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École des chartes » thèses » 2005

Les sermons d’Arnoul de Lisieux


Introduction

Le xii e siècle est une époque florissante dans bien des domaines et riche en nouveautés. Cette période charnière se caractérise par des rapports nouveaux tant entre Dieu et les hommes qu’entre les pouvoirs et leurs sujets, l’Église et les chrétiens, la culture et les lettrés. Les hommes sortent alors d’un monde qui tire encore des temps carolingiens ses principales références : l’importance de l’Empire, même s’il est fractionné en une multitude de dominations ; la puissance temporelle des clercs, notamment des évêques ; le monopole culturel du monachisme bénédictin et clunisien. Cet héritage se brise au xii e siècle : naissent alors des états nationaux comme la France et l’Angleterre, qui font reculer l’idée d’Empire dans ces parties de l’Occident ; l’Église voit son pouvoir temporel diminuer, alors que les monastères et les écoles épiscopales sont concurrencés par des maîtres qui installent leurs écoles hors de la juridiction directe des évêques. Les hommes s’intéressent davantage à la scolastique, à la philosophie et à une appréhension plus rationnelle de la foi qu’à la quête spirituelle faite dans la prière des cloîtres et dans l’enseignement traditionnel. De nouveaux groupes religieux naissent et contestent l’Église en place ; certains, comme les Cathares, font renaître des hérésies du début du christianisme. L’élan culturel et spirituel est grand, comme le montrent les premières constructions de cathédrales de style ogival au milieu du siècle.

C’est dans ce bouillonnement intense que vécut Arnoul de Lisieux, évêque d’une grande complexité, aux nombreux paradoxes, dont une courte biographie précède l’étude des sermons. Cet homme polyvalent, comme il en existait beaucoup jusqu’au xii e siècle, capable d’être un homme d’Église, un homme d’État, un homme de lettres, nous a laissé deux témoignages remarquables de son épiscopat : la cathédrale de Lisieux et son œuvre littéraire, qui, bien que réduite et peu connue, est d’un grand intérêt. Cette œuvre comprend notamment quatre sermons, qui n’ont jamais été édités intégralement ; le texte qu’en ont donné Giles et Migne est partiel et repose sur un manuscrit tardif, aux erreurs assez fréquentes. Il convenait donc de proposer une nouvelle édition de ces sermons, plus proche des originaux disparus et plus complète.


Sources

L’étude codicologique et l’édition s’appuient sur seize manuscrits : Berne, bibl. mun. 568 ; Cambridge, Corpus Christi College 273 ; Cambrai, bibl. mun. 211 ; Oxford, Bodleïan auct. I, 8 ; Oxford, Saint-John College 126 ; Paris, Bibl. nat. France, lat. 491, lat. 2594, lat. 2595, lat. 13219, lat. 14168, lat. 14763, lat. 15166, lat. 17468 ; Turin, biblioteca nazionale D. IV. 32 ; Vatican, Regin. lat. 244 et Vat. lat. 6024.


Première partie
Introduction générale


Chapitre premier
Vie d’Arnoul de Lisieux (av. 1109-1184)

