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École des chartes » thèses » 2005

Les Français et la vie culturelle en Tunisiedurant la Seconde Guerre mondiale


Introduction

La défaite de la France et la mise en place du régime de Vichy marquent une rupture irréparable en Tunisie comme dans tout l’Empire colonial français. Diminuée, la France doit pourtant continuer à offrir son visage de puissance protectrice aux populations « indigènes » qui murmurent. Cette domination française trouve une expression essentielle dans les manifestations culturelles et apprécier la présence française en Tunisie au travers de la vie culturelle peut être un biais pour aborder cette période dans tous ses paradoxes. Il convient dès lors de se poser la question de la place et du rôle dans la vie culturelle de la Régence d’une communauté particulière, minoritaire en nombre mais dominante sur le plan politique et dans une situation d’occupant. Il s’agit de voir comment la colonie a mis en place une société culturelle dans un territoire qui lui est étranger, de se demander comment celle-ci a pu se raccrocher à une culture française élevée au premier rang dans cette nostalgie de l’exil, pourtant volontaire, comment cette culture a pu être vécue comme une affirmation identitaire, un rempart contre le métissage si diabolisé au temps des colonies, mais aussi comment a pu se développer une culture qui se veut régionale, sensible donc, en apparence, au territoire où elle vit, aux habitants et à leur culture et désireuse de se faire reconnaître par le juge parisien, si contesté mais dont on ne peut se passer. Il convient de s’intéresser à la place des Français dans la vie culturelle tunisienne même : comment ceux-ci considèrent-ils la culture tunisienne ? Comment influent-ils sur cette vie culturelle que ce soit par le contrôle, la censure, mais aussi par l’introduction de nouveaux instruments de diffusion ? Avec le développement des techniques de propagande dans les années de pré-guerre, puis de guerre, se mettent en effet en place de nouveaux outils de diffusion qui, introduits à des fins de pure propagande, vont pourtant avoir un impact considérable dans la vie culturelle en Tunisie. Par ailleurs ces années de guerre correspondent, en dépit (à cause ?) des restrictions et des difficultés, à un bouillonnement culturel et à un appétit de culture dans toute la mosaïque tunisienne. Alors que les situations politiques sont constamment mouvantes, avec la coupure des relations avec la métropole, la naissance d’une nouvelle capitale à Alger, la question de la place de la Tunisie dans la vie culturelle de l’Empire durant la guerre est également une clé essentielle.


Sources

Les fonds d’archives dépouillés se répartissent principalement entre les archives du ministère des Affaires étrangères à Nantes et à Paris, les Archives nationales de Tunisie et le Centre historique des Archives nationales, à Paris. Les informations, souvent dispersées, font mieux prendre la mesure de l’intérêt ou du désintérêt porté par les administrateurs pour le domaine culturel et du champ d’intervention de la Résidence Générale. Ces archives restent malheureusement très lacunaires quant à la description du public des manifestations culturelles.

La presse est également un élément essentiel. La presse d’information, son contenu et ses tendances politiques n’entrent pas en tant que tels dans le cadre de cette étude. Les revues, par contre, ont été étudiées pour elles-mêmes : non plus seulement pour les informations disséminées sur la vie culturelle tunisienne, mais en tant qu’acteurs de cette vie culturelle. Autre source mise en parallèle avec le matériau livré par les revues, mais qui demande une autre méthode d’investigation, les pages littéraires hebdomadaires des quotidiens, où figurent souvent des auteurs familiers des revues littéraires de la Régence.


