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École des chartes » thèses » 2003

L’engagement résistant d’Alexandre Parodi (1940-1944)


Introduction

Si, du fait de l’engouement scientifique pour la Résistance française, la question des institutions clandestines a été étudiée par plusieurs historiens et si la figure de Jean Moulin a alimenté une abondante littérature, force est de constater que son successeur à la tête de la Délégation générale de la France combattante sur le sol métropolitain, Alexandre Parodi, demeure un personnage relativement peu connu. Les rares articles qu’il écrivit au sujet de la Libération de Paris, le dépôt de ses archives personnelles à la Fondation nationale des sciences politiques et la publication d’une brochure commémorative n’y firent rien. Ecrire une étude objective au sujet de son engagement sous l’Occupation présente d’ailleurs certaines difficultés. Cet homme réservé n’a légué que peu de sources susceptibles de nous éclairer avec précision sur ses opinions de tel ou tel moment et les témoins de cette époque, par la force des choses, se font de plus en plus rares ; en définitive, s’impose surtout au chercheur une très vaste bibliographie. Les différentes étapes de la carrière d’Alexandre Parodi lui ont valu beaucoup d’éloges, d’où la difficulté de porter sur lui un regard critique : comment juger objectivement un homme qui avait su gagner le respect de ses adversaires eux-mêmes ? Enfin, l’existence d’Alexandre Parodi semble bien présenter une remarquable unité : on ne pourra nier, en tout état de cause, l’existence de constantes dans les choix effectués par Alexandre Parodi, des choix qui firent toute la singularité de son parcours.

Nombre de fonctionnaires formés à l’école républicaine ont servi un Etat autoritaire qui foulait aux pieds les principes de la démocratie libérale, certains d’entre eux sont devenus les complices de la politique répressive menée par l’occupant. Faute d’entrer dans la résistance active, d’autres ont préféré pratiquer, avant 1942 du moins, ce que l’historiographie allemande a dénommé Resistenz, terme que l’on traduit de façon approximative par « résistance civile », un mélange d’inertie et d’obstruction ; même par la suite, il convient de souligner le rôle de « passerelle vers la France libre » joué par le giraudisme pour de hauts fonctionnaires souvent plus hostiles à la collaboration qu’à la « Révolution nationale ». Or, il y a loin de l’attitude d’Alexandre Parodi à celle de la majorité de ses pairs. Définir avec précision l’entrée de Parodi en Résistance demeure une gageure : si l’état de « rébellion intime » dans lequel il se trouvait ne fait guère de doutes, sa fréquentation des milieux résistants, qui fit de lui le représentant d’une certaine résistance « intellectuelle », reste plus difficile à mettre en évidence et les premières actions qu’il entreprit le situent dans une problématique quelque peu particulière, entre Resistenz et Widerstand pour reprendre la terminologie allemande. D’ailleurs, le simple fait de s’engager à cette époque, dans un camp ou dans l’autre, est déjà en soit une sorte de mystère digne d’être éclairci ; il l’est d’autant plus dans le cas d’un homme comme Parodi qui devait l’essentiel de sa formation juridique au Conseil d’Etat, gardien de la légalité : or cet homme se fit gaulliste, c’est-à-dire, selon le point de vue qui prévalait alors dans la France occupée, qu’il embrassa une dissidence ! Une fois le pas franchi, son action le porta au faîte des responsabilités, toujours au service de la fraction de la Résistance métropolitaine la plus proche de la France combattante ; ses actes, surtout une fois qu’il fut désigné comme Délégué général, furent parfois lourd de conséquences, et c’est pourquoi ils méritent d’être étudiés dans le détail.


