La tradition manuscrite de l’Image du monde
Fortune et diffusion d’une encyclopédie du xiiie siècle
Introduction
Le xiii e siècle a été défini par Jacques Le Goff comme le « siècle de l’encyclopédisme ». Il fut en effet une période d’incroyable essor pour les encyclopédies latines, mais vit aussi en même temps la naissance de l’encyclopédisme vulgaire. La fondation du nouveau genre, destiné à se diffuser pendant la seconde moitié du siècle, est liée à la parution de l’Image du monde, texte qui connut une immense fortune au Moyen Age et qui circula en plusieurs rédactions. L’intention première de l’auteur de l’Image du monde visait à élaborer un programme d’instruction qui puisse adapter le savoir traditionnel clérical à un nouveau public, laïc et non scolarisé. Pour comprendre le texte, il est donc fondamental de comprendre le rapport qu’il entretint avec ses lecteurs.
Première partieLa genèse de l’Image du monde
Chapitre premierL’état de la question :
l’Image du monde et ses rédactions
L’Image du monde est un livre de clergie en langue française. Composé originellement en couplets d’octosyllabes – mais il en existe aussi une version en prose –, sa structure s’articule en parties, chapitres et sous-chapitres, scandés par rubriques et accompagnés de figures explicatives. Les sujets abordés peuvent être repartis en trois noyaux principaux : l’histoire des clercs et les vies de doctes du passé ; la description du monde sublunaire (géographie et météorologie) ; l’astronomie. La critique a distingué quatre rédactions principales, trois en vers et une en prose.
La Réd. A, ou première rédaction en vers. – La rédaction originale comprend une table des matières en prose et 6 600 octosyllabes repartis en trois livres, à leur tour divisés en cinquante-quatre chapitres. L’astronomie et l’histoire de la science sont traitées dans le premier et le troisième livre, tandis que le deuxième livre est entièrement consacré à la description du monde sublunaire.
La Réd. B, ou deuxième rédaction en vers. – Le remaniement compte environ 11 000 octosyllabes sur deux livres, chacun précédé d’un prologue comprenant une exposition du contenu en vers. Les deux livres sont articulés en vingt-et-un chapitres, à leur tour subdivisés en nombreux sous-chapitres, tous signalés par rubriques, et encore en paragraphes, marqués par lettrines de couleur. Le premier livre est consacré à l’histoire de la science, tandis que le second comprend la description de l’univers.
La Réd. H, ou troisième rédaction en vers. – Un manuscrit conservé à Londres (British Library, Harley 4333) témoigne d’une version de l’Image du monde très proche de la Réd. B quant à la structure et au contenu, mais pourvue d’un long prologue général qui se clôt avec une double dédicace au comte Robert d’Artois, mort en 1250, et à l’évêque Jacques de Metz, mort en 1260. Le manuscrit harléien semble reproduire un exemplaire défectueux ou, plus probablement, encore partiellement à l’état de brouillon.
La Réd. P, ou rédaction en prose. – Le texte original fut enfin objet d’un dérimage particulièrement fidèle : la rédaction en prose reproduit ainsi exactement la structure et le contenu de la Réd. A.
Chapitre IILes procédés de remaniement dans les rédactions en vers
Les rédactions remaniées (Réd. B et H) modifient en profondeur la Réd. A en intervenant à trois niveaux du texte : sur la structure, sur la disposition des matières et sur le contenu. La comparaison des rédactions en vers montre que la Réd. H n’est qu’un état primitif de la deuxième rédaction.
La structure.– Les rédactions remaniées suppriment la table des matières générale de la rédaction originale et la remplacent par deux expositions partielles en tête des deux livres. Toutefois, la modification majeure apportée à la structure de l’encyclopédie tient surtout à une réorganisation hiérarchique des partitions textuelles : les chapitres de la Réd. A sont réduits dans la plupart des cas à des sous-chapitres et se trouvent ainsi subordonnés dans les Réd. B et H à de nouveaux chapitres qui représentent des macro-unités thématiques.
La disposition des matières. – Le rédacteur de B et H a aussi bouleversé l’ordre des sujets. Derrière la nouvelle disposition des matières, on peut déceler un principe général de rapprochement de matières semblables, qui a entraîné le déplacement de morceaux, de chapitres ou même de groupes de chapitres, jusqu’à obtenir – à niveau macroscopique – le rassemblement des sujets à caractère moral et historique dans le premier livre et des thèmes à dominante scientifique dans le second.