Première partie
La Tunisie dans l’optique de la guerre :
bilan et perspectives culturelles nouvelles (janvier 1939-juin 1940)


Chapitre premier
La vie culturelle en Tunisie en 1939

A la veille de la guerre, Tunis réunit toutes les institutions nécessaires aux pratiques culturelles de la bonne bourgeoisie française de province : un théâtre municipal, un salon de peinture, un musée, une bibliothèque, des sociétés savantes et des revues érudites. Les intellectuels et les artistes français de Tunisie ont, comme le public, les yeux tournés vers la métropole et Paris. La Tunisie n’apparaît donc pas à première vue en position de créateur mais plutôt en position de suiveur. Tunis est vue avant tout comme un relais, un échelon, comme le sont les capitales de province, et la colonie française ne semble pas avoir, à l’origine, véritablement pensé les institutions culturelles mises en place dans un contexte local ; il s’agit simplement de reproduire un cadre de vie français.

La revue La Kahéna, bulletin de la Société des Écrivains de l’Afrique du Nord (SEAN), et son animateur, Arthur Pellegrin (1891-1956), incarnent pourtant, à partir de la Première Guerre mondiale, une prise de conscience « régionale ». Il est à noter qu’en Tunisie, les revues sont, plus que les livres, le lieu des évolutions et d’apparition des nouvelles tendances créatrices. La SEAN bataille pour une littérature qui est moins tunisienne que nord-africaine. Par sa taille et surtout par son statut, la Tunisie ne peut en effet véritablement trouver sa place en tant que province française avec ses privilèges et ses spécificités, comme tente de le faire l’Algérie. C’est pourquoi la Société lie son destin à l’ensemble de l’Afrique du Nord. La littérature prônée par les « Nord-Africains » apparaît irrémédiablement liée à cet espace d’énonciation, ce qui explique d’ailleurs l’impossibilité qu’ont les écrivains de la SEAN, en dépit de leurs discours, de se détacher réellement d’une écriture de l’exotisme. Les écrivains nord-africains ne veulent et ne peuvent atteindre l’universel car il reste inconcevable pour eux que la littérature nord-africaine puisse se confondre avec la littérature métropolitaine : ce serait nier la légitimité même de l’Afrique du Nord comme espace littéraire. Le primat de la « nord-africanité » gomme toute recherche proprement littéraire et la littérature nord-africaine apparaît soumise à des intérêts plus politiques qu’esthétiques. L’espace nord-africain qui est énoncé ne se confond en rien avec un espace méditerranéen, encore moins arabo-musulman : les écrivains de la SEAN prennent d’abord leur place dans l’espace colonial français. La SEAN entend être le fer de lance d’une « colonisation intellectuelle et morale » de la Tunisie. Les hommes de lettres tunisiens ou plus largement « indigènes », ainsi que les écrivains issus d’autres communautés européennes (à l’exemple de la colonie italienne), ne sont acceptés qu’au compte-gouttes. À la veille de la guerre, La Kahéna donne une impression de prédominance sur la scène littéraire tunisienne. La littérature coloniale est pourtant alors en perte de vitesse et deux personnalités originales se détachent peu à peu dans le paysage littéraire francophone de Tunisie : il s’agit de Jean Amrouche (1909-1962) et d’Armand Guibert (1906-1990). Les deux hommes sont liés par une vision qui refuse de limiter la poésie à l’étroit cadre colonial fixé par la SEAN.

En dehors de cette avant-garde littéraire, un peu bohème, et qui n’inspire que défiance à une partie de la bonne société tunisoise, le tableau de la société culturelle française offre un visage bien conformiste. On rejette les aspects les plus novateurs qui génèrent questions et remises en cause pour ne s’intéresser qu’aux formes les plus convenues mais aussi les plus reconnues de l’art et de la littérature. Pour la société coloniale de 1939, il est inadmissible qu’un quelconque aspect de la civilisation française puisse connaître remises en cause et questionnements, même sur le plan culturel. La France doit donner le visage d’une puissance sûre d’elle-même et solide jusque dans ses ramifications littéraires et artistiques. La vie culturelle de la Tunisie à cette époque doit donc presque tout à des acteurs qui sont d’abord militants avant d’être artistes et qu’importe alors la médiocrité de telle ou telle manifestation culturelle... À terme, cet aveuglement est pourtant propre à tarir toute créativité. L’étroitesse du milieu des créateurs comme des spectateurs, l’importance de l’amateurisme dans la vie culturelle sont d’ailleurs caractéristiques. Les acteurs de la vie culturelle tunisienne sont en fait très peu nombreux. Il s’agit souvent de touche-à-tout qui occupent une position prééminente dans plusieurs champs de la vie culturelle. Le public semble être dans une grande mesure à l’image des acteurs de la vie culturelle. La pyramide de la société coloniale y est, en effet, à nouveau reproduite avec toutes ses inégalités.