Sources

L’essentiel du présent travail repose sur le dépouillement d’une source presque inédite, le fonds Alexandre Parodi, déposé à sa mort en 1979, par les soins de son fils, au Centre d’histoire de l’Europe du vingtième siècle (C.H.E.V.S.) dépendant de la Fondation nationale des sciences politiques. Les lacunes de ce fonds ont été comblées par des recherches complémentaires au Centre historique des Archives nationales ­ où l’on a consulté les fonds du Comité d’histoire de la seconde guerre mondiale, du Commissariat à l’Intérieur du Comité français de libération nationale, et quelques autres de moindre importance ­, au Centre des archives contemporaines de Fontainebleau, à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris et au service des archives du Bureau international du travail. La très vaste bibliographie consacrée aux « années noires » en général et à la Résistance en particulier a été dépouillée avec soin ; non seulement ont été étudiés les précédents travaux sur des sujets avoisinants, mais une attention particulière a été donnée aux souvenirs et aux mémoires des proches d’Alexandre Parodi. Parmi ceux de ces derniers qui sont toujours en vie, seuls ont répondu à nos sollicitations des membres de sa famille, en l’occurrence son fils, M. Jean-Luc Parodi, et sa sœur, Mme Jacqueline Chatenet, qui ont accepté de livrer leur témoignage.


Chapitre premier
Mise à l’épreuve d’un haut fonctionnaire républicain


Une tradition d’engagement et de service de l’Etat.  — Alexandre Parodi naquit en plein cœur d’une époque qui marque l’âge d’or du « modèle républicain ». Les quelques proches qui se sont essayés, après sa mort, à retracer son itinéraire personnel, soulignent tous l’influence décisive de l’éducation que lui a prodiguée une famille résolument républicaine et patriote. Alexandre Parodi était issu d’une famille certes très attachée à la France, mais dont les origines italiennes étaient encore toutes proches : son grand-père, fils d’un consul du royaume des Deux-Siciles, se définissait comme « Français volontaire » et rallia sa patrie d’élection après le désastre de 1870. Dominique Parodi, père d’Alexandre, philosophe formé à l’Ecole normale supérieure, s’illustra parmi les « intellectuels » dreyfusards. Par sa mère, Alexandre Parodi descendait également de l’homme politique Alexis Vavin. Manifestant très jeune une vocation de serviteur de l’Etat, Alexandre Parodi fréquenta l’Ecole des sciences politiques et intégra le Conseil d’Etat où il fut reçu auditeur le 1 er janvier 1926.

Parcours d’un haut fonctionnaire.  — Alexandre Parodi effectua toute sa carrière au sein du Palais-Royal, non seulement au Conseil d’Etat où il atteignit le rang de maître des requêtes, mais aussi comme secrétaire général adjoint du Conseil national économique, tâche à laquelle il se consacra à plein temps à partir de 1936. Deux ans plus tard, il fut mis à la disposition du ministre du travail, Charles Pomaret, comme membre de son cabinet, puis comme directeur du travail et de la main d’œuvre ; à ce titre, ce furent bientôt les problèmes de mobilisation de la main-d’œuvre disponible sur le territoire national que l’évolution diplomatique mit au premier rang de ses préoccupations, jusqu’à l’éclatement de la guerre et au-delà.

Une « religion de la démocratie ».  — Les témoignages sont unanimes pour voir en Alexandre Parodi un homme discret et réservé, extrêmement pudique. Le fond de sa personnalité résidait semble-t-il dans les principes moraux dont il était imprégné, une morale rationaliste, fondée sur la foi dans l’homme, le respect de soi-même et le respect des autres. L’ensemble des valeurs auxquelles il croyait était issu de l’héritage idéologique paternel, si bien que les convictions d’Alexandre Parodi étaient celles d’un patriote pour qui l’expression du pays était tout naturellement la République, et d’un homme de gauche sans attaches particulières à tel ou tel parti. Alexandre Parodi, en effet, n’a jamais milité dans aucune organisation politique : ayant embrassé le service de l’Etat, il avait à cœur de respecter le devoir de réserve auquel il était astreint. Pour autant, il n’était pas, à la veille du second conflit mondial, tout le contraire d’un homme engagé, puisqu’il travaillait en coopération avec des institutions à caractère social, suivant en cela, une fois de plus, la tradition familiale.

