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École des chartes » thèses » 2003

La Divine tragédie, projet de film d’Abel Gance (1947-1952)


Introduction

Abel Gance appréciait particulièrement la forme de l’épopée, a toujours aspiré à l’universalité sans exclure toutefois le nationalisme, considéré comme la base de l’unité, était très méfiant envers les scientifiques et s’est montré un fervent partisan du pacifisme après les horreurs de la première guerre mondiale. On le voit, un sujet tel que la vie du Christ, thème de la Divine tragédie, ne pouvait qu’inspirer Gance. Mais c’est la fin de la seconde guerre mondiale et le cataclysme de la bombe atomique qui lui donnent l’idée-force de son scénario.

A bien des égards, la Divine tragédie aurait pu constituer l’œuvre la plus emblématique de Gance. Restée à l’état de projet, elle constitue un document inestimable sur la façon dont travaillait le cinéaste. A travers l’histoire assez rocambolesque du projet, le fil conducteur sera de montrer à quel point l’œuvre de Gance est faite de paradoxes. Comment garder le contrôle d’un scénario, tout en le montrant à des théologiens de diverses confessions et en allant chercher des financements jusque dans les studios américains, peu réputés pour laisser une grande marge de manœuvre aux créateurs ? Le caractère spirituel de l’œuvre pouvait-il l’emporter sur les impératifs matériels de l’industrie du cinéma ? Comment Gance pouvait-il espérer mener de front la réalisation de ce film et celle des nombreux autres projets périphériques ? N’est-il pas paradoxal d’avoir voulu expérimenter dans ce film tant d’innovations techniques, tout en revendiquant une représentation du Christ presque sulpicienne ?


Sources

Des archives concernant Abel Gance sont disponibles au Centre national de la cinématographie, à la Cinémathèque française, à la bibliothèque de la Femis, à la BiFi et au département des arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France (BNF). Les documents qui traitent de la Divine tragédie sont plus spécifiquement disponibles dans le fonds Abel Gance du département des arts du spectacle sous la cote 4°-COL-36/629 (boîtes 121 à 145).


Première partie
Le cinéma au service de la foi


Chapitre premier
Chronologie

Après plusieurs tentatives avortées pour écrire un scénario sur la vie du Christ auquel il pense depuis les années 1910, c’est seulement en 1947 que Gance trouve l’idée de base d’où va naître la Divine tragédie, le truchement pour transposer l’action de l’époque moderne à l’époque biblique : le suaire de Turin devient un écran divin sur lequel la Passion se projette jusqu’au monde moderne où il servira de baume et de drapeau de ralliement. Gance achève l’écriture de la première version du scénario en juin 1948. Des modifications interviennent cependant pour tenir compte de remarques faites par les théologiens consultés : c’est la seconde version, d’une durée de plus de six heures. Le producteur du film, Georges de La Grandière, souhaitant que le film ne dépasse pas le temps d’une soirée, la troisième version du film est ramenée à 4h27 en juillet 1949. Des difficultés financières conduisent en novembre 1949 La Grandière à demander de nouvelles coupes : le minutage atteint 3h45 en décembre pour la quatrième version. Mais les problèmes s’amoncellent et Gance remet en janvier 1950 à La Grandière une cinquième version simplifiée, de 3 heures. Après signature du contrat en mai 1950, La Grandière sollicite à nouveau des changements notables : le minutage de la sixième version est alors réduit à une durée de 2h30.

Aucune scène de la Divine tragédie n’a été tournée. L’annonce du tournage n’a cessé d’être repoussée de loin en loin, différents lieux de tournage ont été envisagés et plusieurs devis préparatoires ont été élaborés sans qu’aucun ne soit définitif. En 1948, Gance pense successivement au Maroc, à l’Egypte et à un tournage dissocié entre Espagne, Italie et France. Le lieu de tournage retenu pour la France est celui des studios de la Victorine, à Nice. En 1949 est également envisagé de tourner une partie du film en Palestine même. En mai 1948, le devis s’élève à quatre cents millions de francs ; en février 1949, il est passé à deux cents millions de francs ; en mai 1949, il prévoit cent quarante-quatre jours de tournage et porte sur un montant total de trois cents millions de francs. En août 1949, La Grandière fixe le début du tournage au 1er novembre 1949, mais l’argent n’est pas là. En janvier 1950, il décide de tourner à partir du 1er mai 1950 pour un devis de sept cent cinquante millions. En avril 1950, il déclare vouloir toujours commencer en mai à la Victorine mais, quand mai arrive, la date est repoussée à juillet et en juillet, on parle plutôt de septembre.