L’oubli et les critiques dont a été longtemps victime Arnoul de Lisieux n’ont été réparés que récemment. L’ouvrage que lui a consacré en 1990 Carolyn Poling Schriber a remplacé avantageusement quelques mentions éparses dans des dictionnaires et des travaux universitaires, parfois excellents comme le livre d’Egbert Türk sur Henri II Plantagenêt. Arnoul de Lisieux a pourtant pris une part active à tous les grands événements de son siècle : la constitution de l’empire Plantagenêt, le schisme d’Anaclet, la deuxième croisade, le schisme de Victor IV soutenu par Frédéric Barberousse ou l’affaire Thomas Becket. Personnage complexe, qui a pu donner prise à la critique, Arnoul de Lisieux apparaît tout à la fois comme un esprit conservateur et un prélat réformateur, dont les paradoxes reflètent l’histoire même du xii e siècle. Cette période de mutation, durant laquelle les pouvoirs ont connu des limites de plus en plus précises, n’était plus celle des dynasties d’évêques seigneurs qui conciliaient étroitement attachement au souverain temporel et fidélité à Dieu dans une convergence d’intérêts acquise depuis l’époque carolingienne. Certes l’attitude d’Arnoul ne fut pas toujours glorieuse, tant dans l’affaire Thomas Becket que dans sa propre disgrâce ; mais cet homme, frère et neveu d’évêque, né pour être curialis, ne pouvait que désapprouver l’attitude d’un Thomas Becket, défenseur des libertés de l’Église anglaise face aux prétentions d’Henri II, et se sentir détruit d’être lui-même rejeté par son souverain. Dans le même temps, l’évêque de Lisieux fut un pasteur d’une grande spiritualité : ses aspirations à une vie monastique étaient incontestables et il œuvra dans son diocèse pour que l’Église assurât dignement sa mission : il se heurta violemment aux moines qui ne respectaient pas leur règle et encouragea les nouveaux ordres de chanoines réguliers. Tirant profit d’une très bonne formation dans les meilleures écoles, il fut un homme de lettres raffiné qui nous laisse une œuvre écrite de qualité. Ses lettres, éditées par Frank Barlow, constituent un témoignage unique sur l’histoire du xii e  siècle et ont une valeur littéraire reconnue ; elles éclairent bien sûr aussi l’existence d’un évêque fastueux qui finit moine victorin et dont la carrière culminait lors du concile de Tours en 1163, au moment où il prononça les quatre sermons étudiés ici.

Chapitre II
Le concile de Tours
et le contexte de la prédication des sermons

Arnoul de Lisieux prononça son sermon le plus important en ouvrant le concile de Tours en 1163. Il importait donc de préciser le contexte qui a présidé à la tenue de cette assemblée, à savoir le schisme causé en 1159 par Frédéric Barberousse qui mit sur le trône romain l’antipape Victor IV contre Alexandre III. La lutte entre ces deux prétendants au trône de saint Pierre cachait une rivalité plus profonde entre la Papauté et l’Empire et troubla durablement la Chrétienté, au gré des ententes et des revirements d’alliance entre l’empereur, Alexandre III et les rois de France et d’Angleterre.

Le concile de Tours fut présidé par un pape en exil et réunit un nombre très important de prélats, situation qui faisait de cette réunion l’équivalent d’un grand concile œcuménique. Son objectif était de rallier définitivement à la cause d’Alexandre III les Églises anglaise et française, d’impressionner ainsi l’empereur et le faire revenir dans la vraie obédience. Le concile eut aussi à examiner d’autres questions, notamment doctrinales, comme la canonisation d’Anselme de Cantorbéry ou les discussions que suscitaient les Sentences de Pierre Lombard. Les débats embrassaient donc toute la vie de l’Église. Les canons du concile se situent dans la droite ligne de la réforme grégorienne, en censurant les laïcs usurpateurs de biens ecclésiastiques et en réaffirmant la primauté de la papauté sur les pouvoirs temporels. Désireuse de se soustraire à l’emprise laïque, l’Église combattait dans le même temps toute tentative qui visait à refuser sa prééminence.

C’est dans ce contexte politique et religieux troublé, devant un parterre impressionnant de prélats, que Arnoul dut déployer, au travers de ces sermons, tout son savoir-faire de diplomate et exalter une Église souveraine, mais défendue par les pouvoirs temporels.


Deuxième partie
Commentaire


Chapitre premier
Commentaire historique, stylistique et doctrinal

Introduction sur l’histoire de la prédication. – Un rappel historique permet de préciser la place de la prédication au xii e siècle et de mieux percevoir ce qu’elle impliquait, au moment où Arnoul prenait la parole devant le concile de Tours. Il s’agissait en fait d’un véritable pouvoir que celui de la parole car c’est par elle qu’une immense majorité de personnes accédait à la connaissance en général et particulièrement à celle de la foi. La prédication fut, au départ, une charge dévolue aux évêques, successeurs des apôtres : Arnoul remplit donc là l’une des fonctions essentielles de son ministère. Toutefois, cette charge fut peu à peu déléguée au point de faire du xii e siècle une période d’éclatement de la parole : l’Église commençait à perdre le contrôle de l’arme de la prédication, dont se saisissaient de nombreux groupes, parfois hérétiques.