Les expériences douloureuses de l’été 1940.  — Alexandre Parodi ressentit d’autant plus cruellement la défaite qu’il avait pris part à l’effort de défense nationale, depuis sa direction au ministère du travail. L’annonce de l’armistice, loin s’en faut, ne provoqua pas en lui le moindre sentiment de soulagement et les tous premiers actes du Gouvernement de Vichy le mirent, selon Michel Debré, « en état de rébellion intime ». Un passage éphémère au sein de la Délégation générale du gouvernement français dans les territoires occupés ne fit qu’accroître son dégoût ; retrouvant alors rapidement son poste au ministère du travail, sous la direction désormais de René Belin, il put constater que la conjoncture politique avait radicalement changé. Les inquiétudes que Parodi conçut à l’égard du sort de la main d’œuvre étrangère, dont il avait la responsabilité, le poussèrent notamment à adresser une lettre de protestation à ses supérieurs. En septembre 1940, ce haut fonctionnaire que servir le gouvernement mettait désormais mal à l’aise jeta au visage du Garde des sceaux, Raphaël Alibert, qu’il était gaulliste : catalogué, dès lors, comme dissident probable, il ne tarda pas à être « remis à la disposition du Conseil d’Etat ».

L’heure du choix : quel Etat servir ?  — Le gaullisme de 1940, c’était avant tout le refus de la défaite et de l’armistice qui l’avait consacrée ; mais la Révolution nationale joua aussi, dans la conscience d’Alexandre Parodi, un rôle de repoussoir, le « redressement intellectuel et moral » annoncé par Pétain étant destiné à se faire sur des bases opposées aux valeurs de la République. A rebours de l’immense majorité des Français, Alexandre Parodi connaissait le nom du général de Gaulle dont il avait lu les livres et fait siennes les thèses militaires. Demeurait la question essentielle du républicanisme d’un de Gaulle qui passait pour réactionnaire : dans un mémoire adressé à la France libre en septembre 1941, Parodi affichait sa volonté de servir mais demandait aussi des garanties à cet égard. La mort de sa fille Laurence en juin 1941 affecta très profondément Parodi, qui renonça à partir pour Londres, choisissant une voie moyenne entre son engagement gaulliste et ses obligations familiales et professionnelles : une coopération de plus en plus étroite avec la résistance « intérieure », celle des mouvements clandestins, parallèlement à un retour au Conseil d’Etat qui lui permit d’exercer un métier moins ingrat moralement qu’au ministère du travail, en dépit de l’atmosphère désagréablement changée de Royat et de quelques écueils comme le serment qu’il dut prêter à Pétain le 19 août 1941.


Chapitre II
Un « expert » au service de la Résistance


L’entrée dans la Résistance active.  — Parmi les personnalités qui précipitèrent l’entrée de Parodi dans la Résistance active, il faut citer non seulement son cousin Andlauer, son ami Etienne Bauer, mais surtout son frère René, pionnier de la Résistance en zone Nord, membre fondateur du mouvement « Libération-Nord », assassiné par les Allemands en avril 1942. Installé à Clermont-Ferrand, une pépinière de résistants, à l’automne 1940, Alexandre Parodi adhéra pour sa part au mouvement « Libération-Sud » ; mais il s’illustra surtout au sein d’une certaine résistance intellectuelle, celle des cercles d’études consacrés à l’élaboration de projets politiques en vue de l’après-Libération. Parodi se lia à René Capitant, fréquentant le milieu des professeurs de l’Université de Strasbourg repliée dans la capitale auvergnate. Il entra aussi en contact avec le « groupe de Lyon », personnalités politiques réunies autour du radical Paul Bastid ; il se rendait dans la capitale des Gaules, devenue capitale de la Résistance en zone Sud, à l’occasion des visites qu’il rendait à sa femme malade en Suisse. S’il est loin d’être démontré que Parodi bénéficia de la protection de la haute hiérarchie du Conseil d’Etat, il demeure qu’il appartint à l’équipe restreinte qui demeura à Royat en juin 1942, au moment où le Conseil retrouva le Palais-Royal.