Après l’échec de la production de la Divine tragédie, Gance tente de ranimer le projet à travers une nouvelle série des Grands initiés. Il retravaille le scénario du film consacré à Jésus entre 1968 et 1975, mais ce nouveau projet ne restera que la velléité d’un vieil homme fatigué.

Chapitre II
L’opinion des théologiens

Gance a fait connaître son découpage à des théologiens de toutes les confessions, dès juillet 1947 et jusqu’en 1950. Il se servira de la plupart de leurs observations pour établir la deuxième version de son scénario, mais la très grande diversité de leurs remarques ­ seuls deux thèmes sont communs à au moins deux religions ­ permet de mieux comprendre pourquoi le projet de Gance était mal engagé dès le départ : à trop vouloir satisfaire tout le monde, Gance a fini par ne plus satisfaire personne. Assez vite déconcerté par les difficultés que font apparaître les avis divergents des théologiens sur les mêmes passages, il comprend lui-même rapidement qu’il lui sera difficile de  « plaire  » à tous.

Les catholiques insistent sur le fait que le suaire de Turin n’est pas le vrai linceul du Christ, n’est pas un objet de foi et ne devrait donc pas être un signe du divin. Les protestants sont gênés encore plus par l’importance donnée à une relique. Gance répond à tous que, dans son esprit, ce n’est pas le suaire de Turin qui prend la première place, mais le linceul authentique du Christ. Il accepte cependant d’effectuer quelques modifications mineures pour satisfaire ses interlocuteurs. Par ailleurs, le personnage de David/Manuel est attaqué car il donne l’impression que le Christ se réincarne physiquement, ce qui risque de créer une équivoque, mais Gance ne modifie en rien son scénario sur ce point.

Chapitre III
Une activité débordante

Dans sa volonté d’éduquer et d’instruire les masses et de donner à son grand film un caractère universel, Gance envisageait également de réaliser ou de superviser plusieurs autres œuvres, documentaires ou fictionnelles : il pensait notamment à des documentaires sur le tournage de la Divine tragédie, sur les crucifixions, sur la Palestine et les lieux saints, ainsi qu’à des films catéchistiques et à une fiction d’inspiration biblique. Il avait également l’intention de publier un roman au moment de la sortie du film et travaillait enfin à des projets d’adaptation à la radio, à la télévision et au théâtre. Toutes ces occupations témoignent d’une activité débordante. On pourrait même la qualifier de frénétique, quand on sait que, tout en préparant la Divine tragédie et l’ensemble des projets périphériques, il pensait déjà à des projets ultérieurs ou, perpétuellement en quête d’argent, escomptait ressortir certains de ses anciens films.

Finalement, la Divine tragédie peut être considérée comme une sorte de film-somme de l’œuvre de Gance qui a cherché à le réaliser pendant toute sa carrière de cinéaste. Surtout, il représente le film idéal de Gance dont l’œuvre a toujours convergé vers la figure du Christ. Dans son désir d’universalité, il était normal que Gance cherche à ce que toutes les religions monothéistes ­ ou presque, puisqu’il ne semble pas s’être beaucoup soucié de l’islam ­ reconnaissent le film, bien qu’il soit ensuite difficile d’apporter une réponse synthétisant les avis divergents des spécialistes consultés : dans sa conception de l’art, c’est à la forme de s’adapter au fond. Une autre cause possible de l’échec de la Divine tragédie est la tendance de Gance à s’éparpiller dans beaucoup de directions différentes. Gance travaillait dans le désordre ; de ce désordre pouvait naître de grandes idées, mais le cinéaste ne perdait-il pas ainsi une grande partie de ses forces et de son énergie ?


Deuxième partie
Une foi aveugle dans son cinéma ?


Chapitre premier
L’innovation technique à tout prix

Pour chacune des trois inventions que Gance a mis au point, pictographe, triptyques et perspective sonore, il utilise la même méthode de travail : il mène des essais techniques aussi poussés que possible et cherche à intéresser, souvent en liaison d’ailleurs avec la Divine tragédie, plusieurs groupes ou personnes, notamment américains, à l’acquisition des divers procédés. Malheureusement, ses efforts ne débouchent finalement sur aucun résultat.

