Louis de Savoie ait joué, à la cour de Savoie ou dans son évêché, un grand rôle de mécène culturel ou artistique. Aux questions spirituelles et à l’administration de son diocèse, il préfère en outre les combats politiques qui se déroulent à l’époque entre la cour de Savoie, le duché de Bourgogne et le royaume de France.

A sa mort en 1482, le manuscrit entre dans la bibliothèque du duc de Savoie Charles Ier , qui emploie alors les services de Jean Colombe, et ce n’est vraisemblablement qu’à cette époque que les miniatures sont réalisées. Le manuscrit change ensuite de mains, puisque le contrat de mariage passé en 1501 entre Philibert de Savoie et Marguerite d’Autriche autorise Marguerite à l’emporter avec elle lorsqu’elle quitte la Savoie pour assurer la régence aux Pays-Bas en 1506. Le manuscrit figure ensuite régulièrement dans les inventaires de sa bibliothèque, puis dans ceux de la bibliothèque des ducs de Bourgogne. Il est ensuite confisqué à deux reprises et rejoint la Bibliothèque royale, à Paris, lors de la guerre de Succession d’Autriche en 1748 puis pendant la Révolution en 1794, avant d’être définitivement restitué à la Belgique en 1814.


Première partie
Commentaire linguistique du manuscrit de Bruxelles


Chapitre premier
Une traduction fidèle à son modèle

Evaluer le travail du traducteur.  — Guillaume de la Pierre indique dans le colophon qu’il veut « metre en françoiz » un texte écrit « en langage ancien et le plus en langue picarde ». L’usage de l’expression « metre en françoiz » illustre bien le fait que le copiste considère la langue qu’il a sous les yeux comme une langue qui lui est étrangère ; cette expression est d’ailleurs une des plus utilisées par les traducteurs médiévaux pour caractériser leur travail. L’originalité réside ici dans le fait qu’il ne s’agit pas d’une traduction du latin en langue vernaculaire, mais d’une traduction intralinguale, entre deux états d’une même langue. Le but de ce premier chapitre est donc d’étudier si le copiste met effectivement en pratique la volonté de traduction annoncée au colophon et d’envisager les procédés utilisés.

Il n’a pas été possible de déterminer avec certitude le manuscrit utilisé comme modèle par Guillaume de la Pierre, mais deux manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale de France, les mss. fr. 105 et 9123, rédigés à la fin du xiiie  siècle et au début du xive  siècle appartiennent à la même branche de la tradition manuscrite que le manuscrit de Bruxelles et proposent une version mixte proche. Ils copient souvent des leçons qui leur sont propres, voire des leçons fautives qu’on ne retrouve pas dans les autres manuscrits de l’Estoire del saint Graal, ce qui légitime leur statut de manuscrit-référent. L’édition critique récente de l’Estoire del saint Graal, qui présente en outre un texte marqué par une scripta picarde, même s’il appartient à une autre branche de la tradition manuscrite, a également été retenue comme référent.

Une traduction mot à mot ?  — A la première lecture, le manuscrit de Bruxelles semble très fidèle aux manuscrits pris comme référents et s’écarte peu du texte commun à la plupart des manuscrits. Les interventions personnelles du copiste paraissent donc timides, néanmoins elles existent sur trois plans différents. Guillaume de la Pierre présente d’abord une tendance certaine à résumer le texte qu’il prend pour modèle : cette tendance est nette au niveau de la phrase, puisqu’on observe fréquemment des réductions de périphrases ou même la suppression pure et simple d’éléments qui apparaissent superflus au copiste. Le syntagme nominal est lui aussi fréquemment plus court dans le manuscrit de Bruxelles : il est souvent réduit à un simple pronom et les différents compléments du nom sont également moins nombreux que dans les manuscrits de référence. Les doublets synonymiques, généralement employés pour traduire un terme qui n’a pas d’équivalent dans une autre langue, sont ici paradoxalement moins fréquents dans la traduction que dans les textes-sources. Les passages supprimés par le copiste sont cependant trop courts pour modifier notablement la teneur du texte.

