Le grand quartier général des forces terrestres françaises (28 août 1939-1er juillet 1940)
Introduction
Bien souvent, l’administration militaire évoque un univers très hiérarchisé, complexe, où la paperasserie règne en maître, en un mot, un univers assez peu exaltant. En réalité, l’étude d’une structure comme celle du grand quartier général (GQG) permet de se retrouver au cœur des mécanismes de prise de décision et des enjeux de pouvoirs, tout en s’éloignant du cadre de l’histoire-bataille, du simple récit des opérations militaires. C’est au sein de ce type d’institution que s’élaborent les stratégies et que partent les ordres. L’organisation et le fonctionnement de ces organes sont loin d’être rigides. L’apparence donnée par le caractère hiérarchisé et pyramidal de cette administration est trompeuse et le processus décisionnel intègre une multitude de facteurs : humains, psychologiques, politiques…
Le grand quartier général des forces terrestres françaises de 1939 n’échappe pas à cette règle. L’importance des forces terrestres dans l’armée le place en situation prédominante. C’est en son sein que se prend une bonne part des décisions relatives à la conduite de la guerre et que l’on trouve les principaux responsables du haut commandement. L’étude de cet organe de commandement, en mêlant des aspects institutionnel, militaire, politique et humain, permet d’alimenter la réflexion sur la définition des responsabilités de chacun des acteurs de la conduite de la guerre, de s’intéresser aux relations entre haut commandement et gouvernement, aux contraintes qui pèsent sur les responsables militaires et favorise une approche différente des événements. Cette approche institutionnelle est essentielle pour saisir les raisons de la défaite française de 1940, pour comprendre pourquoi et comment une armée, considérée pourtant comme une des meilleures du monde, s’est effondrée en moins de quarante jours.
Sources
L’étude s’est principalement fondée sur les archives militaires conservées au Service historique de l’armée de terre (SHAT), à Vincennes, et en premier lieu sur celles du grand quartier général, produites entre la fin du mois d’août 1939, date de la mise en place de cette structure, et le 1er juillet 1940, jour de sa dissolution. Ces archives forment la sous-série 27 N. On y trouve des documents présents dans toute institution, tels que les annuaires, la correspondance reçue et expédiée ou les notes de service, qui permettent de comprendre l’organisation et le mode de fonctionnement du grand quartier général, ainsi que des documents plus spécifiques, comme les instructions personnelles et secrètes ou les ordres d’opérations, vecteurs de la transmission de l’information d’un bout à l’autre de la chaîne de commandement et outils d’exécution, qui renseignent sur l’action exercée par le grand quartier général en 1939-1940. À ce fonds principal viennent s’ajouter les archives du grand quartier général présentes dans les fonds de Moscou, fonds qui ont été rapatriés en France dans les années 1990 et dont une partie est d’ores et déjà librement consultable.
Diverses sources, conservées soit au SHAT, soit au Centre historique des Archives nationales, ont également été mises à contribution pour compléter ou vérifier les informations recueillies dans les archives du grand quartier général ainsi que dans les mémoires et témoignages des contemporains. On citera notamment les archives des autres institutions ayant concouru à la conduite de la guerre (présidence du Conseil, cabinet du ministre de la Défense nationale, état-major de l’armée, Conseil supérieur de la guerre, Conseil supérieur de la défense nationale, Comité de guerre), dont la consultation permet de voir dans quelle logique s’inscrivent la création et la mise en place du grand quartier général et d’intégrer cette structure dans un réseau de relations complexe mêlant responsables politiques et militaires ; les archives privés des principaux acteurs de la guerre (général Gamelin, général Weygand, général Georges, Paul Reynaud, Édouard Daladier…), dans lesquelles transparaissent les rivalités et les tensions entre les différentes personnalités et institutions ; enfin, les dossiers personnels des responsables du grand quartier général.
