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École des chartes » thèses » 2004

Les procureurs à la cour pontificale d’Avignon au xive siècle : les procureurs des prélats français sous Urbain V et Grégoire XI à la Chambre apostolique


Introduction

Le titre de procurator désigne, à la curie pontificale, l’homme qui, exceptionnellement ou régulièrement, agit auprès des différents services de l’administration centrale du Saint-Siège, au nom d’un client qui lui en a donné procuration, tant à cause de l’éloignement géographique que de la complexité des affaires à traiter. Même si le procureur n’est pas à proprement parler un agent de l’administration pontificale, il ne s’en différencie pas de beaucoup, puisque son office est étroitement réglementé par le pape. La fonction de procureur est tantôt exercée comme une charge à part entière par des professionnels, bon connaisseurs des rouages de l’administration pontificale, tantôt de manière exceptionnelle et temporaire par des hommes envoyés spécialement auprès du Saint-Siège pour une mission précise ou par des agents de la curie elle-même mis à contribution, plus ou moins fréquemment, pour représenter un personnage empêché.

La majorité des travaux qui concerne l’histoire des procureurs auprès du Saint-Siège s’intéresse aux procureurs ad impetrandum de la Chancellerie, dont le nom apparaît au dos des bulles pontificales originales, conformément aux prescriptions curiales qui enjoignent à de tels mandataires d’indiquer leur identité au verso de la lettre qu’ils sont chargés d’obtenir pour leur client, mais néglige souvent le rôle que peuvent jouer de semblables intermédiaires dans d’autres institutions du gouvernement pontifical, notamment à la Chambre apostolique. Les procureurs actifs dans cette dernière institution méritent pourtant d’être étudiés de près, notamment à l’époque de la papauté d’Avignon, puisque l’on dispose pour cette période d’une très belle série de registres qui signale indirectement leurs interventions. L’état général des sources invite alors à privilégier les pontificats d’Urbain V et de Grégoire XI.


Sources

Deux sources permettent d’étudier la fonction de procureur : d’une part, les textes normatifs émanés du Saint-Siège, édités depuis plus d’un siècle, qui font connaître les devoirs attachés à la charge de procureur et les dérèglements de la profession ; d’autre part, les mandats de procuration, tels qu’en renferme en assez grand nombre le fonds quelque peu disparate des Instrumenta miscellanea des archives Vaticanes, qui révèlent la nature exacte des pouvoirs habituellement concédés à des procureurs et l’identité des hommes qui sont délégués par un mandant auprès du Saint-Siège pour une affaire déterminée.

L’étude des procureurs à la Chambre passe par la consultation des archives très riches de cette institution, notamment les registres des Obligationes-Solutiones, également conservés aux archives Vaticanes, qui consignent les actes d’obligations et de quittances relatifs à l’imposition des communs et menus services ainsi qu’aux visites ad limina. Ces livres sont une source de première importance pour recenser les procureurs qui reçoivent pouvoir de prendre en charge des affaires de nature fiscale. D’autre part, comme ces individus peuvent par ailleurs intervenir à la Chancellerie, il convient de prendre en compte les mentions dorsales de bulles pontificales originales, dispersées dans de très nombreuses institutions de conservation. Enfin, les registres de la Chancellerie pontificale, facilement accessibles par les publications papier et informatique de l’École française de Rome, permettent de retrouver d’autres traces d’interventions de ces individus comme mandataires à la curie, et de retracer en partie leur biographie.


Première partie
La fonction de procureur à la cour pontificale d’Avignon au xive siècle


Chapitre premier
Le métier de procureur : histoire d’une fonction

Alors que la Chancellerie doit faire face à un accroissement d’activité considérable, à la fin du xiie siècle, tout requérant qui souhaite obtenir une lettre pontificale se voit contraint de rédiger lui-même sa demande en utilisant les clauses et les formules stéréotypées du stilus Cancellarie en train de se fixer. Aussi, apparaissent très vite en curie des hommes, bientôt appelés petitionarii, se proposant d’élaborer contre rémunération les requêtes souhaitées dans les normes prescrites. De tels intermédiaires, ainsi que les  nuntii qui se trouvent envoyés auprès du Saint-Siège par les quelques grands ecclésiastiques et laïcs, auxquels est reconnu depuis fort longtemps le droit de se faire représenter en curie, sont à l’origine de la fonction de procureur, officiellement reconnue au concile de Latran IV, après bien des réticences. Dès lors, ces mandataires sont toujours plus nombreux et leur champ de compétences s’élargit sans cesse, notamment au domaine de la justice : ainsi un corps stable de procureurs à demeure à la curie se met-il progressivement en place, au cours du xiiie siècle.