Chapitre II
Les autorités françaises et les questions culturelles

À la fin des années trente, la prépondérance culturelle française en Tunisie peut apparaître menacée à la fois par les ambitions fascistes, de plus en plus agressives envers le protectorat à partir de 1938 et qui agitent l’importante communauté italienne de Tunisie, et par le bouillonnement culturel que connaissent les milieux intellectuels tunisiens et que les Français sont loin de maîtriser. Les autorités françaises tendent alors à s’immiscer de plus en plus dans le champ culturel tunisien, comme le montrent les exemples de la Rachidia et du théâtre arabe. Que ce soit à travers la menace nationaliste ou italienne, ou à travers l’action plus positive menée sous le Front populaire, qui, en Tunisie, va se traduire par une ambiance plus que véritablement par des actions concrètes de la Résidence, la fin des années trente marque la prise de conscience d’un enjeu culturel dans le protectorat. Cet enjeu culturel a-t-il cependant un nom ? Rien n’est moins sûr. On parle de propagande, d’information, voire d’enjeu économique dans le cas du tourisme, mais la culture en elle-même n’est pas une priorité. Aussi est-il difficile de parler de politique culturelle. La Résidence générale est en effet très loin d’avoir une vision d’ensemble de cette vie culturelle. Elle réfléchit d’abord par sphères culturelles (théâtre, cinéma, etc.) sans forcément relier celles-ci. Son action culturelle est avant tout au diapason de son action politique. Certes, plusieurs lignes forces apparaissent : réduction de la mosaïque tunisienne à deux entités culturelles, française et tunisienne, ce qui se traduit par une lutte contre l’influence culturelle italienne, et par une politique d’assimilation culturelle (si ce n’est politique) de la communauté juive tunisienne ; lutte contre l’influence égyptienne ; primauté accordée à ce qui est « tunisien » sur ce qui est « arabe » ; manifestations culturelles conçues comme des démonstrations de puissance à l’égard des Tunisiens. Or ces principes, qui régissent l’activité culturelle de la Résidence, sont strictement ceux qui président l’action politique de la France dans le protectorat. L’action culturelle de la France en Tunisie est donc plus le prolongement d’une action politique qu’une véritable politique culturelle, qui impliquerait une réflexion sur la notion de culture semblable à celle qui a lieu dans l’administration métropolitaine depuis le Front populaire.

Chapitre III
La machine de guerre culturelle

La montée des tensions internationales en 1938-1939, le déclenchement des hostilités et la longue Drôle de guerre amènent les autorités françaises à s’intéresser de plus en plus aux questions de propagande. Celles-ci ont en effet devant elles l’exemple du redoutable  dynamisme des régimes autoritaires en la matière et de l’efficace travail de sape que mènent ceux-ci au sein des populations « indigènes ». Pour la première fois, les autorités françaises vont donc s’intéresser à la propagande de masse : il ne s’agit plus désormais de s’adresser aux seules élites tunisiennes mais à l’ensemble de la population, ce qui devient possible grâce à la diffusion de nouveaux médias, la radio et le cinéma. La comparaison entre le cinéma et la radio semble, à cet égard, tout à fait fructueuse. Il y a en effet concomitance dans la réflexion amorcée par l’administration française sur le cinéma et la radio en pays d’Islam.

