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École des chartes » thèses » 2004

La construction navale maritime et fluviale dans l’estuaire de la Seine (seconde moitié du xvie siècle)


Introduction

L’étude de la construction navale maritime et fluviale suppose en premier lieu celle des chantiers, de leur approvisionnement et des savoir-faire techniques mis en œuvre par les charpentiers au cours de la conception des carènes, puis de leur assemblage ; la construction navale normande doit également être mise en relation avec le cadre plus vaste de la tradition de construction ibéro-atlantique à laquelle elle appartient. Mais d’autres facteurs interviennent dans le processus d’édification d’un navire : il s’agit principalement des demandes formulées par les acheteurs et des moyens dont ils disposent, de l’exigence de sécurité pour les équipages et les cargaisons et, enfin, de l’adaptation nécessaire du navire aux conditions de navigations rencontrées en Normandie. Résultat d’un compromis entre ces différentes conditions, le navire est au centre de réseaux économiques et humains qui ne se confondent que partiellement avec ceux du commerce maritime.


Sources

Les sources écrites de cette étude sont en très grande majorité des sources notariées, issues des tabellionages de Rouen et du Havre, tous deux conservés aux Archives départementales de la Seine-Maritime. Les registres notariaux sont en effet pour cette époque le seul type de source susceptible de contenir, outre de multiples actes relatifs au commerce et à la vie maritime, des devis de construction comportant les dimensions et la description des navires et des pièces qui les composent dans le cadre de la construction navale privée. Le dépouillement intégral des registres en matière mobilière compris entre 1522 et 1575 a été complété par des documents portant sur la fin du siècle signalés dans un catalogue établi par les Archives nationales du Canada. D’autres sources ont été ponctuellement utilisées, comme les traités de construction navale ibériques datés du xvie siècle et du début du xviie siècle ­ notamment le Livro da fabrica das naos(vers 1570-1580) du père Fernando Oliveira ­ ainsi que des sources archéologiques, à travers des études d’épaves ibériques et anglaises.


Historiographie

L’étude du navire de commerce a longtemps reposé en majorité sur l’étude de sources iconographiques, les quelques devis de construction découverts et publiés par des historiens normands au xixe siècle et au début du xxe siècle n’ayant été que peu exploités. Dans les années 1950-1960, les travaux de Michel Mollat sur la Normandie renouvellent l’histoire maritime, tandis que les travaux de Jacques Bernard sur Bordeaux démontrent l’utilité des sources notariées pour l’étude du navire et des constructions navales dans un cadre régional. Plus récemment, les découvertes d’épaves datées du xvie siècle ont conduit les archéologues à reprendre et développer les problématiques liées à la conception et à la construction du navire, notamment dans le cadre de la tradition de construction ibéro-atlantique.


Chapitre liminaire
Les transformations du navire aux xve et xvie siècles


La seconde moitié du xvie siècle correspond, en matière d’architecture navale, à la fin d’une phase de transition débutant au milieu du xve siècle. Cette période, au cours de laquelle sont apparus les voyages océaniques, voit en premier lieu l’apparition du “ navire ” à trois mâts, succédant à la “ nef ” médiévale à mât unique. Par ailleurs, les régions bordant l’océan Atlantique connaissent un bouleversement dans les méthodes de construction des navires avec le passage d’une construction à clin “ bordé premier ”, d’origine scandinave, à une construction à franc-bord “ membrure première ”, d’origine méditerranéenne ; les modalités de l’adoption de cette technique ne sont pas précisément connues, mais donnent naissance à une tradition de construction dite “ ibéro-atlantique ” conforme aux principes généraux de la construction méditerranéenne, mais qui s’en distingue cependant par quelques caractéristiques architecturales.


Première partie
Le fleuve, l’estuaire et la mer : les bâtiments et leur milieu


Chapitre premier
L’estuaire et la navigation fluvio-maritime

L’organisation du commerce maritime normand repose sur les fonctions complémentaires d’un ensemble de ports centrés autour de l’estuaire de la Seine, de Rouen à Honfleur et jusqu’au port cauchois de Dieppe. La navigation sur le fleuve impose aux navires une limite de 180 tonneaux de port, tonnage que n’atteignent que peu de bâtiments normands ; de nombreux navires capables de remonter le fleuve déchargent cependant dans les avant-ports, principalement en raison des dangers que comporte la navigation fluvio-maritime et de la longueur du trajet jusqu’à Rouen. Aussi, l’acheminement des marchandises a-t-il rendu nécessaire la constitution d’une véritable “ marine de l’estuaire ”, composée en majorité de heux et d’allèges, deux types de bâtiments susceptibles de s’aventurer en mer, mais que leurs caractéristiques architecturales rendent particulièrement bien adaptés à la navigation dans ce milieu difficile.