La formation du « Comité des experts ».  — Par l’intermédiaire de François de Menthon, la jonction se fit entre Jean Moulin et le « groupe de Lyon » fréquenté par Parodi. La constitution du « Comité des experts », futur Comité général d’études (C.G.E.), remonte au 1er juillet 1942. Ce Comité, organisme clandestin officiel chargé de préparer les mesures législatives à prendre à la Libération, devait incarner dans l’esprit de l’envoyé de la France libre les principales tendances politiques de la Résistance non communiste : les démocrates-chrétiens avec François de Menthon, les socialistes avec Robert Lacoste et les radicaux, avec Paul Bastid. Parodi, haut fonctionnaire, jouait un peu le rôle d’un arbitre, mais dans la pratique un certain flou caractérisait la répartition des tâches. L’installation à Lyon du Comité, élargi à Pierre-Henri Teitgen et René Courtin, aux côtés de la Délégation générale de Jean Moulin, eut lieu en octobre 1942 ; il devait y tenir toutes ses réunions jusqu’à la suppression de la ligne de démarcation en avril 1943, date à laquelle il suivit le mouvement de translation des organismes centraux de la Résistance intérieure vers Paris. Parodi, dès la seconde moitié de l’année 1942, était un proche de Moulin et de Bidault, bien intégré à l’élite la plus influente de la Résistance française.

Au cœur de l’unification de la Résistance.  — Le début de l’année 1943 vit le Comité des experts, devenu le Comité général d’études, énormément gagner en importance, en activité et en efficacité. Ses études politiques, connues à Londres par les courriers de Moulin, sortaient de par leur qualité et leur clarté du lot des innombrables textes qui parvenaient au Commissariat à l’Intérieur. Mais les rapports que le C.G.E., « service central » placé sous l’égide du Délégué gaulliste, entretenait avec des mouvements de Résistance animés d’un farouche esprit d’indépendance, ne furent pas toujours au beau fixe : sans même parler des polémiques suscitées par la coloration politique des « experts », les mouvements reprochèrent au Comité ce qu’ils considéraient comme un assujettissement croissant à Londres, alors qu’il devait être le centre de réflexion de la Résistance intérieure. Après l’installation du C.G.E. à Paris, des résistants de zone Nord de premier plan se joignirent à Parodi et à ses pairs : Debré, Charpentier, Lefaucheux.

Orphelins de Jean Moulin.  — Au moment où Moulin sortait tragiquement de la scène, Parodi, une des personnalités les plus en vue de la Résistance, avait conscience des enjeux très importants de la succession du délégué de Londres et président du Conseil national de la Résistance. Au lendemain du drame de Caluire, la plupart des chefs de mouvements voulaient attribuer au C.N.R. un rôle accru au détriment de la Délégation, et de nouveaux venus dans le débat, les communistes, renchérissaient. Claude Serreulles, chargé de mission venu de Londres qui remplaça Moulin au pied levé, fut contraint d’organiser l’élection d’un président du C.N.R. ­ ce que de Gaulle, qui entendait le désigner lui-même, n’avait pas prévu. Parodi fut candidat à cette élection, mais n’obtint qu’une voix, celle d’Emmanuel d’Astier, et ce fut Georges Bidault qui fut élu. A la tête de la Délégation générale du C.F.L.N. s’installèrent deux intérimaires, Claude Serreulles et Jacques Bingen ; en octobre 1943, Emile Bollaert fut officiellement nommé par de Gaulle ­ le nom de Parodi avait déjà circulé ­, mais ce choix ne satisfit personne, le nouveau Délégué ignorant tout de la Résistance. Pierre Brossolette exerça un magistère moral sur une Délégation affaiblie, coiffée par un leader manifestement mal choisi et divisée par des rivalités : Bingen et Serreulles, désormais adjoints de Bollaert, étaient compétents mais mal vus par les services londoniens du colonel Passy qui très rapidement prétextèrent des raisons de sécurité pour tenter de les écarter des responsabilités.

La Commission de la presse et autres travaux.  — Après un an et demi de travail, le C.G.E. avait pris une extension et une importance croissantes, constituant une équipe homogène, disposant de méthodes efficaces de travail et disposant désormais de nombreux contacts dans l’administration, l’industrie, la banque et surtout parmi les cadres de la Résistance et dans les milieux politiques. Cette ouverture du C.G.E., dont on a vu qu’à l’origine il fonctionnait presque en vase clos, était conforme à l’évolution de la Résistance intérieure qui, tout en donnant toujours la priorité à « l’action immédiate », pour reprendre une formule de l’époque, commençait à se préoccuper de la préparation de l’après-guerre. Le C.G.E. rédigea un projet de Constitution pour une République rétablie, un rapport sur les questions économiques dont René Courtin fut le maître d’œuvre, et se pencha sur la question de la sanction de la collaboration avec l’ennemi. Alexandre Parodi se préoccupa tout particulièrement des problèmes de presse, présidant une « Commission de réforme de la presse » ; dans ce domaine, le débat, très animé, achoppait sur trois questions : l’élimination des journaux compromis, la reconstitution d’une nouvelle presse et l’élaboration de son statut juridique. Tout un plan de rénovation fut mis au point, inspiré par un double souci de moralisation et d’efficacité, et synthétisé dans une circulaire générale demeurée célèbre sous le nom de « Cahier Bleu ».