Plusieurs évolutions président la prise de conscience d’un enjeu cinématographique : d’une part, la naissance d’une industrie égyptienne et l’augmentation parallèle du public musulman dans les salles de cinéma ; d’autre part, la transformation de la salle de cinéma en un lieu de protestation. Le Fou de Kairouan, premier film tourné en langue arabe en Tunisie, sorti sur les écrans durant l’hiver 1939, est ainsi l’occasion de réfléchir au possible développement d’une industrie cinématographique de langue arabe en Tunisie.

Quant à la radio, les multiples projets conçus dans les années 1930 trouvent leur aboutissement dans la création, à la fin de l’année 1938, d’une radio d’État à vocation impériale, conduite par le poète surréaliste Philippe Soupault (1897-1990). Bon nombre des problématiques relatives aux manifestations culturelles dans le protectorat parcourent la mise en place de Radio-Tunis. Est posée en particulier ici la question du lien entre propagande et diffusion culturelle. Les Tunisiens sont attirés par les émissions culturelles et y voient, pour une part, un renouveau dans la vie intellectuelle tunisienne. Les débats qui ont lieu sur les émissions arabes, tant dans les milieux français que tunisiens, sont ainsi particulièrement enrichissants pour penser la diffusion culturelle arabe, en particulier les débats linguistiques sur l’utilisation de l’arabe littéraire ou dialectal. Pour autant les Tunisiens semblent peu dupes devant les émissions de propagande. L’expérience pose également des jalons dans une réflexion sur la manière dont les Tunisiens ont pu s’approprier des outils de diffusion culturelle français : la radio arabe, mise en place par la Résidence, peut apparaître ironiquement comme un élément fédérateur pour la future Nation. Malgré les points de rencontre, la radio est en effet restée cloisonnée en une section française et une section arabe. Pouvait-il en être autrement ? Rien n’est moins sûr, d’autant plus que les autorités françaises avaient annoncé d’emblée la vocation plus impériale que locale du nouveau poste. À cet égard le ralliement d’intellectuels antifascistes, tels que Philippe Soupault, à la nécessité de la propagande et le lien qui se fait par la force, dans les années d’avant-guerre, entre la lutte antifasciste et le soutien, du bout des lèvres, au colonialisme n’est pas le moindre paradoxe de la période, la création d’un Service de l’Information résidentiel étant l’aboutissement de ce processus. La mise en place de Radio-Tunis et la polémique que suscitent dans la droite et l’extrême-droite des nominations comme celle de Philippe Soupault ou de Serge Moati (1903-1957) montrent cependant que les fractures politiques subsistent. Philippe Soupault est un effet Front populaire tardif. Nommé grâce à Léon Blum, et porteur d’un certain nombre des valeurs du Front Populaire, en particulier la volonté de démocratisation culturelle et le désir de laisser plus de place aux Tunisiens, son action ne s’exerce qu’après le renversement du Front Populaire, dans une ambiance qui est tout autre. Le Front Populaire a été un point de départ dans l’introduction progressive de l’État dans certains grands secteurs culturels comme la radiodiffusion ou le cinéma. Cette évolution se poursuit dans les années suivantes, mais dans une optique plus répressive et plus propagandiste, liée à la montée des tensions internationales puis à la mise en place du régime de Vichy.


Seconde partie
De Vichy à la Libération :
la Tunisie et la grande aubaine culturelle de la guerre
(juillet 1940-1945)


Chapitre premier
L’action culturelle de la Résidence sous Vichy

Les autorités mesurent immédiatement les suites possibles de la Défaite sur les populations colonisées ou « protégées » d’Afrique française du Nord. Dans ce contexte lourd de menaces, il est indispensable d’affirmer la continuité de la présence française et sa puissance maintenue en dépit de l’armistice. Malgré la situation matérielle difficile, la Résidence va très vite affirmer la nécessité de poursuivre les manifestations culturelles. Plus que jamais, la métropole apparaît comme un recours, comme le montrent les tournées de troupes, de musiciens, de conférenciers métropolitains. La demande culturelle est d’ailleurs forte durant ces années noires : l’ensemble de la société du protectorat, cantonnée dans une position d’attente, presque de suspension du temps, la guerre interrompant le cours normal de la vie et du quotidien, est saisie, comme en métropole d’une fièvre de divertissements.

