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École des chartes » thèses » 2003

Les « sages marchans et bourgois de Rouen », de la Harelle à la conquête anglaise (1382-1418)

« Un estat des gens tres necessaire ».


Introduction

La deuxième ville du royaume, de la Harelle à la conquête anglaise — L’histoire urbaine en France à la fin du Moyen Age, bien qu’abondamment étudiée, souffre de l’absence d’étude d’ensemble sur les deux principales villes du royaume, Paris et Rouen. La place de la capitale normande dans le contexte politique et économique général de la fin du xive  siècle et du début du XV e  siècle est telle qu’il semble impossible de faire l’impasse sur son étude : deuxième ville de France, premier port du royaume, elle contrôle, depuis l’époque ducale semble-t-il, le commerce sur la Basse-Seine, et notamment celui des vins de Bourgogne et de Laonnois ; sa rivalité avec Paris est constante sur ce plan. En 1382, une révolte populaire, la Harelle, conduit la royauté à supprimer la commune anciennement régie par un patriciat marchand ; une nouvelle municipalité se reconstruit sous l’autorité du bailli. Les marchands rouennais sont-ils toujours présents ? Quelle est leur influence exacte dans la cité ? De nombreuses sources, municipales pour la plupart, et une méthode, la prosopographie, peuvent contribuer à améliorer notre connaissance de cette ville marchande.


Sources

Les sources principales utilisées pour cette étude sont avant tout d’origine municipale : registres de délibérations (1389-1398 et 1404-1412), d’où sont issues les listes de marchands rouennais sur lesquelles porte le travail ; chartrier de Rouen, riche mais très mal inventorié ; divers registres-cartulaires du début du xvie  siècle offrant l’analyse de documents aujourd’hui absents du chartrier. De nombreuses sources complémentaires ont été mises à contribution : fonds de l’archevêché, de confréries et de paroisses rouennaises ; fonds de juridictions (Echiquier de Normandie, Parlement de Paris, Chambre des Comptes, Cour des Aides) ; ordonnances royales sur les métiers ; comptes divers et toujours exceptionnels en l’absence de comptabilité municipale (treizième des vins de 1361, prêts à la Couronne en 1370, comptes du péage de Mantes-la-Jolie de 1402 à 1415) ; fonds notariaux, dont l’abondance a nécessité des sondages drastiques.

Une chronique rouennaise contemporaine des événements, celle de Pierre Cochon, fournit à l’historien des informations sur l’atmosphère rouennaise à cette époque tout en mettant l’accent sur la défense des intérêts de l’Eglise. Cette ligne de conduite est reprise dans les siècles suivants, jusqu’à la somme historique de François Farin à la fin du xviie siècle qui commence à faire l’éloge de la bourgeoisie municipale. C’est cependant avec les érudits rouennais du xixe  siècle (Adophe Chéruel, Charles de Beaurepaire, Ernest de Fréville) que les premières éditions de sources utilisables sont mises au service d’une véritable recherche scientifique. Leurs travaux sont employés et étendus par les chercheurs du xxe  siècle, au premier rang desquels Michel Mollat.

La méthode de traitement et d’exploitation des données la plus commode pour l’étude de la bourgeoisie marchande s’avère être la constitution d’une base de données prosopographique. Cet exercice ne va pas sans poser de nombreuses interrogations, ne serait-ce que dans la définition de la population étudiée : qu’est-ce qu’un bourgeois, qu’est-ce qu’un marchand de Rouen ? Des études récentes sur la « genèse de l’Etat moderne » et l’emploi de l’informatique appliquée à des sujets médiévaux permettent de déterminer des cadres précis d’évaluation. La prise en compte de ces éléments conduit à établir un corpus de référence de 143 marchands appartenant à 88 familles, qui précise leur éventuelle carrière municipale, leurs occupations, le contenu de leur négoce et apporte des renseignements personnels.