Chapitre II
Les procureurs ad impetrandum et ad contradicendumà la Chancellerie et à l’Audience des lettres contredites

Le procureur ad impetrandum est chargé d’obtenir contre rétribution les bulles pontificales réclamées par son mandant, en remplissant à cette fin toutes les formalités nécessaires. La rédaction de la supplique préalable, qui est soumise à un certain nombre de contraintes de fond et de forme pour être agréée par le pape et la Chancellerie, est une tâche particulièrement délicate, qui constitue la mission spécifique des procureurs en curie : ces derniers doivent faire preuve d’une précision rigoureuse et d’une habileté consommée, sous peine de faire échouer la demande de leur client. Le rôle des procureurs ne se borne pourtant pas à ce travail : ils doivent tout mettre en œuvre pour hâter le cours de la procédure, généralement fort longue, et faire en sorte que l’élaboration de la lettre soit confiée à des abréviateurs et à des scribes particulièrement compétents, sans hésiter, par exemple, à ajouter aux taxes dues quelques pots-de-vin à l’intention d’influents personnages. Ce même procureur doit aussi, en tant que procureur ad contradicendum, défendre les intérêts de son client à l’Audience des lettres contredites, chargée de contrôler le bien-fondé des grâces qui sont sur le point d’être accordées, lorsqu’il se trouve lésé par l’octroi d’une faveur indue à quelque personnage indélicat, et peut s’y élever contre d’éventuelles protestations injustifiées à l’encontre de la lettre qu’il est sur le point d’obtenir.

Chapitre III
Les procureurs ad impetrandumà la Pénitencerie apostolique

Juridiction spirituelle du Saint-Siège, la Pénitencerie jouit d’une certaine autonomie au sein du gouvernement pontifical et possède sa propre chancellerie. Aussi est-il naturel que des procureurs ad impetrandum s’y retrouvent avec un rôle assez proche de celui qu’ils tiennent à la Chancellerie apostolique.

Chapitre IV
Les procureurs ad agendumà la Rote et dans les autres cours de justice

Le procureur ad agendum ou ad causas représente la partie appelée ou appelante au sacré-palais, mais aussi dans les tribunaux cardinalices et à l’audience de la Chambre, en suivant la procédure propre à chaque cour. Les missions du procureur sont multiples : rédaction d’une supplique pour solliciter un juge de la part de son client, comparution en justice après avoir fait en sorte que l’auditeur délégué convoque la partie adverse, puis discussion, contradiction, présentation de libelles et des preuves qui s’imposent, mais aussi éventuellement choix d’un bon avocat, puisque le procureur n’est pas autorisé à supplanter d’une quelconque manière ce dernier.

Chapitre V
Les procureurs ad promittendum, ad solvendum et ad visitandumà la Chambre apostolique

Les procureurs ad promittendum prennent l’engagement de payer à la Chambre apostolique les communs et menus services au nom des prélats qui doivent satisfaire à cette taxe lors de leur accession à quelque bénéfice majeur, puis effectuent, en tant que mandataires ad solvendum, à intervalles plus ou moins réguliers, des versements pour acquitter le montant dû, et accomplissent d’autre part pour eux, en tant que procureurs ad visitandum, les visites aux tombeaux des Apôtres qui s’accompagnent parfois du paiement de quelque taxe. Outre ces actions qui n’exigent pas grande compétence particulière mais qui nécessitent des passages à la Chambre très fréquents, les procureurs peuvent avoir à débattre du montant des services, si la somme à payer ne correspond plus à l’état réel du bénéfice ou encore à négocier de nouveaux délais pour retarder l’échéance des paiements ou des visites.