L’épître dédicatoire et le contexte de la publication des sermons.– L’épître dédicatoire aux sermons éclaire le contexte de leur publication. C’est Gilles du Perche, un seigneur normand qui fut archidiacre de Rouen, puis devint évêque d’Evreux, qui demanda à l’évêque de Lisieux de compiler ses écrits en vue de les publier. Dans ce prologue, Arnoul expose les conditions exceptionnelles qui ont présidé à la composition de ses sermons, qui sont nés dans la précipitation, dans l’urgence créée par le schisme. Arnoul s’inquiète en outre des distorsions que risque d’entraîner la mise par écrit de son discours : parole entendue et parole lue ne se valent pas ; les procédés rhétoriques qu’Arnoul employa pour rendre son discours vif et percutant ne passeront pas à l’écriture. Le but premier du prédicateur n’est pas de composer dans un beau style littéraire, mais de captiver son auditoire, sans penser à une quelconque publication postérieure. Au-delà du lieu commun de l’humilité qui conduit chaque auteur à se déprécier avant de livrer ses écrits, il semble bien qu’Arnoul ait éprouvé une réelle inquiétude à mettre par écrit des textes dont le style différait beaucoup du reste de son œuvre.

Le plan et le style des sermons.– En réalité, le talent d’Arnoul se retrouve bien dans le texte écrit de ses sermons, contrairement à ce qu’il dit dans le prologue : leur construction et les multiples figures de style qu’ils livrent rendent bien compte des capacités rhétoriques de leur auteur. Sont successivement étudiés le plan des sermons, les différentes tournures utilisées, qui sont confrontées aux doctrines des auteurs antiques connus par les lettrés du Moyen Age, comme Quintilien et Cicéron, et les caractéristiques propres au sermon avec les apostrophes, les citations de la Bible et des Pères, et enfin les exempla.

Unité et liberté de l’Église. – L’unité et la liberté de l’Église constituent le thème central des sermons. La raison même de la convocation du concile de Tours est la lutte que les schismatiques et les tyrans mènent contre l’Église. Dans ce combat, Arnoul met en avant des armes spirituelles : l’Église est l’épouse mystique du Christ ; elle est née du sacrifice du Christ : par conséquent aucun homme ne peut prétendre dominer ce que Dieu lui-même s’est acquis. Arnoul évoque par ailleurs la Communion des Saints, qui est encore un article assez imprécis de la foi catholique : en effet l’Église est soutenue spirituellement par la prière de l’Église du ciel, par celle de l’Église militante, et par l’action des princes chrétiens. Arnoul prône la douceur et la patience pour ramener les pécheurs dans le giron de l’Église et appelle l’empereur à renoncer au schisme. Néanmoins, si les schismatiques et les tyrans persistaient, il faudrait aller jusqu’au bout du combat, c’est-à-dire le martyre. On trouve ici toute l’ardeur d’Arnoul.

Ecclésiologie. – C’est dans ses deux premiers sermons que Arnoul déploie sa pensée sur le mystère de l’Église. Il parle en premier lieu des liens sponsaux entre le Christ et l’Église, puis évoque la grandeur du sacrifice qui l’a créée ; il présente ensuite les différents statuts de l’Église : l’élue, l’aimée, l’épouse, la reine ; il évoque enfin l’union des Églises triomphante, souffrante – dans laquelle se devine le purgatoire– , et militante. Arnoul conclut sur le dessein eschatologique de l’Église : ses membres sont appelés à vivre pleinement le salut.

La fonction épiscopale. – Prêchant devant une assemblée de prélats dont beaucoup étaient évêques, Arnoul présenta sa conception de l’épiscopat. Né dans une famille d’évêques, membre de ces dynasties seigneuriales qui donnaient des serviteurs à Dieu et à leur prince, cumulant les honneurs et les charges, Arnoul ne pouvait avoir qu’une vision traditionnelle de l’épiscopat. Comme pour l’Église, il commence par définir son ancrage théologique et spirituel : c’est par l’onction sacrée qu’est fait un évêque. Les évêques coiffent la hiérarchie de l’Église et sont les garants de son unité et de sa survie ; ils sont les premiers parmi tous les chrétiens, mais ils assument des devoirs plus grands puisqu’ils sont responsables du peuple chrétien devant Dieu. Les évêques n’ont pas à vivre dans la pauvreté , ni au dernier rang de la société, car ils tiennent la place du Christ lui-même. Les richesses qu’ils possèdent, les honneurs qu’ils reçoivent et le rôle éminent qu’ils tiennent manifestent la grandeur de la dignité épiscopale. Il en va pour les évêques comme pour les princes : ils ne sauraient vivre comme des pauvres, sauf à remettre en cause l’ordre social. Arnoul appelle cependant ses confrères à donner leur vie pour l’Église et à partager leurs richesses avec ceux qui sont dans le dénuement, notamment avec les prélats exilés par les schismatiques.