Les différences dans le contenu.– Les versions remaniées accroissent sensiblement la matière traitée, mais elles suppriment aussi des passages de la rédaction originale ; les suppressions n’intéressent pourtant qu’un nombre limité de vers, tandis que les additions sont nombreuses et parfois très longues. Les ajouts les plus fréquents sont avant tout des développements à caractère moral et narratif, concentrés dans le premier livre, tandis que les augmentations à contenu scientifique du second livre sont plus rares et généralement d’ampleur réduite. Les interpolations propres à la Réd. B, donc absentes de la Réd. H, semblent liées à un voyage en Terre sainte que l’auteur aurait pu effectuer à côté de Robert d’Artois.
Chapitre IIIDatation et paternité des différentes rédactions
La critique s’est beaucoup interrogée sur la possibilité d’attribuer les rédactions en vers à un seul et même auteur. Il est difficile de trancher la question, mais la proximité géographique et chronologique des rédactions en vers, comme leur consonance de ton et de style, montrent que, si l’auteur des versions remaniées était un personnage différent de l’auteur de la rédaction originale, il devait toutefois en être intellectuellement très proche.
La datation. – Si la chronologie relative des rédactions en vers est certaine, beaucoup moins sûre est leur chronologie absolue, bien que les éléments de datation ne manquent pas à l’intérieur des textes. À travers l’analyse des données disponibles on peut arriver à dater la Réd. A de 1246, peut-être après le 6 janvier mentionné par le texte, la Réd. H entre 1246/47 et 1250 (année de la mort de Robert d’Artois) et la Réd. B des années suivantes, probablement après la participation de l’auteur à la Croisade.
Les auteurs. – La rédaction originale offre très peu d’informations sur son auteur, normalement caché derrière une première personne générique. L’intérêt porté à la Lorraine et en particulier à la ville de Metz par le texte démontre tout de même que l’auteur était avec toute vraisemblance lorrain, localisation qui s’accorde avec les conclusions qu’on a pu tirer de l’analyse linguistique des rimes. Les rédactions remaniées augmentent les références à la Lorraine, et spécialement à l’abbaye bénédictine de Saint-Arnould, et précisent de plus que l’auteur était natif de Metz, qu’il était subordonné à l’évêque de Metz Jacques (prologue de la Réd. H) et qu’il se rendit en Sicile et en Terre sainte (Réd. B).
Les auteurs livrés par la tradition manuscrite. – La plupart des témoins de l’Image du monde sont anonymes, mais six manuscrits présentent deux attributions différentes qui se partagent la faveur des critiques : Gossuin ou Gautier de Metz. Gossuin est mentionné dans quatre manuscrits de la Réd. P et dans un manuscrit de la Réd. A (Firenze, Bibl. Medicea-Laurenziana, Ashb. 114, peut-être issu du même atelier marchand qui exécuta le plus ancien manuscrit attribué à la Réd. P, le ms. Paris, BNF, fr. 574) ; Gautier de Metz apparaît dans un manuscrit de la Réd. B qui présente un texte contaminé avec la Réd. A (Amsterdam, Bibl. Hermetica, 108). La fiabilité de ces attributions, minoritaires et situées dans la tradition manuscrite à des points de contact entre des rédactions différentes, est difficile à apprécier.
Chapitre IVL’Image du monde et son public
Le remaniement de l’Image du monde fut entrepris à quelques années à peine de distance de l’achèvement de la rédaction originale, dans la même région. L’analyse des textes montre que si les intentions de l’auteur et la classe sociale visée comme public semblent être les mêmes dans toutes les rédactions, la méthode didactique change sensiblement dans les rédactions remaniées, qui se proposent de mettre l’enseignement de la clergie à la portée d’un public moins culturellement préparé.
Les intentions de l’ouvrage. – Le prologue de la Réd. H indique explicitement le but de l’Image du monde : il s’agit d’offrir aux laïcs désireux de comprendre le fonctionnement du monde une somme de connaissances qui puisse les instruire et en même temps les conduire à Dieu. L’encyclopédie se place dans la tradition des compilations didactiques qui, depuis les origines, permettent la transmission du savoir de génération en génération. De façon assez surprenante la rédaction originale ne fait aucune remarque à propos de son innovation linguistique, tandis que les rédactions remaniées n’hésitent pas à se définir comme des mises en langue romane.
Le public visé. – Les rédactions remaniées déclarent seulement être destinées à un public laïc, mais le texte ne laisse aucun doute quant à la classe sociale qui est visée par le programme d’instruction et d’édification de l’Image du monde : selon l’encyclopédie, les clercs sont inséparables des chevaliers et la philosophie est depuis toujours apanage de la noblesse ; les exempla d’ailleurs ne cessent de célébrer les seigneurs qui ont mis leur vie au service de la connaissance. C’est donc principalement à un public chevaleresque que s’adresse l’encyclopédie, dans toutes ses versions.