Chapitre VI
Les procureurs en curie ad resignandum

Tout bénéfice majeur ou mineur peut être résigné en toute liberté par son bénéficiaire, sans compensation ou, plus souvent, en vue d’une permutation. Un tel abandon de charge se fait généralement à la curie, souvent par l’intermédiaire d’un procureur, entre les mains du pape ou, plus souvent au XIV siècle, entre celles de l’un de ses délégués, notamment le vice-chancelier ou un cardinal, comme en témoignent de nombreuses lettres de provision de bénéfice qui font brièvement mention de la récente résignation qui a provoqué la vacance de la charge de nouveau concédée.


Deuxième partie
Les procureurs des prélats français à la Chambre apostolique sous Urbain V et Grégoire XI, d’après les registres des Obligationes-Solutiones


Chapitre premier
Recensement des procureurs à partir des registres des Obligationes-Solutiones

Durant la période avignonnaise des pontificats d’Urbain V et de Grégoire XI (28 septembre 1362-30 avril 1367 puis 27 septembre 1370-13 septembre 1376), les livres des Obligationes-Solutiones permettent de recenser 1109 procureurs agissant à la Chambre au nom de prélats en fonction dans des diocèses aujourd’hui français : 907 d’entre eux n’apparaissent qu’une ou deux fois dans ces registres et seulement 204 de ces hommes voient leur nom cité trois fois et plus.

Si l’on considère l’ensemble des interventions effectuées par ces 1109 mandataires, y compris les affaires qui concernent des prélats “ étrangers ” et les passages à la Chambre qui sortent du cadre chronologique retenu, seuls 812 procureurs ne se trouvent dès lors attestés qu’une ou deux fois, alors que le nom de 297 individus revient trois fois ou plus. En outre, il ressort que plus de 75 % de ces 1109 personnages n’ont qu’un seul client, et que presque la moitié du quart restant n’en a que deux. Cependant, même si les procureurs professionnels à la clientèle nombreuse et étendue sont largement minoritaires dans le groupe étudié, ils prennent en charge la majeure partie des interventions recensées : les 27 % de procureurs (297 individus sur 1109) cités à plus de trois reprises dans les registres ont à leur actif 3740 interventions sur les 4751 dénombrées, soit plus de 78 % des affaires considérées.

Chapitre II
L’enregistrement du nom des procureurs dans les registres

Même si les registres des Obligationes-Solutiones livrent un nombre impressionnant de noms de procureurs, il est prouvé qu’ils négligent souvent de garder trace du nom des intermédiaires mentionnés dans les actes qu’ils consignent, ce qui exige une grande prudence dans l’exploitation de tels livres. De plus, le nom des mandataires y est signalé tantôt sans aucune autre mention annexe, tantôt avec le qualificatif de procureur, parfois même avec le titre plus précis de procurator in Romana curia ou de procurator generalis, ou avec une indication se rapportant à un trait précis de leur biographie (une charge curiale, un bénéfice ecclésiastique…), sans que pour autant chaque personnage ne se trouve toujours désigné d’une même et unique façon et que quelque principe clair ne préside au choix des titres qui sont attribués. Un tel enregistrement aussi lacunaire et peu rigoureux révèle la bien faible importance qui est accordée à la fonction de procureur à la Chambre.

Chapitre III
Le profil des carrières des procureurs à la Chambre

Les 204 individus apparaissant plus de trois fois dans les registres au terme du premier dépouillement constituent un échantillon intéressant pour mieux cerner les diverses carrières de procureurs à la Chambre. Si quasiment la moitié de ces mandataires ne se trouve mentionnée qu’au maximum cinq fois dans les registres dépouillés, un bon quart de ces individus sont néanmoins cités au moins dix fois, et même entre 61 et 449 fois pour neuf d’entre eux. Du point de vue de l’importance de leur clientèle, ces procureurs se laissent assez aisément répartir en trois groupes d’importance sensiblement égale : les mandataires au service exclusif d’un seul prélat, les individus représentant deux ou trois clients, et les procureurs mandatés pour prendre en charge les affaires d’au moins quatre abbés ou évêques, au cours de leur carrière. Enfin, en mesurant le temps écoulé entre la première et la dernière intervention de chaque procureur à la Chambre, il apparaît que la durée des carrières peut varier de trois mois pour les plus brèves jusqu’à 29 ans et 10 mois pour les plus longues, chaque procureur restant en moyenne sept années à la Chambre.