Première partie
Des marchands dans la municipalité


Chapitre premier
A la recherche d’une autorité municipale

La municipalité reconstruite par le pouvoir royal entre 1382 et 1389 s’appuie sur l’autorité du bailli de Rouen assisté de six ou huit conseillers, d’hommes de loi (procureur général de la ville, avocats pensionnaires), du receveur des rentes et revenus de la ville et d’un receveur des hanses de la marchandise. Ces agents ont pour mission l’administration générale de la cité : voirie, police des métiers, réglementation des fermes d’impôt, relations avec les autres pouvoirs (Eglise, princes, étrangers). Ils doivent cependant obtenir le consentement des « plus notables bourgois » réunis selon des critères de nombre : conseil ordinaire (une vingtaine de personnes), conseil élargi (vingt à soixante personnes), assemblées générales (plus de cent personnes), auxquels s’ajoutent des comités spécialisés.

Chapitre II
Les marchands et le pouvoir municipal

Réuni en comités spécialisés, un petit nombre de bourgeois ­ une quarantaine à chaque fois ­ règle les questions relatives au commerce sur la Seine et dans la ville, ainsi que celles concernant la draperie, industrie principale bien que discrète de la ville de Rouen. Ces bourgeois prennent une part active aux procédures juridiques entamées par la ville contre ses adversaires économiques : marchands de l’Eau parisiens, vicomté de l’Eau rouennaise, péagiers de Crépy-en-Valois. Seuls qualifiés de « bourgeois et marchands de Rouen », et représentant avec leur famille la majorité des membres des conseils, ils peuvent donc influer sur la conduite générale des affaires de la ville.

Chapitre III
Groupe de pression ou oligarchie dirigeante : le vrai pouvoir des marchands rouennais

Les familles marchandes convoquées par la municipalité forment en réalité plus qu’un groupe de pression, une véritable oligarchie : le conseil élargi se compose en majorité de parents de marchands. Les postes de conseillers leur sont dévolus pratiquement à l’unanimité, et ils contrôlent les fermes d’impôt les plus importantes, notamment celles des aides sur le vin. Les discours tenus dans les registres de délibérations municipales sur le bien commun et l’opportunité de défendre tel ou tel privilège commercial apparaissent donc davantage comme le souci de préserver des intérêts particuliers.


Deuxième partie
Des marchands dans la cité


Chapitre premier
La paroisse, un lieu de sociabilité et de responsabilités

Le « groupe marchand » repéré dans la municipalité ne peut passer pour une construction artificielle du bailli et des conseillers. Habitant principalement les paroisses centrales de la ville ou celles situées en bord de Seine, là où il est commode d’installer des entrepôts pour recevoir la marchandise, les marchands rouennais exercent dans le cadre paroissial le même rôle dirigeant qu’à l’Hôtel de ville, bien qu’à plus petite échelle. Voisins, trésoriers de paroisses ou membres de confréries ­ et surtout de la plus prestigieuse d’entre elle, la confrérie Notre-Dame de la cathédrale, autrement dénommée « Notre-Dame des marchands » ­, ils entretiennent des liens de sociabilité nés de la fréquentation des mêmes lieux, du partage de responsabilités comparables et d’activités communes.

Chapitre II
Métiers et marchandise

Le métier de la marchandise n’existant pas à Rouen, il est difficile de repérer « les marchands » dans leur ensemble. Cependant, ils sont apparentés à des maîtres de métier, en particulier dans l’industrie drapière, voire le sont eux-mêmes. Les rapports entre métier et marchandise paraissent alors extrêmement complexes. Dans ce cadre aussi, responsabilité et sociabilité se mêlent. De l’apprenti au maître, puis au garde (« boujonneur » dans la draperie), les marchands-maîtres artisans bénéficient d’un apprentissage des rouages de l’encadrement et du pouvoir ; ils peuvent se retrouver à la tête de véritables entreprises dont les détails, cependant, demeurent invisibles. Leur proximité avec le pouvoir municipal justifie l’intérêt tout particulier porté par celui-ci aux réglementations des métiers et à la prévention des troubles ouvriers toujours possibles après la révolte de la Harelle.