La méthode didactique. – Tandis que la Réd. A mène en parallèle discours scientifique d’instruction et discours moral d’édification, les rédactions remaniées séparent nettement les deux parcours : l’histoire des clercs devient ainsi une introduction à la science. La volonté est de proposer un enseignement de difficulté croissante mais graduelle, compréhensible – avec un peu d’étude et d’effort – par un autodidacte. Quelques détails pourraient au contraire suggérer que la rédaction originale ait été conçue pour un usage de type scolaire.
Deuxième partieLa tradition manuscrite de l’Image du monde
Les quatre-vingt-dix-huit témoins des rédactions en vers de l’Image du monde sont présentés à travers des fiches descriptives schématiques articulées en sept points : datation et localisation du manuscrit, description codicologique, mise en page et décoration, particularités du texte de l’Image du monde, histoire du manuscrit, pièces contenues dans les recueils, bibliographie. Sont d’abord envisagés les soixante-treize témoins de la Réd. A, regroupés par siècle d’origine et par typologie codicologique, puis sont décrits, en suivant les mêmes critères, les vingt-quatre témoins de la Réd. B et le témoin unique de la Réd. H. Enfin, une liste des pièces françaises copiées dans les recueils du corpus offre une brève description, avec indications bibliographiques de base, des ouvrages qui ont circulé et ont été lus à côté de l’Image du monde.
Troisième partieFortune et diffusion de l’Image du monde
Chapitre premierLa tradition manuscrite :
un aperçu général
La fortune de l’Image du monde fut immédiate et durable, même si elle fut relativement limitée dans l’espace. Il est intéressant de remarquer que si les rédactions en vers présentent quelques traits distinctifs du point de vue des caractéristiques codicologiques, les régions et les milieux de production qui connurent l’activité de copie la plus importante semblent avoir été les mêmes pour les deux rédactions.
Histoire et géographie de la tradition manuscrite de l’ Image du monde. – La fortune des rédactions en vers de l’Image du monde a été durable : l’activité de copie s’est en fait poursuivie jusqu’au xv e siècle ; la période de plus grande intensité fut tout de même le xiii e siècle, qui vit la réalisation du 45% des témoins. Surtout la Réd. A semble avoir eu un succès immédiat (trente-six manuscrits conservés pour la seule période 1246-1300), tandis que la diffusion de la Réd. B paraît plus lente et légèrement plus tardive. La plupart des témoins proviennent seulement de trois régions : le nord-est de la France (de la Picardie à la Wallonie), le Centre et l’aire anglo-normande, mais la Réd. A montre aussi les traces d’une tradition orientale (Lorraine et Bourgogne) et méridionale (sud de la France et Italie centro-septentrionale).
Contenu, format et mise en page. – L’Image du monde est souvent copiée à l’intérieur de grands recueils qui peuvent renfermer plus de cinquante pièces, mais la forme la plus répandue est celle du livre comprenant un nombre limité de textes (typologie plus commune dans la Réd. A) ou la seule Image du monde(plus fréquemment dans la Réd. B). Les formats sont souvent petits, voire très petits, mais ils augmentent évidemment là où les pièces copiées sont plus nombreuses ou lorsque un souci esthétique requiert l’élargissement des marges. Une caractéristique des manuscrits de petit format, surtout à l’intérieur de la tradition de la Réd. A, est la mise en page sur une seule colonne, très inhabituelle pour les genres octosyllabiques.
Qualité de facture et ateliers de production. – Du point de vue qualitatif, la tradition peut être classée en trois catégories. La mieux représentée est celle du « livre romanesque moyen », écrit sur deux colonnes, avec lettrines coloriées et parfois décorées. Relativement nombreuses aussi sont néanmoins les copies très modestes, de petit format, à la décoration réduite ou même complètement absente, selon une typologie qu’on a appelée du « livre d’usage » ; ces manuscrits semblent souvent issus de petits ateliers de production de niveau professionnel médiocre. Plus fréquents sont tout de même les manuscrits décorés et même enluminés avec un certain soin, issus sûrement d’ateliers marchands de bon niveau ; leur nombre montre que le rôle joué par l’industrie de la copie dans la diffusion de l’Image du monde fut considérable.
Chapitre IILa position intellectuelle
de l’Image du monde
L’analyse des recueils qui contiennent l’Image du monde permet de déterminer le contexte intellectuel à l’intérieur duquel notre encyclopédie était lue et copiée. La diversité des contextes – spécialement évidente pour les témoins de la Réd. A – invite à voir dans la pluralité des lectures possibles une des clés du succès de l’encyclopédie.