Gagner le cœur des Tunisiens est un autre enjeu majeur de la Résidence Esteva. La vitalité de la société culturelle tunisienne dans les années 1940 est perçue comme un mauvais signe pour la puissance française, qui ne tolère les manifestations culturelles tunisiennes que sous son étroit contrôle et dans le sens voulu. Une expérience originale est ainsi menée en direction des populations de l’intérieur grâce aux tournées du camion cinématographique. Faut-il voir dans la multiplication des initiatives culturelles françaises à destination des Tunisiens une conséquence de la Révolution nationale ou un effet de la situation internationale ? Si l’idéologie vichyste a eu quelque impact sur la valorisation de l’artisanat tunisien et surtout sur le contenu de la propagande où la figure du maréchal Pétain est mise au premier plan, le plaidoyer en faveur de l’« interculturalité » semble surtout devoir à la situation de la France, diminuée par l’armistice, et qui sent l’Empire murmurer. Il faut donc situer ces initiatives dans une perspective plus coloniale que vichyste.

Mais le régime va également introduire des nouveautés proprement vichystes dans la vie culturelle du protectorat. Le système colonial s’est en effet coulé avec une parfaite aisance dans ce régime réactionnaire et autoritaire auquel il n’osait rêver, et le vent de la Révolution nationale souffle très vite sur la Tunisie. La chasse aux sorcières va avoir des effets certains sur la vie culturelle tunisienne ; il suffit d’évoquer la législation antisémite, dont souffre plus particulièrement le secteur cinématographique, et la lutte contre les opposants au régime, au nombre desquels figurent de nombreuses personnalités de la vie culturelle comme Philippe Soupault ou Alexandre Fichet (1881-1967). La mise en place d’organismes de contrôle dans la plupart des secteurs de la vie culturelle caractérise également ces années Vichy. La Résidence entend bien résister sur ce point à la centralisation qui a lieu durant les années Vichy et qui porte atteinte au statut du protectorat. Alors que la Résidence a en tête l’imbroglio des communautés qui caractérise la Tunisie, les pouvoirs métropolitains n’ont eux dans l’idée que la nécessité de la propagande vichyste et la mise en coupe réglée de l’information. Ils sont accusés par la Résidence de méconnaître les réalités coloniales. Pour des motifs, semble-t-il, autant politiques, et économiques que de simple orgueil, la Résidence générale tente tout aussi fermement de récuser l’échelon algérien qui est mis en place.

Chapitre II
Une effervescence littéraire et intellectuelle (1940-1943)

Malgré les difficultés matérielles et politiques, le paysage culturel tunisien durant la guerre est loin d’offrir un visage dévasté, bien au contraire. Le domaine littéraire, en particulier, est saisi d’une véritable fièvre, qui touche toutes les tendances. La mise en place du régime de Vichy apparaît ainsi comme un moment fort dans la vie de la SEAN puisque celle-ci voit l’avènement d’un régime selon ses vœux. La mise en place du régime de Pétain sonne comme une revanche pour les « Nord-Africains » qui pensent obtenir enfin la reconnaissance due à la littérature coloniale. Le mythe du colon, homme nouveau, semble rejoindre celui de l’homme nouveau de la Révolution nationale. Mais la littérature coloniale, qui croit voir en Vichy son avènement, ne connaît en fait qu’un dernier sursaut et cette éphémère remise à l’honneur favorise d’autant plus, en réaction, l’émergence d’un courant plus novateur. Il semble qu’il n’y ait en effet jamais eu autant de revues, de pages littéraires en Tunisie que durant la guerre. La décentralisation, mise à l’honneur, le retrait, relatif, de Paris sur la scène culturelle, et la naissance au contraire de nouveaux centres culturels à Lyon ou Marseille sont des facteurs favorables pour l’AFN, qui ne se montre pas en reste dans le mouvement.