Chapitre II
Les échanges fluviaux et la batellerie

En amont de Rouen commence le domaine de la navigation fluviale, milieu clos dont les acteurs ­ les voituriers par eau ­ ne se confondent pas avec ceux du commerce maritime. Leurs embarcations, à fond plat, s’inscrivent dans un autre système architectural que celui des navires de mer et sont spécifiquement adaptés aux conditions de navigation sur la Seine. La rivière accueille une grande variété d’embarcations, servant pour certaines au transport de passagers ou de marchandises sur de petites distances ainsi qu’à la pêche en Seine, les mieux documentées étant cependant les bateaux du “ grand ” commerce fluvial, reliant Rouen à son vaste arrière-pays. Le foncet, bateau emblématique de la basse Seine, peut atteindre une capacité de charge équivalente à celle des plus grands navires de mer en usage en Normandie ; il coexiste avec d’autres types moins bien connus, dont la “ vrengue ”. La remontée de ces grands navires est facilitée par l’emploi de moyens de propulsion efficaces, notamment le halage, pratiqué au moyen d’attelages parfois importants.

Chapitre III
Les navires et leur équipement

À travers les contrats de vente et les devis de construction apparaissent plusieurs types de bâtiments ­ “ navires ”, barques, roberges et galions ­ employés dans le cadre du commerce maritime, catégories dont les contours sont souvent flous. La grande majorité des navires de commerce apparaissent cependant comme des navires construits à franc-bord, pourvus d’un ou deux ponts et dotés pour les plus grands de trois mâts et deux étages de voiles. Leur artillerie, malgré une politique d’harmonisation des calibres mise en œuvre par le pouvoir royal, demeure très disparate dans les calibres comme dans les matériaux ; les pièces de petit ou moyen calibre, parfois embarquées en assez grand nombre, apparaissent comme l’armement privilégié de ces bâtiments.


Deuxième partie
Le navire : conception et construction


Chapitre premier
Les chantiers navals et leur approvisionnement

Les chantiers de construction privés gardent un caractère dispersé : la majeure partie de la construction maritime s’effectue hors de Rouen, tout le long de la Seine et jusque dans le Cotentin, mais surtout au Havre, qui s’impose comme un grand centre de construction. La formation des charpentiers demeure très familiale ; si les ouvriers des chantiers ne sont que peu présents dans les sources, les maîtres-charpentiers semblent pour certains occuper une position sociale relativement élevée et sont le plus souvent également des marins. La situation de la Haute-Normandie en ce qui concerne l’approvisionnement des chantiers est très privilégiée ­ notamment pour le bois ­ et les navires sont essentiellement construits à partir du chêne et du hêtre des forêts voisines, parfois ébauchés sur place. Investissement coûteux, la construction est le plus souvent financée par une association de marchands et de financiers qui se prolonge au cours de l’exploitation commerciale du navire.

Chapitre II
Conception des navires : la méthode, des traités aux devis

La méthode de conception des carènes employée au xvie siècle repose sur l’utilisation de deux ou trois instruments, le maître-gabarit, la tablette et parfois le trébuchet ; il s’agit d’une méthode non-graphique, ne supposant pas le recours à un plan avant la construction du navire, mais seulement la définition de quelques-unes de ses dimensions. Les principes généraux en sont connus grâce à plusieurs traités de construction navale, mais il reste difficile d’appréhender les pratiques caractérisant plus précisément une région ou à un chantier. Les devis de construction, marchés passés entre l’acheteur et le constructeur d’un navire, comportent les dimensions des navires et la description des pièces qui les composent ; bien qu’ils soient de nature commerciale plutôt que technique, ces documents, dont la fonction est comparable à celle qu’auront plus tard les plans, témoignent du projet élaboré par un charpentier et, dans une certaine mesure, des méthodes de conception qu’il emploie.

Chapitre III
Des proportions au tonnage

L’étude des dimensions des navires construits en Normandie durant la seconde moitié du xvie siècle ne met pas en évidence, quant aux proportions des navires, de tradition régionale équivalente à celle qui est observée à la même époque au Pays Basque. Il s’agit de navires relativement larges, dont les proportions sont comparables à certaines épaves ibériques ou anglaises. La mise en relation des dimensions d’un navire avec sa capacité de charge pose de nombreux problèmes, principalement à cause de l’imprécision des documents, de la variété des unités de mesure employées et du caractère parfois flou de la notion de tonnage. Si l’on ne peut écarter l’existence d’une formule mathématique de jauge ­ dont on ne trouve pas trace ­, la définition du tonnage des bâtiments semble cependant avoir essentiellement reposé sur l’expérience de leurs constructeurs, dont les estimations se trouvaient par la suite empiriquement confirmées ou infirmées.