Successeur de Jean Moulin.  — Le B.C.R.A. exploita contre Serreulles et Bingen une vague d’arrestations, « l’affaire de la rue de la Pompe », ce qui aboutit, au terme d’une « guerre des télégrammes » entre Londres et la Délégation, au rappel non seulement de Serreulles, mais aussi de Brossolette et de Bollaert. Le départ de ce dernier, sans cesse différé, se solda par son arrestation. Parodi avait été désigné par la France combattante pour assurer l’intérim de Bollaert, puis pour lui succéder ; il demanda sans l’obtenir le maintien de Serreulles à ses côtés comme condition de son acceptation. Il semble aussi qu’un ordre ultérieur lui ait été dissimulé par Jacques Bingen. En définitive, plusieurs émissaires lui furent envoyés de Londres coup sur coup ­ Yvon Morandat, Roland Pré, enfin Lazare Rachline dans le cadre de la mission « Clé » ­ et eurent raison de ses hésitations. L’accession de Parodi à la tête de la Délégation générale s’inscrivait dans un contexte nouveau : après la crise morale de l’hiver 1943-1944, il apparaissait de plus en plus évident que l’heure de la Libération approchait, et il s’agissait désormais, pour la France combattante, de la préparer.


Chapitre III
Délégué général de la France combattante


Une existence de résistant.  — Peu avant sa nomination à la tête de la Délégation générale, Alexandre Parodi était entré en clandestinité complète. Si le versement de son traitement de maître des requêtes au Conseil d’Etat, jusqu’à la fin de l’Occupation, facilita sans nul doute les conditions de son existence matérielle, il n’en était pas moins soumis aux mêmes difficultés que ses compagnons de combat en ce qui concernait le logement, la subsistance, les liaisons à assurer et l’anonymat à maintenir vis-à-vis de la police allemande.

Les services de la Délégation.  — La Délégation générale du C.F.L.N., si fragile qu’elle fût à l’été 1943, s’était consolidée et étoffée, finissant par s’imposer comme l’émanation de l’Etat et exercer pleinement l’autorité gouvernementale au moment de la Libération. Au printemps 1944 se fixèrent définitivement les contours de l’Etat clandestin que le personnel de Londres et d’Alger, relayé par l’équipe de la Délégation et avec l’appui des mouvements de résistance, tendait à mettre en place depuis des mois. Alexandre Parodi se réserva les décisions politiques importantes et la représentation du C.F.L.N. devant le C.N.R., mais se déchargea sur ses collaborateurs d’un certain nombre de tâches. Dépendaient directement de la Délégation le Secrétariat général, le C.G.E. et ses groupes d’études satellites, le Comité financier (COFI), chargé du financement de la Résistance, une Commission des désignations qui nommait les hauts fonctionnaires de la Libération, et le C.O.S.O.R. qui chapeautait les services sociaux clandestins. Le Délégué général, grâce à la haute main qu’il avait sur les finances de la Résistance, exerçait par ailleurs un contrôle sur des organismes qui, en théorie, dépendaient du C.N.R. : Comité d’action contre la déportation, Comité médical de la Résistance, noyautage des administrations publiques... Une Délégation militaire, confiée à Jacques Chaban-Delmas, était subordonnée à la Délégation civile, qui avait aussi une antenne en zone Sud, confiée à Bingen dont la disparition tragique ouvrit une crise de succession ­ que Parodi parvint à résoudre en imposant son candidat, Jacques Maillet.

