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École des chartes » thèses » 2003

López de Gómara dans les controverses sur le Nouveau Monde : les traductions françaises de la Historia general de las Indias y conquista de Mexico

Édition critique et commentaire comparé.


Introduction

Si le texte espagnol de la Historia general de las Indias(1552) de Gómara est considéré comme une source de premier ordre sur la conquête du Nouveau Monde, les traductions que cette œuvre a suscitées sont encore méconnues. Pourtant, elles ont rencontré un véritable succès éditorial au xvie  siècle et méritent une attention approfondie : de nombreux lecteurs ont découvert Gómara non pas dans sa version espagnole, mais dans ses versions italiennes, françaises ou anglaises. Cette remarque soulève deux grandes questions, l’une d’ordre philologique, l’autre d’ordre historique. A travers l’exemple des traductions françaises de Martin Fumée (1568 et 1584) et de Guillaume Le Breton (1588), on peut tout d’abord s’interroger sur les règles de l’adaptation en français : quel est le degré de fidélité de ces traductions ? Comment intègre-t-on dans la langue française des réalités aussi étrangères que celles de l’Amérique du XVI e  siècle ? Par ailleurs, il faut situer ces versions dans leur contexte historique : alors que la légitimité de la conquista commence à faire l’objet de vives condamnations en Europe, comment traduit-on en français une œuvre aussi favorable à la conquête que celle de Gómara ? Les traducteurs eux-mêmes sont-ils influencés par l’antihispanisme de la fin du XVI e  siècle ? Cette étude permettra ainsi de voir si les traductions ont pu alimenter l’ensemble des controverses géographiques et politico-religieuses sur le Nouveau Monde ou si elles sont restées en marge de ces polémiques.


Sources

Les éditions espagnoles et anversoises du texte de Gómara (1552, 1553, 1554, 1555), les éditions parisiennes de la version de Fumée (1568, 1569, 1577, 1580, 1584, 1587, 1605), l’édition parisienne de la traduction de Le Breton (1588) et les éditions des traductions italiennes et anglaises sont les principales sources utilisées. Les imprimés français du xvie  siècle sur l’Amérique ont permis de reconstituer le contexte historique et éditorial. Quelques sources manuscrites sur les traducteurs sont conservées à la Bibliothèque nationale de France, à la bibliothèque municipale de Tours, ainsi qu’aux Archives nationales (Minutier central des notaires et série P).


Première partie
López de Gómara et ses traducteurs


Chapitre premier
López de Gómara et son œuvre

Gómara (1511-1559), d’abord chapelain de la collégiale de Soria, a l’occasion de fréquenter d’importants humanistes de son temps en Italie, où il séjourne pendant dix ans. Revenu en Espagne, il entreprend la rédaction de grandes compilations historiques, dont la Historia general de las Indias. Sans être jamais allé en Amérique, il rédige cette œuvre à partir d’abondantes lectures (Cortés, Anghiera, Oviedo, etc.) et grâce aux témoignages d’anciens conquistadors. Son ouvrage, extrêmement documenté, s’impose en 1552 comme l’un des écrits les plus complets sur le Nouveau Monde. Gómara cherche par ailleurs à légitimer l’action des conquistadors, en montrant les bienfaits de la christianisation des Indiens. L’interdiction de l’œuvre par le pouvoir royal dès 1553 ­ le livre est peut-être jugé trop favorable aux thèses de Sepúlveda ou trop élogieux pour Hernán Cortés ­ n’entrave pas sa diffusion : les éditions espagnoles et anversoises circulent en Europe comme en Amérique. Mais ce sont surtout les traductions qui assurent le succès de l’œuvre. De 1556 à 1599, on compte huit éditions italiennes, huit éditions françaises entre 1568 et 1606, et deux éditions anglaises entre 1578 et 1596. L’étude du cas français, à travers les citations de certains auteurs ou l’analyse d’exemplaires de bibliothèques, montre que les lecteurs français de la fin du xvie  siècle lisent les versions italiennes et françaises, et non la version originale : c’est pourquoi il est important d’étudier la teneur de ces traductions.

Chapitre II
Les traducteurs français

Deux traducteurs publient une version française de Gómara. Le premier, Martin Fumée (1540-1601), seigneur de Marly-la-Ville puis de Genillé, est au service de François de Montmorency, puis du duc d’Anjou. Sa version de Gómara, dédiée à Montmorency, est la première publication d’une longue série d’écrits historiques et de traductions diverses qui montrent un réel goût pour l’histoire. La discipline historique est censée, selon lui, purger les passions. Ce catholique modéré voit d’ailleurs dans la traduction de Gómara un récit exotique et cathartique qui éloigne sa pensée de la misère des guerres civiles en France. Le second traducteur, Guillaume Le Breton, seigneur de La Fon en Nivernais, est l’auteur de nombreux sonnets ainsi que d’œuvres théâtrales. Outre qu’il fréquente les milieux de la noblesse de robe parisienne, il fait partie de cercles littéraires gravitant autour de l’éditeur parisien Abel L’Angelier : il est l’ami, notamment, de Pierre de Larivey et de François d’Amboise, avec lesquels il collabore à de nombreuses traductions. Il reste à savoir comment ces deux personnages, qui sont assez différents, ont été conduits à choisir l’œuvre de Gómara pour leur production écrite.