Chapitre IV
La polyvalence des procureurs

Parmi ces 204 individus, 66 sont signalés comme procureurs ad resignandum : chacun d’entre eux abandonne en moyenne entre deux et trois bénéfices, en général à des dates qui sont contemporaines de celles de leurs interventions à la Chambre. Les charges résignées par ces procureurs appartiennent habituellement à un diocèse, ou du moins à une région, dont est issu un ou plusieurs des prélats qu’ils représentent à la Chambre, ce qui montre l’unité géographique de leur clientèle au-delà des différents domaines où ils interviennent.

En revanche, il n’y a que quatre procureurs ad causas attestés dans des cours de justice, dix procureurs ad impetrandum actifs à la Chancellerie dont cinq agissant pour le roi de France, et seize procureurs qui reçoivent des paiements à la Chambre pour des individus empêchés. Même si les sources ne laissent assurément transparaître que très imparfaitement toutes ces dernières interventions, il en ressort néanmoins que les procureurs à la Chambre ne prennent en charge que des affaires simples ne nécessitant pas de grande compétence telles que les résignations et qu’ils ne déploient leurs activités que dans peu de domaines différents, à l’exception de quelques grands professionnels comme Johannes Louterelli de Ulmonte qui sont vraiment des procureurs polyvalents.

Chapitre V
Enquête prosopographique sur les procureurs à la Chambre

La grande hétérogénéité du groupe étudié invite à confronter la carte d’identité et le curriculum vitae de ces 204 individus, en s’appuyant sur une étude prosopographique, pour cerner la personnalité des procureurs à la Chambre.

Estimer que les procureurs sont des hommes jeunes qui ont environ une trentaine d’années semble l’hypothèse la plus convaincante. La fonction de procureur est par excellence une activité ou un métier de jeunesse qui n’est parfois qu’un tremplin vers de plus hautes charges. C’est notamment le cas de sept procureurs qui occupent ensuite d’importantes dignités dans l’Église : l’un est plus tard cardinal, un autre archevêque, quatre autres deviennent évêques ou abbés.

L’origine des procureurs reflète en grande partie celle de leurs clients à la Chambre ­ c’est la preuve que les évêques et abbés donnent procuration en priorité à des mandataires de leur région ­ et aussi, dans une moindre mesure, celle des curialistes et des familiers de cardinaux présents à Avignon. Ce sont les provinces ecclésiastiques de Bourges et de Reims, et plus particulièrement les diocèses de Limoges et de Reims, qui sont les mieux représentés au sein du groupe étudié.

La plupart des procureurs sont des clercs, dont un nombre non négligeable pourvu des ordres majeurs, puisque presque un tiers de prêtres peut être dénombré. En outre, il n’est pas impossible de rencontrer comme mandataires à la Chambre, des religieux, notamment des bénédictins, des cisterciens ou des chanoines réguliers, ainsi que quelques laïcs.

Il est plus étonnant de voir que seul un peu plus d’un quart, exactement 54 procureurs sur les 204 recensés, a étudié à l’université : la majorité d’entre eux a achevé sa formation au moment où ils interviennent comme procureurs, mais quelques-uns commencent ou poursuivent des études parallèlement à leur carrière de mandataire. En général, il s’agit de modestes juristes, le plus souvent canonistes, simplement bacheliers ou licenciés, un tiers d’entre eux n’obtenant même jamais de grades.

Si très peu de procureurs entretiennent des liens avec une cour princière, un nombre assez important d’entre eux se trouve au service d’un ou de plusieurs cardinaux, souvent comme chapelains : 27 procureurs se retrouvent dans 17 livrées différentes et 7 d’entre eux sont successivement mentionnés, au service de deux cardinaux. Parmi tous ces hauts dignitaires, Guillaume de La Jugie et Pierre de Monteruc semblent être les plus accoutumés à abriter dans leurs hôtels de tels procureurs.