Première partieLe grand quartier général : une structure aux bases fragiles
Chapitre premierDilution des responsabilités entre autorités civiles et militaires
Tirant les leçons de la Première Guerre mondiale, les hommes politiques de l’entre-deux-guerres ont souhaité définir, dès le temps de paix, les attributions respectives du gouvernement et du haut commandement en temps de guerre. Derrière cette préoccupation se cache la volonté du pouvoir civil de maintenir ses prérogatives sur l’autorité militaire en cas de nouveau conflit. Ce souci s’est traduit dans les nombreux débats qui ont agité le monde politique, tout comme le monde militaire, dans l’entre-deux-guerres, et plus particulièrement dans les années trente, lorsque la montée des tensions internationales a rendu plus pressantes les questions relatives à l’organisation de la défense nationale. Les responsables français ont finalement mis sur pied un système complexe caractérisé par une dilution des responsabilités. L’ambiguïté des textes et la multiplicité des acteurs entraînent une confusion des attributions et font naître des rivalités entre les différents organismes chargés de la conduite de la guerre. Le nombre des intervenants rend la résolution des problèmes plus difficile et plus lente et ce d’autant plus que la coordination des efforts n’est pas assurée. Cette coordination était pourtant apparue nécessaire après l’expérience de la guerre 1914-1918 qui avait fait naître la notion de guerre totale. Il est de plus en plus difficile de séparer nettement les fonctions de conception, d’exécution, de gestion et de contrôle. Une autorité supérieure capable d’arbitrer les conflits d’attributions et les divergences d’intérêts semblait donc indispensable. Cette autorité n’existe pas en 1939. Le président de la République, depuis la crise de mai 1876, n’est plus en mesure de l’exercer. Le ministre de la Défense nationale ne dispose pas d’une autorité suffisante sur les autres ministères. Le président du Conseil, titulaire de deux portefeuilles ministériels, n’a ni le temps, ni l’impartialité nécessaires pour vraiment remplir ce rôle. Le problème est similaire au sein du haut commandement. Les pouvoirs de coordination du général Gamelin sont en réalité très faibles et les risques de chevauchement de compétences sont importants.
Chapitre IIDeux chefs, un GQG
La bicéphalie du haut commandement, instaurée en 1920, est restée une constante dans l’organisation des forces terrestres. Elle vaut aussi bien pour le temps de paix que pour le temps de guerre. Les points de vue sur la forme à donner au grand quartier général ainsi que sur son lieu de cantonnement ont, en revanche, sensiblement évolué. Plusieurs sites ont successivement été mis à l’étude pour l’implantation du futur grand quartier général. De multiples facteurs sont entrés en ligne de compte dans le choix des emplacements : des contraintes techniques, comme l’accessibilité du site ou la qualité du réseau téléphonique, des questions de sécurité et de protection contre d’éventuelles attaques, des données stratégiques qui amènent à localiser le GQG dans telle ou telle zone géographique en fonction des plans d’opérations. L’organisation du haut commandement et les rapports entre les chefs militaires et les responsables politiques ont également exercé une forte influence. On note à ce sujet une tendance à un rapprochement progressif du grand quartier général de Paris, qui s’est achevé avec l’adoption du site de La Ferté-sous-Jouarre/Meaux. En ce qui concerne la forme et le rôle à donner à cette structure, l’évolution s’est d’abord faite en faveur d’un grand quartier général fortement allégé au profit de la création d’un quartier général du théâtre d’opérations principal renforcé avant que les responsables politiques et militaires ne s’orientent vers un grand quartier général aux compétences étendues, fonctionnant pour le général Gamelin et le général Georges. L’organisation théorique donnée à cet organe de commandement à la veille de la guerre peut parfaitement se défendre. Le problème se situe bien plutôt au niveau de la mise en pratique, de l’utilisation qui est faite de cette structure et de la coexistence en son sein de deux chefs que tout oppose, conséquence du refus des responsables politiques de choisir entre la maison Joffre, dont le général Gamelin est le représentant, et la maison Foch, à laquelle le général Georges se rattache par l’intermédiaire du général Weygand.