Une mission, préparer les cadres de la France libérée.  — La France combattante prévoyait de prendre le pouvoir dans le dos des Allemands, tandis que l’insurrection se développerait et que s’effondrerait l’armature politique de Vichy. Bien entendu, les responsables de l’Etat français en déliquescence constituaient toujours une relative menace contre l’avènement du président du C.F.L.N. De surcroît, les Alliés n’avaient pas accepté de reconnaître le gouvernement provisoire de la France, ce qui laissait supposer des projets inquiétants de leur part : sinon la reprise de relations avec Vichy, du moins l’installation d’une « administration militaire alliée des territoires occupés » (A.M.G.O.T.). Pour éviter que l’administration américaine ne remplaçât celle de Vichy, Parodi s’appuya sur un « Comité des mises en place administratives » qui fonctionnait sous l’autorité de la Délégation avec l’assistance de représentants des organisations de Résistance.

Le « grand mouvement préfectoral ».  — La Commission des désignations administratives, sous la direction de Michel Debré et Emile Laffon, désigna les préfets de la France combattante et ceux qui devaient les chapeauter dans le cadre régional, les commissaires de la République. La Délégation ne se sentait pas le droit de définir une politique d’ensemble et attendait des directives qui ne vinrent pas : ce fut donc bien en métropole que furent faites, au bout du compte, les désignations effectives.

Les Comités départementaux de la Libération.  — Parallèlement à la mise en place des préfets furent constitués des Comités départementaux de Libération chargés de représenter les différentes tendances de base de la Résistance. Francis-Louis Closon et son adjoint Jean Mons animaient la commission ad hoc.

La nomination des secrétaires généraux provisoires.  — Au sommet de cette hiérarchie, les secrétaires généraux provisoires avaient pour mission d’assurer, sur le sol métropolitain, l’intérim des ministères en attendant le retour d’Alger du gouvernement provisoire présidé par de Gaulle. Alexandre Parodi joua un rôle essentiel non seulement dans le choix des personnalités qui formeraient cette manière de gouvernement provisoire parallèle, qu’il devait présider lui-même le moment venu. L’existence du conseil des secrétaires généraux contribua à rendre définitivement caducs les projets des Américains.

Le débarquement et ses suites.  — La nouvelle du débarquement parvint très vite aux responsables de la Délégation, ouvrant un nouveau débat entre partisans de « l’action immédiate » ­ les communistes et leurs alliés ­ et ceux qui, à la suite de Parodi, rappelaient que l’insurrection nationale devait être déclenchée seulement sur décision du gouvernement d’Alger. Dans la suite des événements et notamment au cours des combats de la libération de Paris, Alexandre Parodi fit preuve de pragmatisme. Beaucoup d’encre a coulé à propos des intentions du P.C.F. en 1944, qui méritent une analyse approfondie.


Chapitre IV
Alexandre Parodi face à l’insurrection de la libération de Paris


Le Délégué général du G.P.R.F. aux prises avec la Résistance intérieure.  — Après le déclenchement des opérations militaires en métropole, la politique reprit ses droits. La Résistance intérieure, dans une certaine mesure, entendait ne pas se laisser déposséder de ses prérogatives, au jour de la Libération, par les gaullistes dont Alexandre Parodi était l’agent et le porte-parole ; d’où la création abusive de commissions ministérielles au sein du C.N.R., la volonté affichée par le Comité parisien de Libération de désigner lui-même le préfet de la Seine, et la « querelle du COMAC » qui s’ouvrit lorsque cette commission militaire du C.N.R. entendit diriger les F.F.I. en lieu et place du général Kœnig. Parodi eut à trancher toutes ces questions, imposant autant que faire se pouvait les vues du Gouvernement provisoire tout en ménageant l’unité de la Résistance. Le soutien de de Gaulle ne lui fit pas défaut et se manifesta notamment par les consignes secrètes du 31 juillet 1944 ­ que Parodi, en fait, ne reçut pas ­ et par sa nomination, à la veille de la Libération de Paris, comme membre à part entière du gouvernement d’Alger.