Il n’est pas rare qu’un procureur soit attesté, durant sa carrière, occuper une ou plusieurs charges à la curie. Parmi les 43 procureurs qui sont dans cette situation, beaucoup se trouvent à la Chambre (comme clerc ou simple serviteur de la Chambre, scribe du pape, courrier…) mais d’autres se rencontrent aussi à la Chancellerie (comme scribe des lettres apostoliques, abréviateur, bullateur…), à la Pénitencerie (comme pénitencier mineur ou scribe), à la Rote (comme auditeur du sacré-palais) ou dans la maison du pape (comme sergent d’armes, portier, écuyer…). Même si les fonctions que remplissent ces procureurs sont très variées, il s’agit en général de charges bien modestes, telle celle de scribe du pape à la Chambre qui est tenue par dix d’entre eux. Par ailleurs, d’autres procureurs exercent une activité en lien avec le Saint-Siège : ainsi en est-il des onze marchands, banquiers ou changeurs, appartenant parfois à de grandes compagnies telle celle des Spiefame de Lucques, qui, ayant l’habitude d’être chargées de la banque, du change, de la vente de marchandises, de la transmission de courriers et de l’information, mais aussi de missions officielles et de fonctions apostoliques, agissent assez naturellement comme procureurs ad solvendumà la Chambre. C’est aussi le cas de huit clercs qui ont reçu le tabellionage apostolique et qui sont tout à la fois notaires et procureurs, cumul peu étonnant tant les deux fonctions se ressemblent par leur statut et leurs méthodes de travail.

Lorsqu’une charge d’Église est concédée à un clerc par une bulle de provision, trois personnages, dont l’un présent à la curie, reçoivent généralement mission de rendre effective une telle mesure. Aussi n’est-il guère étonnant que 39 individus, c’est-à-dire presque 20 % du groupe, exercent ces deux fonctions de procureur et d’exécuteur.

Enfin, comme la plupart des opérations financières effectuées par la Chambre exigent la présence de témoins, il est fait appel, de manière très pragmatique, à des personnes qui se trouvent dans l’entourage de la Chambre : c’est ainsi que 14 des procureurs à la Chambre jouent ce rôle au moins une fois au cours de leur carrière.


Troisième partie
Carrières de procureurs à la Chambre apostolique sous Urbain V et Grégoire XI


Chapitre premier
Les procureurs spéciaux

L’expression de procureur spécial peut s’appliquer à des hommes envoyés exprès en curie pour représenter un prélat particulier, durant plusieurs mois, voire quelques années. Ces personnages, principalement mandatés par des abbés ou des évêques méridionaux, entretiennent souvent des liens assez étroits avec le prélat qui leur donne pouvoir à la Chambre. Les abbés recourent souvent, de manière bien naturelle, à un membre de la communauté de moines ou de chanoines réguliers sur laquelle ils exercent leur pouvoir. Si de simples religieux peuvent être désignés pour une telle fonction, il s’agit plus souvent d’hommes qui tiennent une charge particulière dans leur monastère, tel un prieur, un camérier ou un syndic. Un abbé peut encore porter son choix sur un des nombreux clercs de son entourage, qui est défini de façon bien vague comme son familier ou son serviteur. De manière assez comparable, un évêque fait appel tantôt à des clercs assez influents de son diocèse qui possèdent des bénéfices sur le territoire ecclésiastique dont il a la charge ou à proximité, tantôt à des hommes qui ont l’honneur d’être en rapport avec lui par le biais d’une fonction qu’ils exercent à ses côtés en étroite dépendance, notamment celle de chapelain ou de vicaire.

Parmi les 204 personnages étudiés, 74 individus peuvent être qualifiés de procureurs spéciaux : 60 d’entre eux n’interviennent que pour un seul abbé ou évêque, deux sont au service de deux prélats qu’ils représentent régulièrement, et les autres procureurs, tout en étant les délégués particuliers du maître qui les envoie à Avignon, interviennent épisodiquement pour un ou deux autres prélats, sans jamais s’attacher à eux durablement.