Chapitre IIILimites de l’action du GQG
Si, au terme de l’entre-deux-guerres, le choix s’est finalement porté sur l’instauration d’un grand quartier général unique, disposant de larges attributions et d’un personnel nombreux, l’importance ainsi donnée à cette structure n’enlève rien à la dilution des responsabilités, en matière de conduite de la guerre et de défense nationale, entre une multitude d’acteurs humains et institutionnels. Le grand quartier général des forces terrestres n’est qu’un maillon de la chaîne. De ce fait, son action se trouve limitée et, d’une certaine manière, dépendante de celle d’autres organismes, militaires ou gouvernementaux, avec lesquels il est amené à être en contact régulier. La nature et l’importance de ces relations sont très variables. On distingue tout d’abord les organes militaires avec lesquels le grand quartier général partage la gestion des troupes et des opérations, qu’ils appartiennent à l’Armée, comme l’état-major de l’armée ou les quartiers généraux des théâtres d’opérations terrestres et des grandes unités, ou aux deux autres forces que sont la Marine et l’armée de l’Air. Viennent ensuite les organes politico-militaires et gouvernementaux chargés d’orienter ou de contrôler l’action menée par le grand quartier général. Cette situation présente deux inconvénients majeurs : d’une part, la répartition des attributions qui a été instaurée en 1938-1939 est source de tensions et de conflits entre les différents organismes qui viennent d’être mentionnés ; d’autre part, le nombre des organismes nécessaires au traitement d’une même affaire ralentit la prise de décisions ainsi que leur exécution et ne facilite pas la prise de responsabilités. Ces contraintes pèsent sur l’action du grand quartier général.
Deuxième partieLe grand quartier général : un cadre peu propice à une prise de décisions rapide et adaptée aux nouvelles formes de
la guerre
Chapitre premierOrganisation et fonctionnement du GQG
Le grand quartier général est l’ensemble formé par l’état-major, les inspections et les directions de services mis à la disposition du commandant en chef pour l’exercice de son commandement. Chacun de ces trois éléments a une fonction bien déterminée : l’état-major est chargé de la préparation des décisions du commandant en chef ; les inspecteurs jouent le rôle de conseillers techniques ; les directeurs ont pour tâche de veiller au bon fonctionnement de l’administration et de pourvoir aux besoins des armées. À ces trois éléments viennent s’ajouter des organes de commandement des réserves générales, ainsi que des services particuliers au grand quartier général des forces terrestres, qui assurent la bonne marche quotidienne de cet organisme. Deux traits principaux caractérisent le grand quartier général de 1939 et en font un outil de commandement peu souple : la complexité de sa structure, très hiérarchisée, et une organisation du travail fractionnée et bureaucratique. Dès le mois de novembre, l’efficacité du système est mise en doute. Aux critiques relatives à son action viennent s’ajouter les tensions, au sein même du grand quartier général, entre le général Gamelin et le général Georges, tensions qui débouchent sur la volonté de Gamelin de réorganiser cet organe de commandement. Les critiques formulées à l’encontre du GQG servent uniquement de prétexte au général Gamelin pour tenter de justifier l’éloignement du général Georges de cette institution. Une réforme de l’organisation du haut commandement et du GQG s’imposait. Mais, l’on ne s’est pas attaqué au véritable problème qui était celui de la répartition des responsabilités entre les deux principaux chefs. La solution la plus logique consistait à nommer le général Georges commandant en chef du front de France et à cantonner le général Gamelin dans son rôle de chef d’état-major général de la défense nationale. Elle n’a pas été retenue. Soit le général Gamelin choisissait de prendre directement en charge la conduite des opérations en France et il était alors justifié qu’il veuille récupérer le grand quartier général, soit il déléguait clairement à Georges la responsabilité de la conduite des opérations sur le théâtre d’opérations principal et, dans ce cas, il devait lui laisser le GQG. Gamelin a finalement opté pour une troisième option : reprendre cet organe de commandement ou plus exactement éloigner Georges du grand quartier général en laissant la responsabilité de la conduite des opérations à Georges.
