« »
École des chartes » thèses » 2004

Les pratiques halieutiques fluviales dans le bassin de la Somme du xiie siècle au xviiie siècle : approche archéologique et documentaire


Introduction

Pratiquée dès le paléolithique supérieur, la pêche fluviale constitue une activité de prédation traditionnelle chez l’homme. Elle prit toutefois une importance particulière au cours des périodes médiévale et moderne. En effet, l’Église conditionnait alors une large part de la vie quotidienne des hommes, aussi bien sur le plan spirituel que sur le plan politique, économique et social. Elle imposa notamment cent quarante-six jours “ maigres ”, qui étaient répartis sur l’année religieuse, la période d’abstinence la plus importante et la plus longue étant le carême. Tenues de respecter ces règles alimentaires, les populations furent obligées de développer des compétences techniques afin d’assurer des captures régulières et suffisamment importantes pour satisfaire leurs besoins en poissons.

Or, que ce soit pour les périodes préhistoriques, protohistoriques mais aussi historiques, les recherches sur ce mode d’acquisition de nourriture demeurent marginales et les divers types de sources disponibles sont très souvent ignorés ou sous-exploités. Il est donc apparu nécessaire d’appréhender au mieux les différentes pratiques halieutiques fluviales et leur évolution sur le temps long du Moyen Age et de l’époque moderne, en confrontant sources archéologiques, écrites et iconographiques dans une approche délibérément pluridisciplinaire et en élaborant des méthodes de recherche adaptables à différents bassins fluviaux. A cette fin, il convenait de sélectionner un observatoire dont les limites permettaient de réunir en un temps limité une documentation riche et variée, à défaut d’être exhaustive. Le choix se porta sur le bassin fluvial de la Somme, entre Noyelles-sur-Mer et Péronne, du début du xiie siècle à la fin du XVIII e siècle.


Sources

Les sources archéologiques témoignant des pratiques halieutiques fluviales sont le plus souvent limitées aux éléments osseux de poissons, rejetés sur les sites d’habitat lors de la préparation et de la consommation. Leur collecte implique un tamisage systématique des couches archéologiques dans les zones de dépotoirs et de latrines et leur étude nécessite l’intervention d’un archéozoologue spécialisé puisque le squelette d’un poisson est constitué de plusieurs centaines d’os. Ce matériel offre divers renseignements sur les espèces capturées, leurs dimensions, les saisons de capture, les modes de préparation ou de conservation et le niveau social des populations résidant sur le site concerné. Des engins de pêche, généralement constitués de bois, d’osier et de cordages, ne subsistent que les lests en pierre qui furent perdus dans les cours d’eau et qui sont retrouvés lors d’opérations archéologiques subaquatiques. Ces opérations aboutissent quelquefois à la découverte de pêcheries fixes, constituées de pieux en bois ou de pierres. Bien évidemment, ces interventions impliquent la maîtrise des techniques de travail en milieu hyperbare.

Les sources écrites relatives à la pêche ne sauraient s’identifier à des catégories archivistique ou documentaire spécifiques. Il a donc fallu mener des dépouillements dans plusieurs fonds du Centre historique des Archives nationales, de la Bibliothèque nationale de France, des Archives départementales de l’Aisne, de l’Oise, du Pas-de-Calais et de la Somme, des Archives municipales d’Amiens et des bibliothèques municipales d’Abbeville, d’Amiens et de la Société des antiquaires de Picardie. Ce grand nombre d’établissements de conservation s’explique bien évidemment par la dispersion de certains fonds documentaires, en particulier ecclésiastiques, mais également par l’étendue de la zone d’étude retenue qui a connu des changements de limites administratives, politiques et religieuses au fil des siècles.