Chapitre II
Les procureurs occasionnels

Le terme de procureur occasionnel peut servir à désigner 66 procureurs dont la présence à Avignon ne s’explique nullement par les interventions qu’ils effectuent à la Chambre en tant que mandataires : ces personnages sont mandatés à titre plus ou moins exceptionnel, parce qu’ils séjournent et occupent une charge à Avignon, généralement dans l’administration du gouvernement pontifical ou au sein d’une livrée cardinalice. D’emblée, il convient de mettre à part les onze marchands, changeurs ou banquiers, qui font office plus ou moins régulièrement de mandataire, puisque n’étant quasiment jamais qualifiés de procureurs dans les registres et intervenant presque exclusivement pour apporter des versements à la Chambre, ils sont peut-être tout autant considérés comme des transporteurs de fonds que comme d’authentiques fondés de pouvoirs. Certains d’entre eux s’imposent néanmoins comme le recours privilégié de nombreux prélats, tels les marchands Spiefamis, Bartholomeus puis Johannes, qui sont mis à contribution très régulièrement par de nombreux abbés et évêques de la France du Nord.

Lorsqu’ils interviennent pour la première fois comme mandataires, 21 de ces 55 autres procureurs occasionnels sont déjà familiers de l’Avignon pontifical depuis fort longtemps et ont une longue expérience de la curie, qui contribue à faire d’eux des mandataires tout désignés. Ils entament alors une carrière de procureur à la Chambre sans délaisser pour autant la fonction qu’ils exerçaient auparavant. 23 autres, en revanche, viennent tout juste de s’installer à Avignon et d’obtenir quelque charge, lorsqu’ils reçoivent procuration de prélats issus de leurs régions d’origine ou de diocèses dans lesquels ils possèdent des bénéfices, sans doute parce qu’ils sont encore très présents dans les esprits de leurs compatriotes. Enfin, il en est aussi onze qui agissent plus mystérieusement comme mandataires sans avoir aucune autre activité jusqu’au jour où ils se trouvent attestés en outre parallèlement dans une autre fonction. Aussi est-ce peut-être à l’occasion de leurs interventions à la Chambre, effectuées en vertu de mandats de procurations qui leur ont été confiés, que ces procureurs réussisent à gagner les faveurs de quelque influent personnage, et à obtenir ensuite un office dans l’une ou l’autre des institutions du Saint-Siège.

Généralement, la nature de la charge occupée par ces mandataires occasionnels influe assez peu sur leur carrière de procureur, parfois aussi riche que celle d’un véritable professionnel, comme en témoigne l’ensemble des interventions effectuées par le clerc du Sacré Collège Johannes de Mejanesio ou par le bullateur Guillelmus Amici. D’ailleurs, chez les uns comme chez les autres, seul l’enracinement géographique de leur clientèle est vraiment à même de caractériser leur carrière. Aussi ce groupe de procureurs occasionnels compte-t-il sans doute un bon nombre de procureurs de métier qui exercent à côté une autre charge.

Chapitre III
Les procureurs professionnels

Le titre de procureur professionnel peut être attribué, sans aucun doute, aux mandataires qui sont désignés comme procuratores in Romana curia et, de manière plus hypothétique, aux hommes qui, n’étant assurément ni procureurs spéciaux, ni procureurs occasionnels, ont des carrières étonnamment semblables à celles des procureurs de métier mais qui ne se voient jamais qualifiés d’un tel titre. Six grands maîtres de la profession se distinguent parmi le groupe des 28 procuratores in Romana curia dénombrés. Deux d’entre eux sont des clercs laonnois qui représentent les prélats de la France du Nord : Petrus Roberti de Aquila qui fait figure d’exception avec un ensemble de 449 interventions effectuées à la Chambre, entre 1353 et 1376, pour 98 clients principalement issus de la province ecclésiastique de Reims et dans une moindre mesure de celle de Sens, et Johannes Trocon de Creciaco qui passe à la Chambre 125 fois entre 1367 et 1376 pour représenter des prélats de la même aire géographique, qui s’identifient très souvent avec les clients de Petrus Roberti de Aquila qui travaille donc peut-être plus ou moins en association avec lui. Un autre grand procureur, le clerc du diocèse de Saint-Malo, Andreas de Ulmo, se retrouve à la Chambre, entre 1364 et 1391, avec une régularité étonnante, pour représenter exclusivement des prélats de l’Ouest de la France. Enfin, deux procureurs se manifestent avant tout sous le Grand Schisme, Simon de Bourich et Thomas Le Pourry, qui, avec le procureur hispanique Dominicus Pontii, se démarquent également de la majorité de leurs collègues par l’importance de leur activité. Viennent ensuite neuf procureurs encore assez actifs puis treize procureurs plus effacés. D’une manière générale, ces mandataires sont attachés à une région précise plus ou moins étendue, tels le Bassin Parisien et l’Est de la France avec Gerardus de Sergiaco, les diocèses de Cambrai, de Thérouanne et de Tournai avec Walterus Costere, la région de Besançon avec Guillelmus Fulconis de Villabicheto, la Normandie avec Thomas Magni et Robertus Brumani dictus le Brumen, le Sud-Ouest avec Bernardus de Bugueto. Certains de ces procureurs servent pendant quelques années un prélat à titre particulier, tandis que d’autres sont toujours employés le temps d’une intervention seulement.