Chapitre IILe personnel du GQG
Des effectifs considérables. ¯ Un organisme ne peut vraiment fonctionner que s’il règne une bonne entente entre ses membres, que s’ils ont la volonté de travailler en commun et ont conscience de l’importance et de l’intérêt des missions que doit remplir cet organisme. Une telle dynamique est difficile à insuffler à une structure aussi lourde que le grand quartier général, qui draine des moyens humains considérables. 1770 personnes travaillent au sein de cet organisme à la fin du mois d’octobre 1939, dont près de 500 officiers. Si on ajoute le personnel des éléments rattachés au grand quartier général, on arrive, à cette même date, à un total de près de 6500 personnes, dont environ 760 officiers. Les effectifs ne cessent de s’accroître au fil du temps, ce qui constitue une des principales critiques formulées à l’encontre du grand quartier général.
Homogénéité du milieu des officiers. ¯ Les officiers du grand quartier général présentent deux traits communs : leur expérience de la Première Guerre mondiale, d’une part, et celle du travail en état-major, de l’autre. Le précédent conflit les a profondément marqués. Ils en ont tiré une volonté d’épargner, à l’avenir, tout sacrifice humain inutile et un souci d’économie des combats. Cela se traduit en septembre 1939 par une extrême prudence avant de lancer une quelconque opération un tant soit peu offensive en direction de la Sarre. L’image de la victoire française leur a donné l’illusion de la validité des leçons tirées des premières batailles de la Grande Guerre ainsi que celle de la force armée française et ne leur a pas permis de prendre la juste mesure de ses forces et de ses faiblesses. La grande majorité des officiers présents au grand quartier général en 1939 ont travaillé à l’état-major de l’armée dans l’entre-deux-guerres. S’ils ont retiré de cette habitude du travail en bureau un sens du devoir et du travail bien fait et acquis un certain nombre de compétences essentielles au bon fonctionnement d’un grand quartier général, le travail en état-major les a installés dans une sorte de routine, dans le culte du beau papier. Une coupure s’est également instituée entre ces officiers et les officiers de troupe. Ils n’ont plus vraiment conscience des réalités du terrain, des problèmes concrets que pose la gestion des troupes et du matériel.
Quelques portraits.¯ L’étude de parcours individuels permet de jeter un éclairage complémentaire sur la mentalité et l’état d’esprit des responsables militaires de l’époque et de mettre en avant les rivalités, les tensions ainsi que l’existence de clans au sein de ce milieu. Ces différents éléments permettent de mieux comprendre les dysfonctionnements du grand quartier général.
Chapitre IIILe cadre de travail
En dehors des questions d’organisation et du facteur humain, plusieurs autres éléments participent à la bonne marche d’une institution en créant des conditions et un climat favorables au travail. Il s’agit du cadre géographique, des moyens matériels mis à la disposition du personnel ainsi que de l’ambiance de travail dans laquelle évolue ce personnel. Ce cadre de travail est tout aussi important que l’étude de l’organigramme du grand quartier général pour comprendre l’activité de cette institution.
Une implantation géographique très morcelée. ¯ La dispersion des différents organes constitutifs du GQG ¯ entre Vincennes, La Ferté-sous-Jouarre et Meaux, puis entre Vincennes, Meaux et Montry ¯ a ainsi des conséquences très pratiques : nombreuses liaisons indispensables pour régler une affaire, perte de temps dans les transports, manque de contacts étroits et directs entre les différents bureaux et services. Cette situation favorise le sectionnement du grand quartier général, handicape la nécessaire coordination entre les services et ralentit la prise de décisions. De la même manière, les déplacements successifs du GQG en juin 1940 perturbent le fonctionnement normal de l’institution en réduisant, voire en privant, le haut commandement de moyens de transmissions avec les grandes unités.
Des moyens matériels limités. ¯ Les moyens matériels et financiers mis à la disposition du grand quartier général pour accomplir les tâches qui lui sont dévolues sont difficiles à quantifier. Aucun document produit par les services particuliers de cet organisme n’a, en effet, été conservé. Pour ce qui est des moyens matériels, en particulier ceux qui permettent de communiquer avec l’extérieur, et de la sécurité des cantonnements, ils semblent assez modestes, eu égard à la taille du grand quartier général, et pas toujours bien adaptés aux nouvelles formes de la guerre.