En 1937, Gance met au point le pictographe qui permet une mise au point totale sur tous les plans, alors que la photographie n’autorise que la mise au point sur un plan. Dans le domaine de la prise de vues, Gance peut aussi utiliser deux autres de ses inventions, le pictoscope et le magigraphe. En 1942, le brevet additionnel n° 1 au pictographe, ultérieurement dénommé « pictoscope », permet de prendre les personnages dans l’intérieur des photographies. Le magigraphe, dont Gance dépose le brevet en 1943, permet, lui, de projeter des documentaires à la place de photographies. Toutefois, aucun véritable essai n’est entrepris sur le magigraphe et Gance ne cherche pas à vendre ce procédé.

Les triptyques permettent de voir soit un panorama sans solution de continuité, soit trois décors tournés à part mais se raccordant, soit trois décors séparés sans raccord les uns avec les autres. Pour arriver à ce résultat, on emploie trois appareils synchrones lors de la prise de vue, puis trois appareils synchrones lors de la projection. Gance en a déposé les premiers brevets en 1926 et compte s’en servir dans la Divine tragédie pour éviter de passer de la période biblique à la période moderne par un montage alterné. Il repousse toutefois à 1949 une réflexion poussée quant à leur utilisation dans le film. Mais c’est après l’échec de la Divine tragédie et la rencontre avec Nelly Kaplan que les travaux sur les triptyques portent leurs fruits.

Alors que le son vient normalement toujours de l’appareil sonore situé derrière l’écran, la perspective sonore permet de le faire venir d’où l’on veut dans une salle de cinéma et même de partout à la fois. Les brevets de Gance sur la perspective sonore datent de 1929 et 1932. En 1948, Gance y associe un dénommé Cluttier, qui travaille au même moment sur un projet qu’il appelle l’« ambiance sonore ». Il faut signaler qu’après 1950, la perspective sonore est rendue caduque par l’émergence de la stéréophonie.

Il est prévu dès 1947 d’exécuter en couleurs la Divine tragédie et tous les projets périphériques. Des contacts sont donc pris très tôt avec diverses sociétés, notamment Technicolor à Londres, où des essais sont tournés. Toutefois, en mars 1949, la production renonce à la couleur et annonce que la Divine tragédie sera tournée en noir et blanc, seuls certains films annexes, catéchistiques et documentaires, étant réalisés en couleurs.

Chapitre II
Une vieille avant-garde

La Divine tragédie devait rester une œuvre anonyme : aucun nom de technicien ne devait figurer sur les affiches ou dans le générique. Néanmoins, Gance fait appel à certains des plus grands techniciens français et étrangers, nouveau témoignage du caractère universel du film qui nécessite la présence de collaborateurs de tous les pays. Mais ce rêve d’universalité doit tenir compte des contingences matérielles : la quasi-totalité des techniciens engagés vont assez vite quitter l’équipe à cause des problèmes financiers de La Grandière, qui ne les paye pas aux conditions prévues dans leur contrat, voire ne les paye pas du tout.

Pour les décors, Gance fait appel au peintre Frans Masereel et à l’architecte Jean Douarinou, qui travailleront tous deux avec Gance jusqu’au bout. Le travail sur l’image est d’abord confié à Alekan, engagé comme chef-opérateur entre décembre 1948 et mai 1949, puis à Maurice Pecqueux et Eugene Shuftan entre juin et novembre 1949, enfin à Roger Hubert entre février et juin 1950. Le responsable des effets spéciaux est Charles Gérard entre mars et juillet 1949 ; lui succèdent, entre février et juin 1950, Jean Jacob, Robert Monvoisin et Rabaud. Gance confie la composition de la musique du film à son ami Arthur Honegger et celle des projets périphériques à Pierre Mercenier. Les deux assistants à la réalisation sont Louis Pascal et Lou Bonin entre mai 1949 et mai 1950. Le directeur de production est Pierre Laurent entre juillet 1949 et février 1950, puis entre mars et juillet 1950. Yvan Jouannet, engagé comme régisseur de plateau, remplace également Pierre Laurent au bureau, suit les essais techniques et en tourne certains, fait office de chef de publicité et prépare les scènes de crucifixion.