Points de théologie. – Trois points importants reviennent de manière récurrente. Tout d’abord la place du Christ, qui est omniprésent dans les sermons d’Arnoul. L’Incarnation, la Passion, la mort sur la Croix reviennent à chaque page. Arnoul se concentre sur Jésus et son sacrifice de rédemption. Il suit en cela l’évolution de son siècle : le xii e siècle abandonne une vision vétéro-testamentaire centrée sur Dieu et privilégie le Christ en tant qu’homme. Arnoul développe la dimension du sauveur pour faire comprendre aux prélats qu’ils doivent mettre leurs pas dans ceux du Christ, et qu’il peuvent atteindre par la grâce la rédemption et la perfection. Le salut constitue le deuxième point important dans l’analyse d’Arnoul, qui montre un réel optimisme dans les capacités de l’homme à se sauver. Par le Christ, l’homme peut atteindre la perfection sans tâche. La pratique des vertus est encouragée, associée à la grâce, pour conduire l’homme à la vie éternelle. Dieu est vu comme le souverain juge impitoyable qui comptabilise les mérites et les fautes de l’homme. La crainte de Dieu est encouragée pour pousser les chrétiens à ne pas se reposer dans la recherche de leur salut. Le troisième point porte sur les sacrements, sur lesquels Arnoul revient à plusieurs reprises. Sont notamment évoqués le baptême, l’ordre et le mariage, conçu comme l’image de l’union du Christ et de l’Église. Arnoul développe de manière renouvelée ce point de la foi catholique, dans un siècle où s’établissent les bases de ce qui sera la théologie sacramentelle.

Le sermon de l’Annonciation. – Ce sermon s’apparente plutôt à un traité et aborde tous les grands points de discussion théologique de son époque : Marie, l’Incarnation, le sacrement du mariage. Son style est plus fluide que dans les précédents sermons, qui étaient destinés à frapper l’auditoire. Le premier thème est celui de la Vierge. Arnoul déclare que Marie fut purifiée tout entière du péché originel et du péché actuel, car il n’exclut pas qu’elle en ait commis, au moment de l’Annonciation. Le prédicateur prend ici la position la plus traditionnelle et la plus virulente contre l’Immaculée Conception, dont on débattait alors, et met l’accent sur la fécondité de la Vierge plutôt que sur sa virginité. Dans un deuxième temps, Arnoul réaffirme que l’Incarnation est l’œuvre de toute la Trinité, mais que seul le Verbe s’est fait chair ; il faut distinguer les deux natures du Christ, sans les séparer ni les mélanger. Ceci pour contrer quelques théories développées au xii e siècle sur le mystère de la Trinité et du Verbe incarné. Le dernier point porte sur le mariage. Arnoul considère que seuls les consentements comptent pour que le mariage soit valide ; il rejoint en cela la doctrine théologique et s’écarte de la pensée des canonistes qui demandaient la consommation. Il peut ainsi justifier et exalter le mariage de Marie et de Joseph, ainsi que celui de sainte Cécile.

Le sermon du Carême. – Le dernier sermon, souvent oublié, est remarquable par sa construction. Il est composé de parties bien structurées et reliées par des liens logiques, avec une répétition du point précédent pour que l’auditeur ne perde pas le fil du discours. Avec un souci pédagogique visible, Arnoul énumère les bienfaits de la miséricorde de Dieu et ses effets, essentiels pour que l’homme devienne parfait. Dans la dernière partie, il appelle à la mortification des sens pour mater la chair et asservir le corps à Dieu. Ce sermon montre bien l’austérité monacale à laquelle Arnoul aspirait et comporte une certaine méfiance à l’égard du corps humain.

Chapitre II
Commentaire codicologique

Les seize manuscrits étudiés sont décrits. L’analyse des différentes articulations existant entre les témoins permet de proposer le stemma suivant :

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Annexes

Chronologie de la vie d’Arnoul de Lisieux. – La cathédrale de Lisieux. – Résumé des lettres. – Index.