La Tunisie s’impose alors en Afrique du Nord comme un véritable pôle littéraire qui peut presque tenir la dragée haute à Alger. La ville voit passer, durant la guerre, de nombreux intellectuels, caciques du nouveau régime qui prennent la tête des administrations, comme Roger Le Tourneau (1907-1971), nouveau directeur de l’Instruction publique et des Beaux-Arts en Tunisie, ou premiers « évadés » de la métropole comme André Gide (1869-1951). Ces nouveaux venus nouent des contacts avec la nouvelle avant-garde littéraire et artistique du protectorat. Le rôle joué par la Tunisie française littéraire, née le 16 novembre 1940, dirigée par Armand Guibert puis Jean Amrouche, dans la constitution de ce pôle est primordial. Par son rythme hebdomadaire, cette page littéraire, d’une envergure exceptionnelle pour l’époque, entretient et nourrit le réseau qui se met alors en place dans l’avant-garde nord-africaine autour de Jules Roy (1907-2000), Jean Amrouche, Edmond Charlot (1915-2004), etc. Le rôle de Quatre Vents, la revue de « Jeune France », à laquelle collabore également Amrouche, est tout aussi important à noter car il démontre l’ambition de ce noyau littéraire tunisois : la revue refuse en effet de se cantonner, à la manière de La Kahéna, aux querelles d’écrivains locaux et s’affirme dans un milieu littéraire bien plus vaste, où elle est reconnue, non pas en tant que revue nord-africaine, mais en tant que revue littéraire tout court. Ses prises de position courageuses – auxquelles peuvent cependant se mêler les miasmes de la Révolution nationale, ces accommodements permettant la survie de la revue dans l’éphémère espace de liberté laissé par le régime –  semblent faire de la revue le pendant tunisien de Fontaine.

Chapitre III
La Libération et le changement impossible ?
(mai 1943-1945)

Après les très violents combats de la Libération, la Tunisie entre dans une phase de longue reconstruction. Toute la vie culturelle est obérée par la situation de guerre qui a fait son entrée brutale en Afrique du Nord. Cette situation d’urgence favorise les solutions de continuité. L’éviction des hommes de Vichy ne signifie en effet pas renoncement au contrôle de l’information. Si celle-ci est réorganisée en vue d’une plus grande efficacité, c’est en fait l’aboutissement de projets qui ont traversé la Tunisie de la Drôle de guerre comme de Vichy. Il en va de même pour la propagande : le contexte colonial fait qu’on n’hésite guère à remplacer une propagande par une autre. Il semble bien que les instruments inaugurés durant la guerre dans une perspective de conflit international soient désormais rodés pour les prochaines luttes de décolonisation. Le camion cinématographique, mis en place sous le régime de Vichy, reprend ainsi du service peu après la Libération. La situation reste pourtant, pour une bonne part, inédite, marquée par l’installation du gouvernement central à Alger, par la présence d’armées étrangères alliées, par l’éviction des forces de droite, soutiens traditionnels du colonialisme, au profit de la gauche auréolée de son action dans la Résistance, et par la question qui est posée des responsabilités du régime de Vichy. La Tunisie est ainsi la première à expérimenter l’épuration. Les nouvelles autorités en place ne montrent pas un zèle excessif, au contraire, et l’épuration comme la restitution des biens spoliés se fait très tardivement et très partiellement. Il convient, pour les nouvelles autorités, de préserver les cadres culturels de la colonie française. La Résidence craint les bouleversements trop brutaux et veut imprimer chez les Tunisiens la notion de continuité de la présence française en Tunisie. La France est d’autant plus inquiète pour ses positions culturelles qu’aux forces germano-italiennes dont la présence avait déjà fortement ébranlé le prestige de la France, ont succédé d’autres troupes étrangères, anglaises et surtout américaines qui amènent en Tunisie un nouveau mode de vie et une nouvelle culture qui suscitent l’engouement des populations.