Gance aimerait confier le son à Bretagne, la conception des costumes à Mayo, le montage à Reginald Mills ou à Madame Kirganoff et le maquillage à Georges Klein. Mais Gance n’engagera finalement personne pour ces postes qui ne sont traditionnellement pourvus qu’après le début du tournage.

Chapitre III
Un cinéma de tradition ?

Les spectateurs de la Passion dans le film étant les acteurs de la Passion moderne qui se déroule pour eux, il est prévu que les rôles soient joués par les mêmes artistes. Dans le même temps, Gance revendique une légitimation artistique relevant d’une tradition picturale pour ainsi dire sulpicienne. Ce décalage entre une construction audacieuse et des références académiques constitue l’un des nombreux paradoxes de la Divine tragédie et conduira Gance à ne pas forcément faire les bons choix.

Gance sait qu’une grande part de la réussite du film réside dans l’acteur choisi pour incarner le Christ. Il veut donc qu’aucun spectateur ne l’ait vu auparavant, ni le reconnaisse par la suite dans un autre rôle. Il sait toutefois qu’il est impossible de trouver un interprète qui convienne parfaitement à tous les croyants. Dès mars 1948, il envisage Gérard Philipe, qui refuse le rôle. Des essais débutent au début de l’année 1949. Deux interprètes se distinguent : Henri Doublier et Guy Kerner. Une cinquantaine de financeurs du projet, interrogés après la projection d’essais techniques, choisissent Kerner pour incarner le Christ, alors que le comédien le plus talentueux est sans conteste Doublier : c’est l’acteur qui correspond le mieux à la représentation traditionnelle du Christ qui est choisi, et non le meilleur comédien. Conscient du problème, Gance envisage assez vite de faire doubler la voix de Kerner et, par compensation, décide de confier à Doublier le rôle de Jean/Jeannot.

Pour le rôle de Marie-Madeleine, Gance et La Grandière ont des contacts avec Greta Garbo en novembre 1948 et avec Rita Hayworth en mars 1949 ; les autres interprètes envisagées sont, successivement, Dolorès del Rio, Heddy Lamarr, Jennifer Jones, Anita Vali et Isa Miranda. Pour le rôle de Paul, Gance pense en 1949 à Pierre Fresnay, qui refuse, puis, chronologiquement, à Charles Boyer, Gregory Peck, James Mason et Vittorio de Sica. Gance propose successivement le rôle de Marie à Gaby Morlay, Madeleine Carroll, Lilian Gish et Irene Dunne, qui accepte. Seuls ces trois rôles, très importants, font l’objet de contacts véritables, qui débouchent sur des réponses données à la production. Pour les autres rôles importants, Gance ne fait que lancer des idées de noms de vedettes, souvent américaines, mais sans aller plus loin. Pour les rôles secondaires, Gance compte engager des acteurs inconnus du grand public.

Tout à son projet, Gance ne veut pas se rendre compte que les moyens mis en œuvre sont tellement paradoxaux que les financeurs consultés sont sceptiques : voyant la difficulté de la mise en scène, ils chercheront avant tout, surtout les Américains, une assurance de rentrer dans leurs frais. Or, Gance traîne depuis des lustres une réputation de metteur en scène trublion et difficile à contrôler.


Troisième partie
Une utopie financière


Chapitre premier
Cariatides

Tout se passe en 1947 comme si Gance avait enfin trouvé dans le vicomte Georges de La Grandière la personne qui lui permettrait enfin de réaliser des rêves qu’il caresse depuis les années 1920 sans pouvoir les concrétiser. Né à Angers en 1911, joueur de tennis et escrimeur confirmé, décoré deux fois pendant la seconde guerre mondiale pour actes de bravoure pendant la campagne de 1940 et pour actes de résistance, La Grandière fut l’un des co-producteurs de Monsieur Vincent.

Gance et La Grandière réfléchissent à un mode de financement reposant sur une séparation des tournages prévus dans chacun des pays concernés : cette solution permet à la fois d’individualiser les ressources correspondant aux dépenses à faire dans un pays, de marquer le caractère international de l’exploitation et d’organiser le film en une série de projets juridiquement indépendants, afin notamment de mieux garantir le respect du calendrier. La société mère, internationale, est constituée en août 1948 à Tanger par des groupes financiers qui apportent leur appui à la prospection de capitaux pour les filiales nationales, qui prendront la forme de syndicats autonomes gérés par la société mère. Le siège de l’organisme coordinateur, c’est-à-dire la société responsable de la production, baptisé Cariatides, est fixé en août 1948 à Vaduz, au Liechtenstein. Deux types de souscription sont offertes aux investisseurs : l’une à Cariatides, qui est appelée à faire d’autres films, l’autre pour le film de la Divine tragédie. Le but est de recueillir les fonds nécessaires à la réalisation du film grâce à un comité de patronage et à des souscriptions ouvertes par les filiales nationales, puis de grouper l’apport en zone internationale.