Textes et genres le plus souvent présents à côté de l’Image du monde. – Le panorama des textes lus et copiés avec l’Image du monde est assez varié : beaucoup de textes moraux (parmi lesquels on peut citer le Dit de l’unicorne et du serpent et l’Ysopet de Marie de France), souvent tournés vers une morale pratique (recueils de sentences ou traités de bonne conduite) ; de nombreux ouvrages didactiques de sujet religieux comme les lucidaires ou bien scientifique, comme des bestiaires et des lapidaires mais aussi le Régime du corps d’Aldebrandin de Sienne ; ou encore des textes pieux, des romans, des chroniques, des pronostics et calendriers. Rares sont en revanche la narration brève et l’épopée et presque complètement absents, la poésie lyrique et les genres dramatiques.
L’analyse des recueils. – Les petits recueils montrent que l’Image du monde a pu être lue dans des perspective et avec des intérêts bien différents. La typologie la plus commune est celle du recueil à caractère moral – dans une visée religieuse ou didactique –, mais les recueils historiques, narratifs, scientifiques et médicaux, édifiants ou même mystiques, ne manquent pas, surtout dans le corpus de la Réd. A, plus riche et beaucoup plus varié.
Les grands recueils. – La typologie des grands recueils, qui peuvent renfermer plus de cinquante textes, est tellement variable qu’on a l’impression que l’Image du mondeétait perçue comme ouvrage de base, une sorte de « grand classique », digne de figurer dans tout recueil d’une certaine ampleur. Là où les grands recueils sont organisés en sections ordonnées, l’Image du monde figure souvent parmi les textes moraux ou scientifiques, mais aussi, parfois, à l’intérieur des sections religieuses.
Chapitre IIILecteurs et lecture de l’Image du monde
La diffusion effective de l’Image du monde semble avoir dépassé les attentes de son auteur : non seulement elle fut lue parmi les milieux chevaleresques auxquels elle était destinée, mais aussi dans les établissements religieux et par les femmes. Les modalités de lecture et les milieux de circulation des deux rédactions en vers semblent d’ailleurs avoir été largement les mêmes.
La lecture de l’ Image du monde. – Comme le choix des pièces associées à l’Image du monde dans les recueils, la variété des modifications – surtout des suppressions et des additions – apportées au texte dans les manuscrits montre que cette encyclopédie fut reçue dans une pluralité de perspectives intellectuelles. Les marques de lecture invitent pourtant à considérer que ses lecteurs ne firent pas du texte une étude très approfondie : les marges de la plupart des manuscrits sont restées intactes et indiquent peut-être que le texte était le plus souvent écouté ; en revanche, là où des lecteurs ont laissé des traces de leur activité, il semble que les passages susceptibles d’éveiller leur attention ont surtout une teneur morale.
Les lecteurs de l’Image du monde. – Même si les commanditaires de la majorité des manuscrits restent inconnus, les données disponibles montrent que l’Image du monde fut particulièrement répandue dans les cours seigneuriales, c’est-à-dire dans le milieu auquel l’encyclopédie était en principe destinée. Une bonne circulation de l’encyclopédie est par ailleurs attestée dans les établissements religieux : monastères, églises et ordres mendiants. Parmi les commanditaires anciens, il faut aussi remarquer la présence d’un certain nombre de femmes, tandis qu’une diffusion en milieu bourgeois – bien que fortement probable – est faiblement attestée avant la fin du Moyen Age.
Les catalogues anciens. – Un sondage partiel sur les inventaires d’anciennes bibliothèques a révélé que l’Image du monde était conservée non seulement dans les principales collections princières, parfois en plusieurs copies, mais aussi souvent à l’intérieur de collections privées de bien moindres ampleur et ambition. Les inventaires d’établissements religieux ne livrent en revanche que de très faibles traces de la circulation de notre encyclopédie, qui était peut-être conservée – en tant que texte vulgaire – en dehors du fonds principal de la bibliothèque.
Conclusion
La richesse de la tradition manuscrite de l’Image du monde en fait l’un des textes les plus répandus au Moyen Age. Sa diffusion rapide et capillaire indique que le besoin de culture scientifique en français était, dans la seconde moitié du xiii e siècle, particulièrement vivace ; les potentialités commerciales de ce livre de clergie en langue romane semblent d’ailleurs avoir été bientôt comprises par les ateliers de copie, dont l’activité, dense, contribua sans doute à la fortune de l’encyclopédie. Les rédactions en vers, bien que différentes dans le contenu et dans les intentions, circulèrent surtout en parallèle, apparemment en synergie plutôt qu’en concurrence, dans la propagation d’un programme d’instruction et d’édification destiné aux laïcs.