Chapitre III
La famille, un fondement de la puissance sociale

Troisième et dernier lieu où s’exerce le pouvoir, la famille revêt pour les Rouennais une importance toute particulière. La conscience très aiguë d’appartenir à un lignage marchand ancien impose la préservation des biens mobiliers et surtout immobiliers (les « heritages ») de la famille, et la crainte de déchoir est toujours présente lors des subtiles négociations matrimoniales. La parenté, plus souvent subie que choisie, fournit néanmoins d’excellents alliés pour les affaires et la conquête du pouvoir municipal et de la reconnaissance sociale. Le patrimoine immobilier est ce qu’il importe avant tout de sauvegarder ; les achats de terres, plus ou moins éloignées de Rouen, dénotent un intérêt pour les possessions de type « noblesse terrienne », alors que les nombreuses transactions fondées sur des rentes permettent aux marchands de placer et d’utiliser à leur gré un capital mobilier qui échappe à la documentation consultée.


Troisième partie
Marchands et marchandise


Chapitre premier
Les conditions du commerce (vers 1380-vers 1411)

Grâce aux atouts évoqués précédemment (contrôle du pouvoir municipal, implantation géographique, liens familiaux et professionnels, capitaux disponibles), les marchands rouennais peuvent jouer un rôle prépondérant dans le commerce de la fin du xive  et du début du xve  siècle. La position de Rouen dans le réseau routier et hydrographique de la France en fait l’étape obligée de grands commerces régionaux, nationaux et internationaux. Les marchands de Rouen trafiquent ainsi du blé, du drap, du vin et du sel, en profitant des nombreux privilèges et exemptions de péages acquis et défendus de haute lutte depuis longtemps. La mainmise qu’ils exercent sur la ferme royale de la vicomté de l’Eau, c’est-à-dire les revenus perçus par le roi sur la Seine à Rouen et autour de Rouen, les renseigne sur les affaires les plus lucratives et leur permet de réguler à leur guise ou presque le commerce sur le fleuve.

Chapitre II
Le monde des affaires

Pour mener à bien leur commerce, les marchands ont besoin de capitaux, qu’ils peuvent trouver dans leur patrimoine. Cependant, évaluer leur fortune est impossible en raison de trop nombreuses données manquantes et des biais handicapants des archives : trop anciennes, orientées, partielles, elles ne peuvent en aucun cas refléter leurs disponibilités financières. Il faut donc avoir recours à d’autres sources, et en particulier aux réseaux entretenus par les Rouennais s’associant entre eux pour diverses affaires ­ comme en Angleterre ou en Italie ­ ou bien concluant des accords, parfois dissimulés, avec des marchands venus d’ailleurs. Des réseaux d’intermédiaires (transporteurs et hôtes), de fournisseurs et de clients s’enchevêtrent ainsi, les marchands rouennais se trouvant parfois au centre de la toile, et parfois à l’un des nœuds de celle-ci. Parisiens, Lübeckois, Portugais, Placentins font partie des relations des marchands rouennais. Saint-Lô, La Corogne ou Bruges sont les destinations de leurs marchandises : à plus ou moins grande échelle, Rouen joue clairement un rôle de port de redistribution dont ses bourgeois se partagent les bénéfices.


Quatrième partie
Elite marchande, élite urbaine


Chapitre premier
Les structures du groupe : hiérarchies, réseaux, alliances

Avec une sociabilité commune, des intérêts identiques ou complémentaires, et la même fréquentation du pouvoir local, les marchands rouennais forment un véritable groupe. Cependant, on peut observer dans celui-ci des hiérarchies, entre les familles accédant aux postes de conseillers de la municipalité et celles demeurées au niveau du conseil élargi par exemple. Mais les unes et les autres sont soudées par des alliances matrimoniales. La politique de la famille Alorge est ainsi très révélatrice des liens entretenus entre une ancienne lignée municipale, le monde de la marchandise plus « récent » et la noblesse rurale. D’autres ont fait le choix des offices : les de Baudribosc et les Marguerie, deux lignées montantes à Rouen au début du xve  siècle, s’intègrent dans le réseau rouennais du Parlement de Paris établi par Nicolas du Bosc, évêque de Bayeux et président de la Chambre des comptes, et par Adam de Baudribosc, président de la Chambre des enquêtes du Parlement. Les marchands rouennais ne forment en aucun cas un groupe très localisé et refermé sur lui-même.