Le déclenchement de l’insurrection parisienne et ses lourdes conséquences.  — Lorsque la Résistance s’empara de la Préfecture de Police, le 19 août 1944 à l’aube, l’insurrection parisienne venait bel et bien d’éclater, mais la décision d’avaliser cette situation ne fut pas facile à prendre pour le Délégué général : informé de la faiblesse de l’armement des forces résistantes, il redoutait une répétition du drame de Varsovie. Parodi se résolut finalement à ne pas attendre le feu vert du général de Gaulle, qui serait de toute manière arrivé trop tard. Le soulèvement qui de toute évidence venait de commencer était l’aboutissement de quatre années d’efforts et s’y opposer aurait sonné le glas de l’unité de la Résistance. Parodi chercha dès lors à gagner du temps, dans l’attente des troupes de Leclerc qu’il appelait depuis longtemps, dans des câbles adressés à Kœnig, à foncer sur la capitale. La trêve négociée le lendemain avec le commandement allemand, s’il n’en fut pas à l’origine, tombait à ses yeux à point nommé.

Prisonnier du général von Choltitz.  — Dans l’après-midi du 20 août, alors qu’il circulait dans Paris pour vérifier l’application de la trêve, Parodi fut capturé par les Allemands et traduit devant le commandant du Gross Paris, le général von Choltitz, qui le libéra finalement ; l’épisode a été raconté par les différents protagonistes, dont les récits divergent parfois.

L’affaire de la trêve.  — Après la libération de Parodi, le débat sur la trêve s’envenima, d’aucuns, communistes en tête, voyant en elle une « trahison ». Le Délégué général, qui cherchait par tous les moyens à gagner du temps pour éviter des pertes, sut néanmoins, au lendemain de la houleuse séance plénière du C.N.R. le 21 août, dénoncer la trêve avant son échéance initialement prévue et relancer l’ensemble des forces résistantes dans la bataille en signant l’ordre de reprise des combats.

De la reprise des combats à l’arrivée du général de Gaulle.  — Dès lors, l’insurrection fut généralisée ; la prise à l’ennemi des bâtiments officiels s’acheva et Parodi présida, à l’hôtel Matignon, le premier conseil des secrétaires généraux provisoires. A la Préfecture de Police où il installa une partie de ses services, il accueillit le capitaine Dronne, premier homme de la 2 e D.B. à gagner la capitale au soir du 24 août 1944.

Fin de la mission du Délégué général.  — L’arrivée dans la capitale du général de Gaulle, président du Gouvernement provisoire de la République française, le 25 août, marque la fin de l’existence de la Délégation générale. Parodi joua encore un rôle politique certain dans les heures décisives, puis dans les jours qui suivirent. Il convainquit de Gaulle de se rendre auprès des représentants de la Résistance intérieure, à l’Hôtel de Ville, à son arrivée ; le lendemain, il participa aux côtés du Général au défilé de la victoire, et c’est lui qui avait prévenu Monseigneur Suhard, l’archevêque de Paris compromis avec Vichy, que sa présence n’était pas souhaitée lors du Te Deum qui clôturerait la célébration. Avant d’être nommé ministre du travail et de la sécurité sociale, Parodi fut encore quelques jours durant Commissaire, puis ministre d’Etat aux territoires occupés.


Conclusion

La culture politique qui était celle d’Alexandre Parodi avait fixé dans une large mesure les termes mêmes de son engagement. Sa participation à des groupes de réflexions sur l’après-guerre, son activité en tant que membre du C.G.E., puis l’action menée comme Délégué général de la France combattante, de même que les circonstances dans lesquelles tout ceci intervint ­ et notamment la mort de son frère ­ en firent, après la guerre, l’une des personnalités les plus respectées de son temps, alors même qu’il revint, sa « parenthèse politique » achevée après son départ du ministère du travail et de la sécurité sociale, à la haute fonction publique, sans briguer aucun mandat électoral. La notoriété qu’il retira de ses années d’engagement fut toute relative : pourtant en tant que Délégué général, avec ses adjoints et ses collègues d’une certaine résistance « gouvernementale », il avait concouru à créer les structures d’une administration clandestine dont l’action, au cœur des opérations, s’était révélée décisive. Recueillant l’héritage de Jean Moulin, Parodi avait poursuivi le déroulement du processus qui mena à un tel résultat, conformément aux plans de Londres et d’Alger et aux initiatives de son illustre prédécesseur.


Pièces justificatives et annexes

Documents relatifs à Alexandre Parodi, à sa famille et à son action dans la Résistance. ­ Articles et brouillons d’articles d’Alexandre Parodi. ­ Choix de photographies. ­ Index des noms propres.