La modernisation de la langue, ensuite, est manifeste. Elle se traduit d’abord sur le plan du lexique : certains termes, fréquents en ancien français, disparaissent complètement du texte et sont traduits systématiquement par un même terme plus courant en moyen français. C’est notamment le cas des mots-outils et des verbes, pour lesquels la modernisation peut jouer sur le radical ou simplement sur un affixe. La modernisation morphosyntaxique concerne essentiellement les pronoms personnels ­ l’expression même du pronom personnel sujet se généralise et certains pronoms perdent leur fonction prédicative ­ ainsi que les pronoms relatifs. En ce qui concerne la syntaxe de phrase, les évolutions portent sur la disparition de l’adverbe de phrase si et sur la mise en place d’un nouvel ordre des mots dans la proposition et au sein du syntagme verbal.

Guillaume de la Pierre effectue enfin un dernier type d’intervention sur le texte, qui ne vise plus à résumer le texte ou à le moderniser, mais qui apparaît plus personnel. Certaines préférences stylistiques du copiste apparaissent et se manifestent aussi bien au niveau du lexique que de la syntaxe de phrase. Un dernier type d’intervention personnelle du copiste, maladroite cette fois, est également mis en évidence : il s’agit des erreurs évidentes d’interprétation du texte-source, liées à une incompréhension de sa langue, qui illustrent le fait que l’ancien français n’est plus la langue naturelle du copiste à la fin du xve  siècle, mais qu’elle lui demande un effort d’adaptation.

Traduire différemment à la même époque.  — Un des manuscrits de l’Estoire del saint Graal, conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal (ms. Ars. 3349), a été copié en 1467 : sa date de rédaction ainsi que certaines caractéristiques de son mode de rédaction permettent de constater qu’il s’agit ici aussi d’une traduction en moyen français d’un état de langue antérieur. Une comparaison a donc été effectuée entre le manuscrit de l’Arsenal et le manuscrit de Bruxelles, pour tenter de déterminer s’il existe certains types de traductions nécessaires et reconnus comme tels par les traducteurs entre l’ancien et le moyen français, et pour distinguer ce qui relève de l’arbitraire de chaque copiste. Des traits communs se dégagent de la comparaison de ces deux manuscrits, qui permettent d’affirmer que certaines traductions semblent nécessaires aux copistes du xve  siècle, car des caractéristiques de l’ancien français sont définitivement considérées à cette époque comme archaïques.

La faible intervention personnelle de Guillaume de la Pierre dans la copie du manuscrit de Bruxelles, notamment pour ce qui est de la progression du récit, permet paradoxalement de mettre en évidence les interventions qui lui semblent nécessaires pour rendre le texte compréhensible aux lecteurs du xve  siècle. La traduction du texte est donc bien réelle et le manuscrit présente non pas un texte copié au xve  siècle en ancien français, mais véritablement un texte rédigé en moyen français. Il faut cependant se demander si le copiste maîtrise complètement la grammaire du français du xve  siècle, ou si le fait de traduire un état ancien de la langue ne l’entraîne pas à conserver certains archaïsmes ; cette interrogation fait l’objet du deuxième chapitre du commentaire.

Chapitre II
Une langue du xve  siècle

Phonétique-graphie.  — Pour ce qui est de la notation des voyelles, la graphie du manuscrit de Bruxelles présente certains traits qui tendent à disparaître ou ont déjà disparu dans d’autres textes de la même époque, notamment dans le traitement des diphtongues et triphtongues. Par contre, le traitement des consonnes est indéniablement caractéristique du renouvellement du moyen français, qui voit la prolifération des lettres quiescentes, à valeur diacritique le plus souvent, jusqu’à l’excès. Cette utilisation particulière des graphèmes consonantiques est l’un des traits les plus évidents du moyen français, et c’est un des aspects du manuscrit de Bruxelles pour lequel la modernisation est la plus régulière et la plus massive. L’utilisation qui est faite dans ce manuscrit de trois graphèmes particuliers ( y, h et z) est tout aussi typique des usages du moyen français.

Morphosyntaxe.  — Les traits morphosyntaxiques les plus caractéristiques de l’ancien français (flexion, importance des adjectifs épicènes) ont la plupart du temps disparu, même si ici la modernisation est plus irrégulière et fautive. Les formes de pronoms démonstratifs et relatifs les plus archaïques ont définitivement disparu, mais Guillaume de la Pierre n’utilise pas pour autant les formes les plus modernes (forme longue du pronom personnel en ­ci ou ­la, formes composées sur quel du pronom relatif), elles aussi quasiment absentes du texte. La morphologie verbale en est également à une étape intermédiaire, puisque l’usage des formes verbales anciennes et nouvelles reste relativement hétérogène, en particulier aux temps verbaux les plus courants (présent et parfait de l’indicatif).