L’ambiance de travail. ¯ Les tensions entre le général Gamelin et le général Georges et, par extension, entre le poste de commandement de Vincennes et La Ferté-sous-Jouarre créent un climat de méfiance peu propice aux échanges de vues et à la coopération entre les différentes composantes du grand quartier général, qui ont tendance à cultiver leurs particularismes. Ce climat est heureusement tempéré par la bonne atmosphère qui règne à La Ferté-sous-Jouarre, où se trouve le gros du GQG et qui contraste singulièrement avec l’austérité du vieux fort de Vincennes où est installé le général Gamelin avec son cabinet particulier. L’ambiance de travail est très variable. Plusieurs phases peuvent être distinguées au cours de la Drôle de guerre comme au cours des opérations de mai-juin 1940, les périodes de tensions alternant avec celles de calme, celles d’espoir et de confiance avec celles de doute, d’abattement ou de frustration.
Troisième partieLe grand quartier général face à la guerre
Chapitre premierLe GQG et la Drôle de guerre
La confrontation avec la réalité s’est avérée difficile pour le grand quartier général. Les réactions du haut commandement français face aux premières opérations ne sont pas toujours très convaincantes. Les défauts de l’organisation apparaissent vite : manque de souplesse, lenteur des réactions, prudence extrême, enfermement dans le cadre théorique défini en temps de paix. Il a fallu du temps avant que les différents services et bureaux soient véritablement opérationnels, avant qu’une certaine cohésion se fasse. Le grand quartier général donne l’impression, au cours de ces huit mois d’attente, de ne jamais aller au bout des choses. Ses responsables ont généralement bien conscience des problèmes mais les actes sont rarement à la hauteur des intentions. Si le grand quartier général n’est pas responsable de toutes les carences constatées au cours des premiers mois de guerre, peut-être n’exerce-t-il pas assez de pression ou de contrôle sur les organes de l’intérieur ainsi que sur les exécutants. Le répit accordé par la Drôle de guerre se révèle rapidement être à double tranchant. Le temps ne joue pas en faveur des alliés. L’attente est devenue de plus en plus pesante, amenant les responsables politiques et militaires à se tourner vers les théâtres d’opérations périphériques. L’attitude adoptée par les Français, à partir de janvier 1940, est contradictoire : d’un côté, ils affirment l’impossibilité, dans l’immédiat, de gagner la guerre sur le front occidental, en raison de la supériorité allemande ; de l’autre, ils souhaitent ouvrir de nouveaux théâtres d’opérations alors que ces ouvertures impliquent de prélever des forces sur le théâtre du Nord-Est et qu’elles risquent d’entraîner l’URSS, et ses 200 à 300 divisions, à entrer en guerre aux côtés de l’Allemagne. Les différentes tentatives pour affaiblir l’économie allemande et détourner Hitler de son offensive à l’ouest ont échoué.
