Lectures médiévales de Salluste
Introduction
Salluste appartient à ce cercle restreint d’auteurs antiques qui n’ont jamais été oubliés, de leur époque à nos jours. Face à une continuité si remarquable, plusieurs questions se posent à l’historien : Comment tel ou tel auteur devient-il un “ classique ” ? Comment se fait la transmission ? Salluste a-t-il été toujours interprété de la même manière ? Pour y répondre, l’étude de la période médiévale a vite semblé, à plusieurs égards, la plus intéressante.
D’abord du point de vue du savoir, car les influences de Salluste sur le Moyen Age sont encore un champ d’investigation ouvert et à explorer. Ensuite du point de vue historiographique, car l’examen des lectures médiévales de Salluste est l’occasion d’observer les rapports vivants qu’entretint le Moyen Age avec l’héritage antique et profane et de nuancer des schémas historiques parfois trop systématiques basés sur l’idée de Renaissance. Enfin, d’un point de vue méthodologique, l’enjeu était de dégager une méthode pour étudier la réception d’un auteur en tenant compte non seulement des textes littéraires mais aussi des apports de l’histoire du livre et de la traductologie.
Sources
Plusieurs types de sources peuvent être mises en œuvre pour suivre la réception de Salluste au Moyen Age.
La première enquête a concerné les textes littéraires (imitations, citations, commentaires et traductions). En utilisant les histoires littéraires et les bases de données textuelles, nous avons établi un corpus allant d’Isidore de Séville à Machiavel, en passant par Conrad d’Hirsau et Brunetto Latini, et couvrant des domaines aussi variés que l’historiographie, les traités stylistiques et rhétoriques, le roman ou la philosophie. Cette base a permis d’établir qui, dans ses écrits, utilise Salluste, dans quel cadre et comment.
Après ce premier aperçu, nous nous sommes penchés sur les modalités de la transmission matérielle. Le recensement des manuscrits médiévaux de Salluste, grâce aux fichiers de la section latine de l’Institut de recherche et d’histoire des textes (IRHT), a permis de développer une certaine approche quantitative, concrétisée par une courbe de la production manuscrite du ixe siècle au XV e siècle et complétée par l’étude des manuscrits datés italiens dans les bibliothèques européennes à la fin du Moyen Age. Nous nous sommes aussi intéressés aux possesseurs, par le biais du dépouillement des catalogues édités des bibliothèques médiévales. Enfin, nous avons abordé la question de la mise en page de l’historien latin tout au long du Moyen Age. La principale source pour cette étude est un échantillon d’une trentaine de manuscrits choisis dans un souci de diversité et de représentativité dans le fonds de la Bibliothèque Vaticane. Nous avons complété cette étude d’échantillon par des recherches bibliographiques sur la mise en page des classiques au Moyen Age qui ont permis de découvrir d’autres manuscrits intéressants. L’accent a été mis sur l’illustration des textes. Nous avons tenu enfin à incorporer à notre travail les éditions incunables, tant les continuités avec le manuscrit médiéval sont évidentes.
Sources littéraires et sources sur la transmission matérielle se conjuguent pour définir un schéma d’ensemble de la réception, une trajectoire à travers le Moyen Age. Pour parfaire et nuancer cette trajectoire et éviter toute tentation téléologique, il nous a semblé utile de compléter l’ensemble par trois études de cas aussi riches que différents : une imitation, une traduction et une illustration. Trois cas pris à trois moments charnières : le développement d’une culture scolaire médiévale (“ Les imitations de Salluste dans l’historiographie des xe -XIe siècles ”), la naissance d’une culture antique dans l’aristocratie laïque (“Les Faits des Romains, première traduction en langue vulgaire de Salluste ”), les débuts de l’humanisme renaissant en France (“ Jean Lebègue et son guide pour enluminer Salluste ”).
Chapitre premierLa réception de Salluste dans l’Antiquité
Afin de comprendre en profondeur la réception médiévale et de poser un socle à notre travail, il nous a semblé bon de résumer en quelques pages les lectures antiques de Salluste.
Salluste en son temps. A l’origine, un écrivain de talent au style à la fois virtuose, dépouillé et moraliste, alliant psychologie et pessimisme, satire et analyse.
Salluste dans l’Antiquité païenne. Dès le premier siècle après Jésus Christ, l’historien est intégré aux canons de l’enseignement. De Sénèque à Quintilien jusqu’à Ammien Marcellin, les écrivains sont unanimes pour le célébrer.