Plus de cinq cent soixante documents ont été exploités pour la partie du bassin de la Somme étudiée. Du fait de l’amplitude de la période chronologique envisagée, l’éventail typologique est important : aux actes de donations, ponctuellement cités dans les publications anciennes du xixe siècle et du début du xxe siècle, s’ajoutent les transactions ultérieures découlant de ces donations, les ventes, les pièces produites à l’occasion de litiges et de procès, les baux de droits de pêche et de pêcheries, les inventaires après décès de poissonniers, les procès-verbaux de visites et les plans terriers. Le nombre des documents varie considérablement d’un lieu à un autre : entrent en jeu non seulement l’importance économique et politique des seigneuries concernées, mais également leur localisation dans le bassin fluvial ; par ailleurs, plusieurs fonds ont été détruits, en totalité ou partiellement, au cours du XX e siècle. Leur répartition chronologique doit également être prise en considération : si globalement le nombre de documents, peu important avant le début du xiiie siècle, augmente de manière régulière jusqu’à la fin du XVIII e siècle, la distribution des différents types d’actes est inégale selon les périodes : les donations remontent quasiment toutes aux xiie et xiiie siècles, les sentences arbitrales et les transactions sont majoritairement datées des xive et xve siècles, alors que les inventaires après décès et les baux à ferme sont tous postérieurs au début du xvie siècle et que les plans sont très rarement antérieurs du début du XVII e siècle. Une première impression de continuité, qui pourrait naître de cette documentation suivie, quoique variée, tout au long de la période étudiée, ne résiste pas à l’analyse historique : aucun lieu de pêche, aucun droit, aucun matériel, aucune technique n’est attesté continûment depuis le début du xiie siècle jusqu’à la fin du xviiie siècle : le cas d’Amiens, ville largement pourvue en sources documentaires, est exemplaire de cette évolution des pratiques au fil du temps.

Des sources iconographiques relativement nombreuses et diversifiées complètent notre information sur les pratiques halieutiques fluviales médiévales et modernes. Grâce au souci du détail et de l’exactitude qui animait leurs auteurs, enluminures, gravures et sculptures permettent notamment de découvrir la nature et la forme des engins retrouvés lors de fouilles archéologiques et mentionnés dans les sources écrites.


Première partie
Le milieu fluvial et l’ichtyofaune


Chapitre premier
Le bassin hydrographique

Comme tous les bassins fluviaux, celui de la Somme forme un ensemble géographique naturel clos et unique avec des caractéristiques géomorphologiques, hydrographiques et hydrologiques qui lui sont propres. Les canaux de navigation et les aires d’extraction du ballast et du gravier, creusés à partir de la fin du xviiie siècle, furent identifiés, isolés et volontairement ignorés pour restituer à l’entité géographique envisagée les traits qu’elle avait entre le début du xiie siècle et la fin du XVIII e siècle. Les différentes zones humides de l’actuel bassin fluvial de la Somme témoignent de plus de deux mille ans d’aménagement, d’équipement et d’exploitation par les populations riveraines : elles offrent des paysages largement dénaturés et anthropisés comparables aux paysages des périodes médiévale et moderne. Dans son ensemble, le bassin de la Somme présentait une grande diversité hydrographique, aussi bien au niveau du fleuve que de ses affluents, des marais ou des divers plans d’eau artificiels. Il disposait de biotopes variés pourvus d’une flore abondante, favorable à la présence d’une ichtyofaune diversifiée.

Chapitre II
Les différentes espèces de poissons au fil des siècles

La composition exacte de l’ichtyofaune de la Somme et de ses affluents ne peut être reconstituée avec une certitude absolue. Vingt-six espèces de poissons dulçaquicoles et une espèce de crustacé dulçaquicole, huit espèces de poissons migrateurs et cinq espèces de poissons ubiquistes sont susceptibles d’avoir peuplé ce bassin fluvial entre le début du xiie siècle et la fin du XVIII e siècle, avec des variations dans le temps et l’espace. Ont pu être retrouvées dans des restes alimentaires et identifiées dix-sept espèces de poissons dulçaquicoles, à savoir l’ablette ( Alburnus alburnus), le barbeau fluviatile ( Barbus barbus), la brème ( Abramis brama), le brochet ( Esox lucius), la carpe ( Cyprinus carpio), le chabot ( Cottus gobio), le chevesne ( Leuciscus cephalus), l’épinoche ( Gasterosteus aculeatus), le gardon ( Rutilus rutilus), le goujon ( Gobio gobio), la loche franche ( Nemacheilus barbatulus), la lote de rivière ( Lota lota), la perche ( Perca fluviatilis), la tanche ( Tinca tinca), la truite commune ( Salmo trutta fario), le vairon ( Phoxinus phoxinus) et la vandoise ( Leuciscus leuciscus) ; la seule espèce de crustacé dulçaquicole possible, l’écrevisse à pattes rouges ( Astacus astacus) ; cinq espèces de poissons migrateurs, à savoir l’anguille ( Anguilla anguilla), l’esturgeon ( Acipenser sturio), la lamproie fluviatile ( Lampetra fluviatilis) ou la lamproie marine ( Petromyzon marinus) et le saumon atlantique ( Salmo salar), ainsi que les cinq espèces de poissons ubiquistes, à savoir le bar ( Dicentrarchus labrax), le flet ( Platichthys flesus), le mulet doré ( Liza aurata), le mulet lippu ( Chelon labrosus) et le mulet porc ( Mugil capito ou Liza ramada).