En France, aux Etats-Unis, en Angleterre, en Italie, en Belgique, en Suisse, des comités de patronage apportent leur caution morale à la Divine tragédie et ouvrent des souscriptions en dons ou en participations. On retrouve donc dans le montage financier de l’opération les constantes de la personnalité de Gance, c’est-à-dire universalité et paradoxe. Universalité parce que l’ensemble des ressources collectées doit être exporté vers une société internationale constituée en zone internationale et que les fonds sont réunis dans un grand nombre de pays auprès d’investisseurs aussi différents que des organisations internationales, des organismes de presses, des banques, des fédérations religieuses, des entreprises de productions cinématographiques et de simples particuliers. Mais comment concilier les intérêts de financeurs venus d’horizons si différents ? De même, Gance n’a pas su tirer les leçons des erreurs qu’il a commises dans le passé : la société qu’il crée en zone internationale est un décalque pur et simple de celle qu’il voulait créer avec l’appui de la Société des nations en 1928 et qui a été un échec cuisant. Dès le départ, la construction financière paraît donc une utopie.

Chapitre II
La rupture

Gance cherche à promouvoir son film au nom de l’universalité, ce qui ne va pas sans paradoxes. Or, à partir de la fin de 1949 et du début de 1950, ces paradoxes trouvent une traduction bien réelle : le montage financier complexe que La Grandière a eu tant de mal à mettre en place s’effondre. Si les souscriptions lancées dans les différents pays ont plutôt porté leurs fruits, la participation américaine, sur laquelle La Grandière compte le plus, fait défaut ; en outre, les deux associés s’opposent sur le contrat de Gance, signé seulement le 11 mai 1950, et sur la question de l’exportation des capitaux. Très vite, la rupture entre les deux hommes est consommée.

Gance et La Grandière cherchent alors à monter le projet chacun de son côté. L’un et l’autre ne parviennent à aucun résultat. Gance fait toujours preuve du même aveuglement en matière financière : il fait appel aussi bien à des organisations internationales qu’à des particuliers. Il ne semble pas étonnant que toutes ces tentatives n’aient à nouveau pas abouti.

Du coup, quand, le 12 décembre 1951, La Grandière lui propose d’acheter ses droits sur le scénario, Gance accepte. La Grandière lui remet un chèque de huit millions de francs payables le 17 janvier 1952. Il est prévu que, faute de paiement, Gance reprendra ses droits sur la Divine tragédie. Or, quand Gance veut encaisser le chèque, il est refusé car il n’est pas provisionné. Le 28 janvier, La Grandière assigne en référé. En mars, Gance dépose plainte auprès du procureur de la République pour escroquerie et émission de chèque sans provision. Dans le même temps, La Grandière se constitue partie civile et porte plainte contre Gance du chef d’escroquerie, extorsion de fonds et de signatures de chantage, et d’extorsion de fonds et abus de confiance.

L’instruction commence dès lors et dure jusqu’en 1959. L’état d’esprit de Gance évolue au cours de cette période : jusqu’en 1957, il veut obtenir de La Grandière tout ce qu’il est possible ; ensuite, s’il continue dans un premier temps à vouloir emporter la décision dans le procès, très vite, du fait de la préparation de son Austerlitz, il cherche une solution amiable. Le 23 mai 1958, il obtient une ordonnance de non lieu sur la plainte déposée contre lui. Le 27 mai, La Grandière fait appel de l’ordonnance de non lieu mais accepte un règlement à l’amiable. La réunion destinée à régler le litige entre Gance et La Grandière, organisée par le Centre national de la cinématographie, a lieu le lundi 8 décembre : compte tenu des pertes subies par La Grandière, Gance consent à renoncer à tous ses droits sur la Divine tragédie, dont le titre et le scénario deviennent en conséquence la propriété exclusive de La Grandière. Après cet accord, une transaction forfaitaire met un terme au différend. Toutefois, le cinéaste est condamné à une amende de cinq cents mille francs, au motif qu’il avait consenti à différer la présentation à paiement du chèque et n’ignorait donc pas qu’il était sans provision. Le 26 décembre, il interjette appel mais il est condamné le 6 juillet 1959 pour acceptation d’un chèque bancaire sans provision à une amende de cent mille francs. Il forme le 8 juillet un pourvoi en cassation contre cet arrêt, mais le pourvoi est rejeté le 14 octobre.