Salluste dans l’Antiquité chrétienne. L’arrivée du Christianisme ne change pas grand chose au succès de Salluste. Augustin, Orose ou Sulpice Sévère l’apprécient pour son style et sa haute valeur morale.
Une transmission bien assurée. A l’orée du Moyen Age, Salluste est un auteur lu, copié et enseigné. Il bénéficie d’un prestige incontesté.
Chapitre IILa transmission matérielle
Titre et structure des œuvres. Le Moyen Age connaissait de Salluste la Conjuration de Catilina, la Guerre de Jugurtha et lui attribuait les œuvres du Pseudo-Salluste ( Epître à César, Invective à Cicéron). Ce n’est qu’au xve siècle que l’on redécouvrit les fragments des Histoires.
Décompte et fréquence des manuscrits. L’étude de la production manuscrite au long du Moyen Age montre deux moments forts de copie : les xie -XIIe siècles et le xve siècle. Elle montre aussi que les deux traités, la Conjuration de Catilina et la Guerre de Jugurtha, circulent souvent ensemble et bénéficient de leur relative brièveté. L’étude des manuscrits datés italiens du xve siècle permet d’entrevoir le mouvement de la copie au siècle le plus important de la production manuscrite.
Les possesseurs. Jusqu’au xiie siècle, les possesseurs de Salluste sont assez stéréotypés : abbés, écolâtres, chapitres et monastères. Aux xiiie -XIVe siècles, la mention de Salluste se fait plus rare dans les catalogues : les classiques sont éclipsés par la Philosophie et le Droit. A la fin du Moyen Age, les possesseurs se diversifient et Salluste devient un “ marqueur ” d’intérêts humanistes avant de gagner toutes les bibliothèques d’Europe.
L’entourage codicologique : L’entourage codicologique reflète assez bien les utilisations que l’ont fait de l’historien, utilisations touchant à des domaines aussi différents que la rhétorique, l’histoire, la philosophie et la politique.
Illustration et mise en page. Il n’y a pas de mise en page uniforme pour tout le Moyen Age. Mais deux grands types apparaissent : le manuscrit scolaire glosé des xie -XIIe siècles et le manuscrit en écriture humanistique, qui sert de modèle aux premiers imprimés. Le texte latin se caractérise par la rareté des illustrations de séquences narratives. Par contre, on trouve de nombreuses mappemondes dans les marges des manuscrits : Salluste est une des sources pour la connaissance médiévale de la géographie africaine. Quelques portraits d’auteurs apparaissent au xive siècle en Italie.
Les traductions médiévales de Salluste. Salluste n’a pas fait l’objet d’abondantes traductions en langue vulgaire. On retiendra principalement celles du florentin Bartolomeo da San Concordio, au début du xive siècle, et de l’espagnol Francisco Vidal da Noya, au milieu du xve siècle. Le succès des Faits des Romains semble avoir retardé toute traduction française qui n’intervint qu’au xvie siècle.
Les premières éditions imprimées. Salluste est très tôt imprimé : on recense plus de 71 éditions incunables de l’historien. L’imprimerie consacre définitivement notre auteur.
Chapitre IIIPrésences dans la culture médiévale
Un auteur enseigné. A l’origine du succès de Salluste, sa présence permanente dans l’éducation des lettrés. Il est dès l’époque carolingienne au cœur de l’enseignement monastique et capitulaire. Plus tard, à l’âge scolastique, même si il n’a plu la même place, il continue d’être connu et appris par le biais des florilèges. A la fin du Moyen Age, les humanistes le placent définitivement au panthéon des auteurs de référence.
Un auteur repensé : les résonances politiques de l’œuvre de Salluste. Salluste n’a pas qu’une influence stylistique, il a aussi une influence politique, notamment dans le maniement du concept de “ concorde civile ”, ainsi que dans l’élaboration d’une pensée républicaine en Italie et dans le débat autour de la vraie noblesse.