En revanche, neuf espèces de poissons dulçaquicoles, à savoir la bouvière ( Rhodeus sericeus), la brème bordelière ( Blicca bjorkna), le carassin ( Carassius carassius), l’épinochette ( Pygosteus pungitius), loche de rivière ( Cobitis taenia), la loche d’étang ( Misgurnus fossilis), l’ombre commun ( Thymallus thymallus), le rotengle ( Scardinius erythrophtalmus) et le spirlin ( Alburnoides bipunctatus), et trois espèces de poissons migrateurs, à savoir l’alose ( Alosa alosa), l’alose feinte ( Alosa fallax) et la truite de mer ( Salmo trutta trutta), n’ont pas été identifiées parmi les nombreux restes osseux, ni ne sont mentionnées dans les documents.

Chapitre III
La pêche fluviale dans le temps et l’espace

Les pratiques halieutiques fluviales furent réglementées par plusieurs ordonnances royales promulguées depuis la fin du XIII e siècle. Au fil des siècles, les différentes mesures législatives imposèrent ainsi une diminution progressive des périodes de pêche. Découlant d’un suivi continu de la pratique de la pêche dans tout ou partie royaume de France, cette politique restrictive indique une diminution réelle et régulière des populations de poissons dulçaquicoles sédentaires, consécutive à une importante exploitation des cours d’eau.

Dans le bassin de la Somme, les nombreux cours et plans d’eau constituaient autant de lieux de pêche pour les populations rurales et urbaines. Ainsi, depuis l’estuaire de la Somme jusqu’aux plus petits ruisseaux, toutes les surfaces en eau furent exploitées pour la capture des poissons, y compris les plus inattendues comme les fossés périurbains et les anciennes zones d’extraction de la tourbe. La recherche permanente de nouvelles zones de pêche, suffisamment peuplées, témoigne donc d’une pratique extensive et d’une pression halieutique importante. Les moulins à eau et les écluses, qui barraient une partie des cours d’eau, offraient des facilités de captures impressionnantes comme en témoignent les importantes donations en anguilles ( Anguilla anguilla), attestées dès le XII e siècle. En revanche, les arches des nombreux ponts construits sur le cours du fleuve et de ses affluents ne furent pas équipées pour la capture des poissons.


Deuxième partie
Les techniques de pêche et l’économie


Chapitre premier
Les techniques de pêche

Afin de satisfaire les demandes croissantes en poissons tout en respectant les ordonnances royales, un large éventail d’engins, de filets et de pêcheries fixes assurait des prises régulières et suffisantes. Deux types de matériel furent utilisés en fonction des parties des cours d’eau concernées et des espèces recherchées. Le premier ensemble regroupe les engins mobiles, à savoir les lignes volantes garnies d’hameçons, les foënes, les différents types de filets, dont les éperviers, les sacs et les sennes, les tramails, les rondeaux et les verveux, ainsi que les nasses. Il convient de préciser que tous les types de filets connus, dont le guideau, ne furent pas utilisés durant cette période dans le bassin de la Somme. Une fois encore, c’est la confrontation des données archéologiques et documentaires qui permet d’identifier les différents engins et filets de pêche, et bien qu’elles proviennent de zones géographiques différentes, les sources iconographiques en offrent des représentations graphiques particulièrement utiles et explicites.

Le second ensemble regroupe les structures fixes, à savoir les gords en pieux, appelés “  viers ”, et les anguillères, également dénommées “  courreries ”. Les gords sont mentionnés dès le xiiie siècle sur le cours de la Somme situé entre Amiens et Bray-sur-Somme, et sur celui de l’Avre, entre Amiens et Moreuil. Les anguillères sont localisées uniquement sur le cours de la haute Somme et sont attestées depuis le milieu du xvie siècle ; toujours en activité, elles constituent une partie non négligeable du patrimoine fluvial de la Somme et assurent des captures d’anguilles conséquentes.

Chapitre II
Des pêcheurs aux consommateurs

Les prélèvements de poissons réalisés durant la période étudiée sont difficilement quantifiables, faute de données statistiques précises et cohérentes. En effet, les informations fournies par les sources écrites et archéologiques sont insuffisantes et leur confrontation fournit deux visions différentes d’une même réalité historique. Ainsi, en aucun cas, les rentes dues aux seigneurs ne donnent-elles des quantités effectives ou des tonnages précis sur les milliers d’anguilles capturés dans les cours d’eau lors de l’avalaison et les centaines de carpes pêchées dans les étangs piscicoles ; tout juste permettent-elles d’envisager des captures totales très importantes.