Lexique et structuration d’ensemble du récit.  — Compte tenu de la spécificité du manuscrit de Bruxelles, il a semblé intéressant d’étudier quel pouvait être le degré d’archaïsme éventuel de son lexique. L’influence de textes nettement antérieurs se fait sentir dans la mesure où l’on trouve parfois dans le manuscrit certains termes qui sont déjà en voie de disparition au XV e  siècle ; ces termes comptent néanmoins peu d’occurrences et l’on peut considérer que le copiste a occasionnellement oublié de les traduire. La coexistence de termes déjà archaïques avec leurs synonymes plus modernes ( mehaigner/ blesser) n’est pas rare. La structuration du récit est très rigoureuse, aussi bien sur un plan général qu’au niveau des phrases, qui ne sont que très rarement complètement isolées du texte qui précède ou qui suit, que ce soit grâce à un coordonnant ou grâce à un lien logique. En ce qui concerne la syntaxe de phrase, l’étude de la position du sujet par rapport au verbe montre que le manuscrit de Bruxelles est tout à fait représentatif des usages et des évolutions syntaxiques du moyen français.


Conclusion

On peut donc considérer Guillaume de la Pierre comme un véritable traducteur : si la progression du récit n’est pas remise en question par le copiste, le texte a incontestablement été traduit d’un point de vue linguistique. Le manuscrit de Bruxelles apparaît ainsi comme un témoin caractéristique du moyen français, étape intermédiaire de l’évolution de la langue entre l’ancien français auquel il ne peut plus être assimilé et le français classique qui va progressivement se doter de normes. L’hétérogénéité même du texte peut être considéré comme typique du moyen français : aucun des textes écrits pendant cette période n’apparaît totalement archaïque ni totalement moderne ou modernisé. La seule constante semble bien être la modernisation graphique, qui facilite la reconnaissance des unités de lecture.


Édition partielle

Seuls les feuillets 1-114, sur un total de 185, ont été édités ici. Dans cette première partie, le manuscrit de Bruxelles suit en effet une version longue de l’Estoire del saint Graal, et la cohérence générale du texte est donc assurée. La fin du manuscrit présente toutefois une version courte du roman, dans laquelle des passages entiers nécessaires à la progression logique du récit sont omis. Ces lacunes, déjà perceptibles à la fin de l’édition partielle proposée ici, justifient le choix de n’éditer que la première partie du roman, d’autant plus qu’une édition critique satisfaisante de la version longue de l’Estoire répond déjà aux besoins d’établissement du texte. C’est également la raison pour laquelle il n’a pas été intégré de notes critiques à cette édition partielle.

Dans la mesure où le manuscrit de Bruxelles est l’unique représentant d’une rédaction tardive de la version mixte de l’Estoire, il n’existe pas de manuscrit de contrôle idéal pour son édition. L’édition partielle proposée ici ne présente donc pas de variantes, mais uniquement la correction des fautes les plus évidentes du manuscrit. Le commentaire linguistique ayant pour but de mettre en évidence les traits graphiques et grammaticaux du manuscrit caractéristiques du moyen français et d’éclairer des usages fluctuants, des graphies qui peuvent sembler fautives à la première lecture n’ont pas été corrigées lorsqu’elles illustrent la souplesse permise par le moyen français mais également les hésitations du copiste. L’édition tente donc de respecter au maximum le système graphique propre au manuscrit. Des corrections ont cependant été jugées nécessaires lorsque des incohérences syntaxiques ou sémantiques ôtent toute logique au texte. Les manuscrits présentés dans le commentaire (mss. BnF fr. 105 et 9123, ms. Ars. 3349), ainsi que l’édition critique du texte, ont été retenus comme textes de contrôle.


Annexes

Liste des manuscrits copiant une Estoire del saint Graal. ­ Notices codicologiques des manuscrits cités. ­ Transcriptions des premiers feuillets du ms. Ars. 3349. ­ Planches tirées du ms. Brux. 9246. ­ Description des miniatures et des lettrines du ms. Brux. 9246. ­ Glossaire de l’édition. ­ Index des noms cités dans l’édition.