Chapitre IVTrois moments de la réception
Salluste, modèle de l’historiographie des xe -XIe siècles . Comme Salluste imprègne la culture scolaire des clercs, rien d’étonnant à ce qu’il soit imité. Il est aux xe -XIe siècles l’historien latin profane le plus apprécié, le modèle des historiographes. Guillaume de Poitiers, Wipo, ou Constantin de Saint-Symphorien se plaisent à calquer Salluste pour donner à leur récit la patine prestigieuse des veteres. L’imitation se cristallise autour de l’art du portrait, les discours, les prologues et la peinture militaire. Salluste ne sera jamais aussi influent dans le genre historiographique que dans ces deux siècles. Et s’il est apprécié à la Renaissance, il doit subir la concurrence de Tacite, Plutarque et Tite-Live.
Les Faits des Romains , première traduction de Salluste en langue vernaculaire. Les Faits des Romains, compilation en français du début du xiiie siècle, relatant la vie de César à partir de Lucain, Suétone et Salluste, peuvent être considérés comme une première traduction : l’auteur anonyme reprend en effet la Conjuration de Catilina dans son récit. L’étude de la partie traduite de Salluste est intéressante car elle pose la question du genre littéraire : adaptation ou traduction ? Elle pose aussi la question de la définition de l’anachronisme. C’est une traduction vivante et assez bien rendue qui connaîtra un succès immense jusqu’à la fin du Moyen Age : elle est donc très importante pour comprendre la réception de la matière sallustienne.
Jean Lebègue et son guide pour enluminer Salluste. Le guide pour enluminer Salluste de Jean Lebègue (vers 1418) est un cas exceptionnel dans l’histoire culturelle médiévale : c’est un des très rares exemples d’instructions données à l’artiste que l’on ait conservées et certainement le plus étendu et détaillé. Le fait qu’il ait été fait pour Salluste ajoute à sa singularité car l’historien latin est généralement très peu illustré au Moyen Age. Son intérêt est multiple. Un intérêt artistique d’abord, car on a conservé la réalisation enluminée à la bibliothèque de Genève (Bibl. publ. et univ. ms 64) : on trouve ainsi dans l’édition de Jean Porcher la mise en regard de l’écrit et de l’image. Un intérêt philologique ensuite, car le guide est proche souvent de la traduction. Un intérêt politique et social enfin, car à travers la mise en scène des guerres civiles romaines, transparaît la réalité du début du xve siècle français, une époque de profonds bouleversements : celle de Charles VI, des conspirations, des partis, des guerres et des schismes mais aussi celle des grandes réalisations des Limbourg et des débuts de l’humanisme français.
Conclusion
Salluste est largement diffusé au Moyen Age, et même s’il n’a pas l’importance de Virgile ou Cicéron, son nom circule et ses sentences voyagent au fil de siècles, pour aller nourrir lettres, textes politiques et moraux.
Les raisons de ce succès sont doubles : une œuvre pleine de potentialités qui touche à des problématiques intemporelles comme la discorde civile ou la corruption des élites ; une présence constante dans l’enseignement du latin, qui véhicule l’héritage de l’Antiquité.
Les lectures de Salluste sont multiples et jamais univoques. Les scolastiques apprécient l’auteur pour sa sagesse et le considèrent comme un philosophe. Les humanistes le louent en tant qu’historien et styliste. Au Moyen Age, la perception de l’auteur est ouverte : sage, docteur, historiographe, poète, Salluste est les quatre à la fois. La diffusion se fait par des biais très divers : texte intégral, florilèges, citations, illustrations, traductions, abréviations. La réception de l’historien recoupe des domaines variés.
Pour ces recherches, nous avons pu constater l’apport majeur de l’histoire du livre à l’histoire culturelle. L’étude de l’échantillon de la Bibliothèque Vaticane, des incunables, des commentaires en marge ou de l’illustration, le travail sur les manuscrits datés nous ont aidé à mieux cerner les différentes lectures. L’histoire de la transmission matérielle corrige et affine ainsi le prisme strictement littéraire.
Annexes
Choix de dix textes littéraires allant de la traduction ( Faits des Romains ; Bartolomeo da San Concordio) aux commentaires (Conrad d’Hirsau, Josse Bade) en passant par l’imitation (Enguerrand de Monstrelet) et la citation (Vincent de Beauvais). - Cent quarante six illustrations tirées de manuscrits et d’incunables.
Pièces justificatives
Liste des manuscrits médiévaux de Salluste d’après les fichiers de l’IRHT. - Liste des éditions incunables de Salluste. - Liste des manuscrits datés d’origine italienne du xve siècle conservés dans les bibliothèques européennes. - Salluste dans les bibliothèques des ixe -XIIe siècles : tableau des possesseurs.