Les trente autres procureurs qui ne portent jamais le titre de procuratores in Romana curia se rattachent presque toujours également à une région déterminée, mais seuls trois d’entre eux font des carrières importantes : Henricus de Sancto Martino qui est actif pour des prélats de la Picardie et du Nord travaille probablement au service du grand Petrus Roberti de Aquila, le normand Robertus de Aquigneyo ne représente presque que des prélats de sa région d’origine et le notaire toulois Waltherus Richerii de Ficocuria n’a pratiquement que des clients de l’Est de la France.

Enfin, la présence dans le groupe étudié de six procureurs généraux d’ordre religieux (un pour Cluny, un pour les Prémontrés et quatre pour Cîteaux, notamment Godefridus de Gardape et Rogerius de Curtraco dont l’activité est intense) met en lumière une autre façon d’envisager le métier de procureur. Ces individus sont délégués par leur ordre auprès du Saint-Siège pour en représenter les différents abbés, ce qu’ils font en effet prioritairement, sans s’attacher jamais à quelque prélat en particulier, ni même à une aire géographique déterminée.


Conclusion

Les procureurs spéciaux se distinguent par un nombre d’interventions très faible, une clientèle fort réduite, une carrière assez brève, une activité limitée aux obligations, paiements et visites à effectuer à la Chambre, une origine plutôt méridionale en lien avec celle de leurs clients, un état de clerc ou de religieux, selon qu’ils représentent un évêque ou un abbé, enfin une formation universitaire excessivement rare.

En revanche, si les procureurs occasionnels et professionnels sont amenés à intervenir beaucoup plus souvent et à une fréquence à peu près comparable pour une clientèle nettement plus étendue et diversifiée, il est moins aisé de saisir leurs caractéristiques. Les premiers peuvent tout au plus se signaler par la longueur assez inattendue de leur carrière et la présence parmi eux de quelques laïcs un peu plus nombreux que dans les autres groupes, les seconds par des études universitaires moins rares et une tendance à intervenir ailleurs qu’à la Chambre, notamment à la Chancellerie ou dans une cour de justice.


Conclusion générale

L’étude de la carrière et de la biographie de 204 mandataires ad obligandum, ad solvendum et ad visitandum révèle la grande hétérogénéité du groupe des procureurs à la Chambre et les contours d’un univers immense encore inexploité. En suggérant le genre de rapports qu’entretient un mandant avec son mandataire, en mettant en lumière les liens qui peuvent unir certains procureurs entre eux, quand bien même ils viennent d’horizons fort différents, en cernant la délimitation géographique de la clientèle des procureurs souvent liée avec leur propre région d’origine, le monde des procureurs à la Chambre, jusqu’alors totalement méconnu, se révèle progressivement dans toute sa complexité.


Annexes

Liste des procureurs à la Chambre ; liste des procureurs à la Chambre des prélats français ; notices prosopographiques ; liste des autres procureurs ; cartes de la délimitation géographique de la clientèle de quelques procureurs ; actes de procurations.