Chapitre IILe GQG face aux opérations de mai-juin 1940
L’annonce de l’offensive allemande est accueillie avec un certain soulagement par les chefs militaires français. Avec le déclenchement des opérations, ils retrouvent une forme de guerre plus classique. Et qui plus est, les Allemands attaquent là où on les attendait. C’est du moins l’impression que donnent les renseignements qui parviennent au grand quartier général dans les premiers jours, avant que l’on se rende compte des objectifs réels poursuivis par les Allemands. Pas plus durant les opérations de mai-juin 1940 qu’au cours des mois qui ont précédé, les alliés ne parviennent à reprendre l’initiative. Les défauts dans l’organisation du haut commandement français prennent tout leur sens. La conduite de la bataille est laissée au général Georges et le grand quartier général tend à s’effacer devant le quartier général du théâtre d’opérations du Nord-Est. Le général Georges est rapidement dépassé par les événements. Ses réactions sont tardives, qu’il s’agisse des contre-attaques à lancer ou des manœuvres de repli à effectuer pour échapper à l’encerclement. Le manque de confiance entre le président du Conseil et le commandant en chef des forces terrestres ainsi que l’absence de contacts étroits entre ce dernier et le général Georges n’ont rien arrangé. Le haut commandement a, semble-t-il, compté sur l’aura et l’action de chefs énergiques comme les généraux Frère, Touchon et Giraud pour redresser la situation. En l’absence de moyens suffisants, ceux-ci ne peuvent faire des miracles. L’espoir suscité par l’arrivée du général Weygand ne dure qu’un temps. L’ultime bataille menée sur la ligne de la Somme, dont la valeur est déjà bien entamée avant le déclenchement de l’offensive, tourne rapidement en faveur des Allemands, en dépit de la combativité des soldats français, qui ont infligé à cette occasion de nombreuses pertes à leurs adversaires. Les replis successifs que le grand quartier général est contraint d’opérer à partir du 10 juin et l’orientation de ses activités vers la préparation du passage du temps de guerre au temps de paix, à compter de la mi-juin, symbolisent bien l’échec français. Quarante-cinq jours après le déclenchement de l’offensive allemande entrent en vigueur les armistices signées par la France avec l’Allemagne et l’Italie, accourue à la curée.
Conclusion
Un type d’organisation administrative originale.¯ La grande spécificité du GQG de 1939 réside dans sa mise à la disposition de deux chefs : le commandant en chef des forces terrestres françaises, d’une part, et le commandant du théâtre d’opérations du Nord-Est, de l’autre. Cette solution offrait plusieurs avantages : elle prenait en compte la primauté du théâtre d’opérations du Nord-Est ; elle permettait au personnel de cette institution d’être en prise directe avec les opérations et d’apporter des réponses plus rapides aux besoins de ce théâtre ; elle était censée satisfaire les intérêts de tous et faire étroitement coopérer les deux grands responsables de la conduite supérieure des opérations terrestres. Nombre de ces avantages ont été perdus en raison des tensions entre ces deux personnalités et du cumul par le général Gamelin des fonctions de commandant en chef des forces terrestres avec celles, de nature très différente, de chef d’état-major général de la défense nationale, qui l’éloignent du commandement direct des opérations et qui rendent le grand quartier général inadapté à son travail. Une véritable dyarchie a régné à la tête de cette institution. Cette expérience laisse des traces, qui se manifestent, après la guerre, par une tendance à l’unité. Parvenir à l’unité de commandement devient l’un des objectifs principaux du général de Gaulle en matière d’organisation de la défense nationale.
Les relations politico-militaires.¯ La question des rapports entre le gouvernement et le haut commandement a dominé les débats de l’entre-deux-guerres sur l’organisation de la défense nationale. Le problème était de distinguer, dans la conduite de la guerre, les décisions qui doivent relever du gouvernement de celles qui incombent aux commandants en chef. Ce problème n’a pas été résolu lorsque la guerre se déclenche en septembre 1939. L’ambiguïté des textes laissait la porte ouverte à des empiètements des uns sur les attributions des autres, à une confusion entre les fonctions de direction et d’organisation, de conception et d’exécution, enfin, à des conflits entre le pouvoir politique et l’autorité militaire, qui n’ont pas manqué de se produire en 1939-1940 et auxquels le grand quartier général a pris une part importante. L’étude de cette structure permet de toucher à l’un des fondements même du régime républicain en général et de la III e République en particulier : la peur du sabre. La défaite de 1940 ne fait d’ailleurs que renforcer la méfiance des hommes politiques à l’encontre des militaires. Les interférences entre le monde politique et le monde militaire sont néanmoins nombreuses. La rivalité au sommet de l’armée entre le général Gamelin et le général Georges se double d’une rivalité au sommet de l’État entre Édouard Daladier et Paul Reynaud. Ces rivalités interagissent l’une sur l’autre. La conduite de la guerre en est gravement handicapée : l’entente ne règne ni à la tête de l’État, ni à la tête de l’armée, ni entre le chef du gouvernement et le commandant en chef des forces terrestres.