Conclusion

La responsabilité de l’échec de la Divine tragédie ne peut être imputée entièrement à Gance ou à La Grandière. Gance s’est montré en maintes occasions trop gourmand ou trop versatile et, à trop vouloir donner un aspect universel à son propos, il n’a pu garder le contrôle de son œuvre. Tout se passe comme si, persuadé d’avoir raison contre tous les autres, il s’isolait de plus en plus dans une position de moins en moins défendable dans le contexte de son époque : entre 1947 et 1952, le monde se divise en deux camps aux positions incompatibles et rend utopiste toute aspiration à l’universalité. Complètement endetté, La Grandière a besoin qu’un film, quel qu’il soit, soit tourné. Mais le projet était trop gros pour lui et il n’est arrivé à rien aux Ètats-Unis ou ailleurs, sinon à rembourser les frais nécessaires au bon fonctionnement des diverses sociétés. L’échec s’explique également par la complexité des structures créées. Enfin, on peut penser que personne ne croyait vraiment à ce projet, que tous considéraient comme une utopie irréalisable.

Pourtant, immédiatement après l’échec du projet, Gance est couvert d’honneurs. Il reçoit en 1952 le prix annuel de la SACEM pour l’ensemble de son œuvre. Il est membre du jury du festival de Cannes en 1953 et y rencontre Nelly Kaplan. La sortie, la même année, du Cinémascope et autres Cinérama ainsi que de la stéréophonie au cinéma, ravive l’intérêt pour ses triptyques et sa perspective sonore. En 1954, Gance reçoit la médaille d’or des inventeurs. En 1956, il est fait commandeur de l’ordre du mérite pour la recherche et l’invention. Surtout, alors qu’il n’avait pas tourné depuis plus de dix ans, il retrouve enfin le chemin des plateaux et réalise trois films entre 1954 et 1962, alors qu’il atteint l’âge avancé de soixante-dix ans.

L’échec de la Divine tragédie et les reconnaissances officielles qui récompensèrent Gance conduisent à s’interroger sur la place de ce créateur dans l’histoire du cinéma. S’il est indiscutable qu’il fait partie des grands ténors du muet et qu’il a profondément renouvelé la grammaire cinématographique, on ne peut nier non plus qu’il n’a pas réalisé beaucoup de chefs-d’œuvre. Comment un cinéaste ayant réalisé aussi peu de chefs-d’œuvre peut-il occuper une place aussi importante dans l’histoire du cinéma ? Ou, pour prendre le problème à l’envers, comment un cinéaste qui occupe une telle place dans l’histoire du cinéma peut-il avoir réalisé aussi peu de chefs-d’œuvre ? Répondre aux deux faces de cette même question impliquerait d’étudier les projets de film de Gance : en effet, il a davantage travaillé sur des projets de films qu’il n’a réalisé d’œuvres achevées ; la liste de ses projets est très longue, le nombre de scénarios réellement écrits, extraordinaire, le temps passé à essayer de les mettre au jour, incroyable. Surtout, comme tout travail préparatoire, les projets montrent les films tels que Gance les envisageait, et non pas tels qu’il a dû les réaliser : qu’aurait été la Fin du monde s’il n’avait pas été gêné par les contingences matérielles ? C’est par l’étude de ces projets qu’on atteint l’essence même du processus de création, l’essence même du travail de l’artiste. Et c’est peut-être en cela qu’un travail sur la Divine tragédie se révèle le plus intéressant.


Pièces justificatives

Le scénario ayant connu six versions différentes, une édition de texte était parfaitement envisageable et même relativement novatrice. Toutefois, la durée de projection correspondant à la première version du scénario était de plus de 6 heures, celle correspondant à la dernière version était de 2h30, les versions intermédiaires duraient 4h30, 3h45 et 3 heures : une édition scientifique complète semblait difficile à mener dans le temps imparti. C’est donc seulement la version la plus courte qui a été éditée.