Chapitre III
Le contexte politique et littéraire français (1560-1600)

L’étude des pièces liminaires des deux traductions permet de comprendre l’intérêt que Fumée et Le Breton ont porté au texte de Gómara, en un temps où les ouvrages sur l’Amérique sont jugés moins importants que la connaissance des auteurs de l’Antiquité. Lorsqu’il traduit la Historia general de las Indias en 1568, Fumée veut combler les lacunes bibliographiques sur le Nouveau Monde. Avant cette date, en effet, peu d’écrits français ont été publiés sur cette région du globe ; de plus, ces écrits lui semblent insuffisants et mensongers, à l’instar de l’œuvre d’André Thevet. La traduction de Gómara, exacte et complète, permet donc selon lui de mieux connaître les Indes occidentales.

Vingt ans après cette première traduction de Gómara, le contexte littéraire a évolué en France : l’Amérique est mieux connue et suscite des publications plus nombreuses. Surtout, essentiellement après 1579 (date de la traduction de Las Casas par le protestant Miggrode), la conquête espagnole commence à être vivement critiquée. Gómara, qui a glorifié l’œuvre coloniale, devient alors le repoussoir de certains auteurs comme le pasteur protestant Urbain Chauveton. Loin des polémiques contre Gómara, Le Breton entreprend alors, en 1588, de rétablir la vérité sur l’historien espagnol. Montrant que Chauveton lui attribue de fausses citations, Le Breton prétend, par une traduction rigoureuse, mettre fin aux injustes procès dont on accable la Historia general de las Indias. Or, on peut observer que les fausses citations de Chauveton viennent du fait qu’il a utilisé la traduction erronée de Fumée. Un regard critique s’impose donc pour étudier les versions françaises.


Deuxième partie
Ecrire et traduire le Nouveau Monde au xvie  siècle : étude comparée des traductions françaises


Chapitre premier
Les traductions de Martin Fumée

Fumée traduit l’œuvre de Gómara en deux temps. Il ne publie en 1568 que la première partie de la Historia general de las Indias, qu’il complète en 1584 par la traduction de la seconde partie (la Conquista de Mexico). Son travail s’intitule : Histoire generalle des Indes occidentales… L’analyse du traitement des noms propres et de certaines tournures syntaxiques permet de voir qu’il a travaillé non pas à partir du texte espagnol de Gómara, mais à partir de la version italienne de Cravaliz, version très fidèle à l’original. L’approche de la traduction par Fumée évolue entre les deux dates. En 1568, soucieux de rigueur et de fidélité, il établit une version fidèle, qui respecte la composition d’ensemble, la syntaxe et le vocabulaire d’origine. En 1584 au contraire, sa traduction de la Conquista de Mexico est très éloignée du texte de départ : il modifie le plan, supprime de nombreux chapitres et paragraphes, notamment ceux qui concernent les épisodes militaires, pour maintenir essentiellement les passages descriptifs. L’élimination des énumérations ou des doubles synonymiques, la suppression des métaphores ou des adjectifs montrent à la fois une volonté de concision et de sobriété. La recherche d’équivalents lexicaux en moyen français dans le traitement des noms d’origine exotique révèle une réticence à adopter la nouveauté des réalités américaines. Au total, sa traduction se présente comme un ensemble concis, mettant surtout l’accent sur les caractères purement géographiques du texte de Gómara.

Chapitre II
La traduction de Guillaume le Breton

Quatre ans après Martin Fumée, Guillaume Le Breton publie une nouvelle version de la Conquista de Mexico, qu’il intitule Voyages et conquestes du capitaine Ferdinand Courtois. Il veut fournir un travail plus complet que celui de son prédécesseur. Contrairement à Fumée, qui se fondait sur une version italienne, Le Breton utilise un texte espagnol : l’étude de la graphie des noms propres, notamment, permet de conclure qu’il s’est fondé sur l’édition anversoise de Steelsius et Bellère (1554). Sa version est très différente de celle de Fumée. Plus complet que le premier traducteur, Le Breton est également plus respectueux du texte de Gómara. La seule modification importante de la structure d’origine intervient au début de sa version : le traducteur crée un éloge d’Hernán Cortés à partir de divers passages situés tout au long de la Conquista de Mexico. Sa traduction n’est pourtant pas un modèle de fidélité littérale. Le Breton, loin de respecter la sécheresse du style de départ, a souvent tendance à amplifier les périodes des phrases qu’il traduit. De même, l’ajout continuel de compléments circonstanciels, le recours au redoublement synonymique, l’ajout de locutions variées dénotent un réel désir d’agrémenter le texte de fioritures diverses. Son style, où métaphores et hyperboles abondent, rompt avec la sobriété descriptive du texte original. Le Breton trouve également dans l’œuvre espagnole l’occasion d’enrichir le langage : l’emprunt continuel de vocables exotiques nombreux, ainsi que l’intégration de termes ou de formules espagnoles non traduites révèle un goût constant pour le pittoresque et la bigarrure. Enfin, l’attention particulière pour certains passages de Gómara établit un glissement par rapport au texte original : Le Breton, notamment, intensifie les scènes de bataille, dramatise le récit historique de Gómara pour mieux mettre en valeur les prouesses des conquistadors. Sa version accentue donc le caractère héroïque de la narration d’origine. Surtout, loin de dénoncer l’œuvre des conquérants, il glorifie les Espagnols, qu’il assimile à de nouveaux croisés, comme le révèle la traduction récurrente d’« Españoles » par « Chrestiens ». A l’inverse, les Indiens font l’objet, dans sa version, d’une condamnation morale plus implacable encore que dans le texte de Gómara : qualifiés d’ignorants ou de barbares sanguinaires quand le texte original n’écrit rien de tel, fustigés pour leur idolâtrie, ils ne peuvent susciter aucune pitié. En somme, Guillaume Le Breton se situe à l’opposé d’une lignée d’auteurs français qui, de Montaigne à Chauveton, avaient incriminé la cruauté des conquistadors d’une manière assez comparable à Las Casas. Loin d’adopter une distance critique vis-à-vis du texte de départ, le traducteur reprend et amplifie la justification gomarienne de la conquête.