Le rôle des individus. ¯ La personnalité des différents acteurs a joué un rôle déterminant dans l’organisation et le fonctionnement du grand quartier général et dans la conduite de la guerre de manière générale. La personnalité du général Gamelin occupe à ce double titre une position centrale. Durant la Drôle de guerre comme au cours des opérations, le général Gamelin fait preuve d’une habileté consommée pour combiner le prestige de son titre avec le minimum de responsabilité et de prise de risque, tout en veillant à faire respecter ses attributions. Au fond, il recherche la responsabilité mais ne l’exerce pas. L’autre trait de sa personnalité est son esprit spéculatif. S’il est bon stratège, il se cantonne uniquement à ce domaine. Il est peu soucieux des possibilités d’exécution de ses théories et de ses projets, au risque de manquer de réalisme. Le commandant en chef s’avère être davantage un penseur qu’un homme d’action et semble faire plus de cas des actions des hommes politiques que de celles des militaires. Il se rapproche en cela d’Édouard Daladier, soucieux avant tout de l’état de l’opinion publique et de prévenir les manœuvres de ses adversaires politiques. Paul Reynaud, au tempérament plus vif, a semblé faire preuve, dans un premier temps, de davantage d’activité. Soumis à des influences contradictoires, ses décisions sont devenues hésitantes et son attitude fluctuante. Le général Georges est, quant à lui, apparu plus lucide que le général Gamelin sur les capacités de l’armée française. Il n’a rien du caractère spéculatif du commandant en chef des forces terrestres. Il est toutefois apparu diminué au cours des opérations, incapable d’assurer la conduite de la bataille que lui avait abandonné le général Gamelin. Le général Doumenc semble le seul à faire preuve d’une volonté farouche et d’une énergie dans la conduite de la guerre. Mais il n’a pas sur l’armée l’influence et le pouvoir de Georges ou de Gamelin. L’arrivée de l’héritier de Foch le général Weygand à la tête de l’armée française, le 19 mai 1940, est trop tardive pour provoquer un redressement de la situation et empêcher une défaite dont les conséquences ont largement dépassé le cadre de l’hexagone.
Pièces justificatives
Textes législatifs et réglementaires sur l’organisation de la défense nationale. ¯ Notes du 28 septembre 1938 sur l’organisation et le fonctionnement du grand quartier général et les attributions du chef d’état-major général de la défense nationale, commandant en chef des forces terrestres. ¯ Cantonnements du grand quartier général. ¯ Extrait de l’Instruction sur l’emploi tactique des grandes unités(1937). ¯ Correspondance échangée entre le général Gamelin et Édouard Daladier à propos de la réorganisation du grand quartier général en décembre 1939 (3 lettres). ¯ Correspondance échangée entre le général Gamelin et le général Georges au sujet de la réorganisation du grand quartier général en septembre et décembre 1939 (9 lettres). ¯ Ordres et décisions relatifs à la fusion du grand quartier général, de l’état-major de l’armée et de l’état-major du commandant en chef du théâtre d’opérations du Nord-Est en juin 1940. ¯ Dissolution du grand quartier général à la date du 1er juillet 1940. ¯ Tableau des appellations conventionnelles employées dans l’armée française de septembre 1939 à juin 1940. ¯ Instructions personnelles et secrètes du général Gamelin (n° 1 à 12). ¯ Ordres et instructions du général Weygand (mai-juin 1940).
Annexes
Liste des présidents du Conseil et ministres des armées de 1920 à 1940. ¯ Tableau de répartition des attributions dans la conduite de la guerre. ¯ Organigrammes (organisation générale du haut commandement français en 1939, grand quartier général des forces terrestres françaises en septembre 1939 et après la réorganisation de janvier 1940, quartier général du Nord-Est). ¯ Cartes (emplacements des différents grands quartiers généraux en 1939, emplacements prévus pour le grand quartier général des forces terrestres françaises de 1920 à 1940, déplacements du grand quartier général des forces terrestres en juin 1940, plan Escaut, plan Dyle, plan Dyle-Bréda).