Chapitre II
Une élite urbaine ordinaire

Incontestablement, le groupe étudié prend place à l’intérieur de l’élite urbaine rouennaise ; il n’en représente sans doute pas la totalité. Sa domination économique ne fait pas de doute, pas plus que son influence prépondérante sur la politique municipale. Mais le poids des grandes familles patriciennes arrivées au pouvoir au début du xive  siècle se fait toujours sentir, et les nouveaux lignages sont issus des anciens, ou ne font que reproduire leur modèle d’ascension sociale, à l’exception de quelques-unes davantage tournées vers l’avenir et le service du roi. L’élite rouennaise est-elle restée un « patriciat à l’ancienne » à cause de la suppression de la commune, puis des troubles liés à la reprise de la guerre et à la conquête anglaise ? Alors que dans d’autres villes hommes de loi et agents royaux arrivent en force dans les conseils municipaux, Rouen se cantonne à la défense de ses intérêts économiques, vitaux pour elle-même et sa population. Bien intégrée dans la cité, où elle est reconnue comme l’élite politique et économique, la marchandise rouennaise est bien l’« estat des gens tres necessaire » décrit par Christine de Pisan.


Conclusion

Si plusieurs points ont été éclaircis : sources disponibles et fiables pour l’étude de la ville de Rouen à la fin du Moyen Age, composition de l’oligarchie municipale, existence d’un groupe et de réseaux marchands, les questions posées par le sujet n’ont pas toutes trouvé de réponse et d’autres interrogations ont été soulevées au cours du travail. Quels sont les contours exacts du groupe étudié ? Comment évaluer des fortunes marchandes en l’absence de comptes ? Quel rayonnement les marchands rouennais possèdent-ils exactement dans le cadre régional et en dehors de celui-ci ? Comment aborder la draperie rouennaise, si discrète dans les contrats et si prolixe en règlements ? Quelle est l’importance exacte de l’Eglise dans la ville de Rouen (un chapitre cathédral, une trentaine de paroisses, une dizaine d’abbayes et prieurés) alors qu’elle ne semble jouer aucun rôle politique ou économique ? L’absence d’étude sur Paris interdit toute tentative de comparaison entre les deux villes alors que celle-ci serait à n’en pas douter extrêmement fructueuse.


Base de données prosopographique

Base de données sur cédérom des « Marchands de Rouen », divisée en trois formulaires d’interrogation : 88 fiches familiales détaillant les membres des familles de marchands ; 143 fiches personnelles reprenant tous les renseignements connus sur les marchands du corpus de référence ; les 3 627 noms de Rouennaises et de Rouennais issus du dépouillement d’une procuration donnée en 1390 par la municipalité à ses avocats auprès du Parlement de Paris.


Annexes

43 figures et 32 tableaux reproduits dans le texte, 23 figures complémentaires en annexe. ­ Liste complète du corpus de référence. ­ Présence des familles dans les sources. ­ Liste des réunions de délibérations ayant servis aux statistiques de la première partie. ­ Liste des officiers royaux en poste à Rouen de 1380 à 1420. ­ Recension du patrimoine connu de la famille de Robert Alorge l’aîné. ­ Tableaux généalogiques. ­ Représentations et plans postérieurs de la ville. ­ Index des noms géographiques et d’institutions (abbayes et juridictions principalement). ­ Index des noms de personnes, où l’on a mis en évidence les marchands retenus dans le corpus de référence.


Pièces justificatives

Une cinquantaine de documents, classés selon les parties de la thèse puis par ordre chronologique, issus de tous les fonds d’archives consultés, permettent de percevoir la diversité des sources et des approches. La plupart des textes commentés dans le corps de la thèse ont été édités intégralement.