Chapitre III
Epilogue : lectures de Gómara en France

Martin Fumée et Guillaume Le Breton insistent sur des aspects différents du texte original : tandis que le premier met en valeur le savoir géographique de l’œuvre espagnole, le second y voit un récit narratif, exotique et militaire. Il reste à savoir si leurs représentations respectives ont rencontré, ou même inspiré, la lecture de leurs contemporains. L’étude des écrits français du XVI e  siècle sur le Nouveau Monde montre un grand intérêt pour les descriptions du Nouveau Monde contenues chez Gómara : de Léry à Montaigne, en passant par La Popelinière ou Luc de La Porte, de nombreux auteurs y ont puisé une somme de détails pittoresques sur les Indes occidentales. Thevet même, qui reproche à Gómara de ne pas s’être rendu en Amérique, n’hésite pas à plagier de nombreux passages de la Historia general de las Indias. Parallèlement, l’œuvre de Gómara suscite aussi de vives réactions polémiques. On l’accuse notamment de justifier la domination espagnole sur le Nouveau Monde, de croire naïvement à la réussite de la christianisation ou d’être trop sévère à l’égard des Indiens. Tous ces thèmes se trouvent effectivement dans le texte de Gómara. En revanche, une longue controverse de la fin du xvie  siècle doit seulement son existence à la traduction erronée de Martin Fumée : il s’agit des débats autour de l’origine des Indiens, dont Fumée traduit faussement qu’ils descendent de Cham, le fils maudit de Noé. Ce contresens mineur reçoit un grand écho chez les auteurs protestants et suscite de nombreuses polémiques, sans que Gómara ait jamais strictement affirmé l’origine chamitique des Indiens. Cet exemple montre néanmoins que la Historia general de las Indias n’a donc pas uniquement été lue comme une simple source d’informations sur le Nouveau Monde. On a aussi interrogé et critiqué son contenu. Il est cependant difficile d’aller jusqu’à voir, comme l’ont fait certains, des sources objectives de la légende noire antihispanique dans les traductions de Gómara en ce sens qu’elles décrivent sans voile la dureté des conquêtes militaires. L’analyse des pamphlets anti-ligueurs évoquant le Nouveau Monde ne permet pas d’établir de façon certaine l’influence de Gómara : celle de Las Casas, Benzoni et Chauveton, en revanche, est beaucoup plus certaine. Au reste, la traduction de Le Breton est bien trop favorable aux Espagnols pour orienter une critique de leur action. La Historia general de las Indias est lue comme une compilation savante, non comme une source pamphlétaire.


Troisième partie
Edition critique des versions de Fumée et Le Breton


Seule la traduction de la Conquista de Mexico est commune aux deux traducteurs. Le texte édité correspond à la première partie de ce volume, depuis la naissance de Cortés jusqu’à son arrivée aux portes de Mexico. Les deux versions françaises sont présentées en regard sur la même page. L’édition de base, pour le texte de Martin Fumée, est celle de 1584, tandis que l’unique édition de 1588 a été utilisée pour le texte de Guillaume Le Breton. L’apparat critique comporte deux types de note. Les notes de bas de page, en premier lieu, indiquent les variantes apportées à la traduction de Fumée lors des éditions de 1587 et 1605-1606, et font apparaître l’ensemble des leçons rejetées. Les notes de fin concernent les procédés de traduction, la comparaison avec les textes de Gómara ou avec les traductions italiennes et anglaises, ainsi que des commentaires d’ordre historique.


Annexes

Catalogue des éditions espagnoles et françaises, liste des exemplaires conservés et commentaire des exemplaires consultés. ­ Notes critiques. ­ Glossaire. ­ Index des noms de personne et de lieux.


Iconographie

Pages de titre des éditions de 1569, 1584, et 1588. ­ Privilège pour Martin Fumée (1568). ­ Privilège pour Abel L’Angelier (1588).