Chapitre IV
Construction du navire

Le principe de construction à franc-bord “ membrure première ” en usage en Normandie implique un processus de construction débutant par la mise en place du squelette du navire et suppose que celui-ci soit composé de pièces suffisamment résistantes pour assurer la cohésion de l’ensemble de la carène. L’étude des dimensions de pièces consignées dans les devis semble attester l’emploi de rapports de proportions entre certaines pièces du navire, l’ensemble de la structure se caractérisant par une diminution progressive de l’échantillon des pièces dans les hauts et aux extrémités des bâtiments. Par ailleurs, les documents attestent la conformité des navires normands à certaines des “ signatures architecturales ” caractérisant les bâtiments de tradition ibéro-atlantique ­ notamment en ce qui concerne l’emplanture du grand mât et le vaigrage ­, les autres étant invérifiables à cause du caractère lacunaire des devis sur le sujet de l’assemblage et de la fixation des pièces.


Troisième partie
Gens de mer et navigation


Chapitre premier
Les échanges maritimes

Les actes notariés traitant du commerce maritime ­ contrats d’affrètement ou prêts à l’aventure ­ attestent une continuité dans les principales destinations fréquentées par les marins normands par rapport au début du siècle. La pêche à Terre-Neuve connaît son apogée à partir de la fin des années 1540, le nombre de départs relevés dépassant les quatre-vingts pour les années les mieux documentées. Le grand nombre d’actes conservés témoigne du dynamisme du commerce normand vers la Guinée, le Brésil, l’Angleterre et les Pays-Bas, mais surtout vers la Péninsule ibérique, grâce d’une part à l’importante colonie espagnole de Rouen et, d’autre part, au succès croissant du sel de Setúbal, au Portugal, où les navires normands s’approvisionnent désormais avant de partir pour Terre-Neuve.

Chapitre II
Propriété et financement des navires : la division des risques

L’ampleur des financements nécessaires à la construction, l’équipement et l’avitaillement des navires encouragent les marchands et les financiers, même lorsqu’ils ont les moyens de financer l’intégralité d’un voyage, à diviser les risques en répartissant capitaux et marchandises sur plusieurs bâtiments ; le financement des navires fait appel à la fois à des habitants d’autres régions et à des personnes sans lien avec le commerce maritime. Ces associations, très étendues dans le cas de voyages lointains, permettent de réduire les pertes subies à cause des avaries, des naufrages, et surtout de la piraterie. Malgré la pratique fréquente de la navigation en convoi, les navires sont en effet exposés à de nombreuses attaques, notamment à partir de la fin des années 1560, lorsque les guerres de Religion et la course pratiquée par les gueux de mer et l’escadre de La Rochelle entraînent un accroissement de l’insécurité maritime.

Chapitre III
Gens de mer et culture maritime

Les “ gens de mer ” forment un vaste groupe aux contours flous, constitué de personnages souvent polyvalents. On y trouve aussi bien les maîtres de navires, pilotes et maîtres charpentiers possédant la plupart du temps des parts de navires que les compagnons à loyer, salariés le temps d’un voyage, ainsi que tous ceux ­ cordiers, voiliers ­ qui vivent plus indirectement du commerce maritime. La solidarité maritime est apparente sur terre à travers l’appartenance à des confréries communes et la prépondérance des liens locaux et familiaux lors de la constitution des équipages. Sur mer, le partage d’un mode de vie à la fois particulier et difficile fait des marins, selon l’expression de Jacques Bernard, des membres d’une “ communauté internationale de droit et de fait ”. Celle-ci se manifeste par exemple dans les noms des navires, majoritairement puisés dans un fonds traditionnel et international auquel le xvie siècle, malgré l’irruption de vocables plus inhabituels témoignant du succès du protestantisme dans les milieux maritimes, n’apporte en Normandie que peu de nouveautés.


Conclusion

La seconde moitié du xvie siècle apparaît ainsi en Normandie comme une période de poursuite et de généralisation des transformations du navire entamées au siècle précédent dans les domaines de l’architecture et du gréement. Une distinction de plus en plus nette apparaît entre les petits chantiers construisant localement de petites unités pour la pêche, absents des sources, et la construction des navires du grand commerce, mettant en jeu des sommes importantes et dont les réseaux s’étendent sur l’ensemble de la Normandie. Les actes notariés permettent de vérifier en partie la conformité de la construction navale normande à certaines caractéristiques de la tradition de construction ibéro-atlantique, mais leur apport demande à être complété par d’éventuelles découvertes d’épaves originaires de la région.


Pièces justificatives

Contrats de vente de bateaux de fleuve et de leur équipement. ­ Ensemble des devis de construction rouennais et havrais entre 1522 et 1601. ­ Actes de ventes de navires comprenant des informations sur l’architecture navale, le gréement ou l’artillerie. ­ Contrats de radoub. ­ État de l’avitaillement de navires. ­ Actes relatifs à la navigation et à la vie maritime (contrats commerciaux, récits de naufrages et de piraterie).


Annexes

Glossaire des termes de marine employés en Normandie. ­ Tableaux. ­ Schémas relatifs à la conception des navires et à l’architecture d’épaves du xvie siècle. ­ Cartes de la Haute-Normandie et de l’estuaire de la Seine. ­ Plan de Rouen à la fin du XVI e siècle. ­ Planche tirée du Livre des fontaines.