Les études ostéométriques sont susceptibles de restituer les dimensions exactes des individus capturés à partir des éléments vertébraux mais les données de comparaisons ne sont pas encore disponibles pour toutes les espèces de poissons. Pour l’instant, il faut donc se contenter d’informations relatives aux brochets et aux carpes : versés en redevances annuelles aux détenteurs des droits de pêche, ils ne mesuraient pas moins d’un pied de long, soit trente-deux centimètres et demi. Ces modestes dimensions concernaient de jeunes individus vraisemblablement destinés à l’empoissonnement des plans d’eau plutôt qu’à l’alimentation. En effet, tous les poissons n’étaient pas vendus et consommés immédiatement : une partie des prises, qui ne peut être quantifiée, était très certainement fumée, salée ou séchée.

Afin de satisfaire leurs importants besoins en poissons, les populations médiévale et moderne ont développé diverses techniques de conservation par fumaison ou par salaison pour la chair de quelques espèces de poissons migrateurs, comme l’anguille, l’esturgeon, le saumon atlantique et la truite de mer, et certaines espèces ubiquistes comme le flet. La chair des poissons dulçaquicoles sédentaires ne se prête pas à la conserve, à l’exception de celle de la truite commune, qui appartient à la famille des salmonidés. Ces populations installèrent également des huches à poissons dans les cours d’eau et aménagèrent des viviers dans les vallées pour conserver les espèces de poissons dulçaquicoles et migrateurs capturées en vie. Pour certains de ces aménagements, à savoir les étangs, la fonction de conservation se confondait généralement avec la fonction d’élevage.

La restitution de la consommation de poissons doit être appréhendée avec beaucoup de prudence car elle dépend des aléas des prélèvements archéologiques de sédiments et des documents consultés. Néanmoins, en livrant les différentes proportions de poissons consommées, les études archéozoologiques permettent de suivre les habitudes alimentaires au fil des siècles et donnent des indications sur le niveau social des consommateurs. Une fois encore, la confrontation des sources archéologiques et des sources documentaires fournit deux visions complémentaires d’une même réalité historique.


Troisième partie
Pêche fluviale et société


Chapitre premier
Les artisans de la pêche fluviale

Trois catégories d’artisans pêchaient dans la Somme : les pêcheurs d’eau douce, les poissonniers d’eau douce et les meuniers. Entre le début du xiiie siècle et la fin du xve siècle, les pêcheurs assuraient la capture du poisson pour le compte de seigneurs, laïcs et ecclésiastiques, et de communautés urbaines ; les poissonniers, attestés à partir du XV e siècle, assuraient le transport et la vente, dont ils conservèrent le monopole jusqu’à la Révolution. A l’époque moderne, les termes de pêcheurs et poissonniers qualifiaient indifféremment les fermiers des droits de pêche. A la fin du XVI e siècle et dans la première moitié du xviiie siècle, quelques meuniers furent contraints de pratiquer la pêche pour régler une partie des fermages qu’ils devaient aux seigneurs bailleurs.

Chapitre II
Les seigneurs des eaux

Les droits de pêche étaient détenus par des seigneurs laïcs, des plus petits, les écuyers, aux plus puissants, par des établissements religieux (évêque et chanoines du chapitre cathédral d’Amiens, abbayes, prieurés, commanderies…) et par des communautés d’habitants, en général urbaines. Inévitablement, la coexistence et la proximité de plusieurs seigneuries des eaux donnèrent naissance à de nombreux litiges entre seigneurs et avec les artisans de la pêche et les différents utilisateurs des cours d’eau.

Chapitre III
La réglementation de la pêche fluviale

Les multiples ayants droit et corps de métier qui utilisaient les cours d’eau s’opposèrent souvent sur les pratiques et les droits de pêche, mais aussi sur des problèmes aussi divers que les pollutions naissantes, le débit des eaux ou la présence d’entraves à la navigation. Au-delà de l’importance économique et sociale des rivières, la diversité de ces conflits souligne la complexité d’une étude du milieu fluvial, dont l’activité halieutique n’est qu’une composante.


Conclusion

Les règles alimentaires imposées par l’Église suscitèrent une pression halieutique considérable sur les différentes espèces de poissons. En légiférant régulièrement sur la police de l’eau depuis la fin du xiiie siècle, les autorités royale, seigneuriales et municipales s’efforcèrent de préserver l’importance économique et, dans une moindre mesure, l’intérêt politique des systèmes fluviaux du royaume.


Annexes

Sont donnés en annexe un lexique et des pièces justificatives : édition de documents écrits et présentation de données archéologiques.