À l’issue de la guerre, le long processus de réduction de la mosaïque tunisienne à deux communautés, une communauté tunisienne musulmane et une communauté française, semble bien achevé, en particulier avec l’éviction des Italiens et la réduction de leur présence culturelle, organisée consciemment par les autorités françaises, qui profitent de la défaite italienne pour se débarrasser, non seulement politiquement mais aussi culturellement, d’une communauté depuis longtemps encombrante. La politique de la Résidence Générale à l’égard de manifestations culturelles juives peut être, sur plusieurs points, comparée à l’attitude qui est la sienne à l’égard des manifestations italiennes. La communauté française, quant à elle, semble se replier sur elle en dépit des quelques initiatives culturelles de la Résidence en direction des Tunisiens. Durant les années 1943-1945, elle apparaît littéralement obnubilée par le territoire métropolitain. Le concept de nord-africanité paraît alors très loin et les associations régionales semblent plus vigoureuses que jamais. Tunis qui avait pu s’imposer comme un véritable centre culturel ne profite paradoxalement pas de l’installation des institutions françaises à Alger. Durant la période de la Libération, on assiste à un véritablement essoufflement et au départ de ceux qui avaient fait le dynamisme culturel de la Régence vers Alger puis Paris. La France qui doit être reconstruite non seulement matériellement, mais politiquement, économiquement, culturellement, agit comme un aimant. De grandes choses semblent alors devoir s’y accomplir et ces intellectuels, en fréquentant les milieux du pouvoir à Alger, paraissent avoir trouvé leur place au Centre, et entendre le suivre jusqu’à Paris. Tunis retrouve donc sa situation de petite capitale de province et le retour à la normale prend la forme d’un immobilisme, immobilisme culturel qui n’est que la reproduction d’un immobilisme politique.


Conclusion

En 1945, les grands changements attendus n’ont pas encore eu lieu et les espérances mises en l’idéal de la Résistance n’ont pas encore atteint le protectorat. La guerre et la fragilisation de l’Empire ont pourtant mis au cœur des questions culturelles la population tunisienne à laquelle la Résidence est contrainte de prêter de plus en plus attention. Jamais l’exaltation de la « collaboration franco-tunisienne » n’a été aussi forte que sous le régime de Vichy et le gouvernement de la Libération. Les autorités françaises sont effrayées par le mouvement qui se dessine et tentent, souvent maladroitement, de promouvoir de plus en plus de projets culturels communs. Mais ce ne sont encore que des initiatives très dispersées : après tant d’années passées dans l’ignorance de l’autre, les Français découvrent leur incapacité à approcher les Tunisiens, même sur le terrain culturel. Ce sont toujours les mêmes projets qui sont évoqués et surtout les mêmes personnes. Les Français n’ont finalement que peu de relais dans la société culturelle tunisienne, des relais qui se résument à une poignée de notables francophiles régulièrement appelés à la rescousse à chaque manifestation « interculturelle ».


Pièces justificatives

Pièces d’archives. – Documents photographiques. – Extraits de revues littéraires tunisiennes (« Ma mère » d’André Gide, « Une ville est ressuscitée » de Philippe Soupault...). – Articles de presse. – Programmes radio.


Annexes

Les institutions officielles à vocation culturelle à Tunis. – Principaux points de passage de la caravane cinématographique en 1942. – Index des noms de personne