Le Bureau des longitudes (1795-1854)
De Lalande à Le Verrier
Introduction
La création du Bureau des longitudes par la Convention thermidorienne le 7 messidor an III (25 juin 1795) intervient en plein cœur d’une période de bouillonnement culturel et de reconstruction institutionnelle prenant pour cadre le Paris savant. Tandis que l’Académie des sciences n’avait pas encore connu sa première résurrection au sein de l’Institut national, l’astronomie française se voyait dotée d’une entité propre, ayant tutelle directe sur les observatoires de Paris et de l’Ecole militaire, et responsable de la publication des éphémérides officielles de la Connaissance des temps et d’un Annuaire. Le Bureau devait également tenir le rôle de conseiller auprès des observatoires français et de correspondant avec les astronomes étrangers et était chargé de mettre sur pied un cours d’astronomie. Choisis parmi les grands noms de la science française de la fin du xviii e siècle, deux géomètres, quatre astronomes, deux anciens navigateurs, un géographe et un artiste spécialiste des instruments d’astronomie formèrent le premier noyau du Bureau, auquel furent ajoutés quatre astronomes adjoints. Le Bureau fut d’abord placé sous la tutelle du Comité d’Instruction publique, puis du ministère de l’Intérieur, jusqu’en mars 1831 ; après un bref passage dans les attributions du département du Commerce, il échut en octobre 1832 au ministère de l’Instruction publique.
L’étude du contexte institutionnel dans lequel évoluaient ces savants, objet premier de ce travail, ne saurait se suffire à elle-même, au risque de répéter les articles centenaires et thématiques de G. Bigourdan qui s’est principalement concentré sur les évolutions de l’Observatoire de Paris. Il fallait donc aussi dresser la fresque socio-culturelle d’une nébuleuse scientifique s’identifiant essentiellement au cercle du Bureau.
La période qui court de la Révolution au Second Empire permet ainsi de mettre en lumière la surrection et les reconfigurations d’une mosaïque élitaire très homogène, dont certains membres ont été bien étudiés ou demeurent plus superficiellement célèbres. Sans aller jusqu’à une approche prosopographique qui n’aurait eu de sens qu’en étant élargie à des instances connexes comme l’Académie, il s’agit de voir comment s’élaboraient les collaborations scientifiques dans un cénacle aux franges du pouvoir politico-administratif central, de saisir comment le patronage savant et les jeux de pouvoir structuraient un champ scientifique. Administration d’experts et petite académie, le Bureau était un centre privilégié d’élaboration des savoirs au carrefour des « sciences de l’observatoire ». Par la lorgnette d’études de cas et de réseaux, cette étude vise à saisir la nature profonde du creuset parisien, de mieux connaître ses codes et ses figurants.
Sources
Ce travail s’accompagne d’une mise à disposition des chercheurs des procès-verbaux du Bureau des longitudes, aujourd’hui encore conservés par cette institution, riche source jusqu’alors très largement méconnue. Les premiers temps, de 1795 à 1804, sont couverts par les notes assez brouillonnes rédigées principalement par le secrétaire Lalande, réparties sur deux cahiers : première décennie très homogène dont l’édition accompagne cette thèse en pièce justificative. Pour la période 1804-1853, seules demeurent les minutes des séances, dont la retranscription intégrale a été également assurée. L’ensemble constitue la référence centrale de ce travail et le pivot de notre réflexion historique ; il donnera lieu à une publication ultérieure. Les périodes les plus intéressantes à étudier étaient celles qui permettaient une articulation entre les procès-verbaux et diverses sources connexes, notamment celles de la tutelle centrale, conservées aux Archives nationales dans la série F17(Instruction publique), qui éclairent certaines questions liées à la comptabilité et par ce biais, à l’instrumentation scientifique, ainsi que la période charnière qui précède la séparation de l’Observatoire et du Bureau en 1854. En revanche, d’autres époques fondamentales, et notamment celle de la Restauration, n’ont pu être traitées en tant que telles et avec complétude, en raison de la maigreur des sources archivistiques rencontrées.
D’autres fonds d’archives et de correspondances ont permis des approches précises de la fabrication des savoirs ; ils sont conservés principalement aux bibliothèques de l’Observatoire (correspondance de Flaugergues, papiers Delambre…), de l’Institut (correspondances de Le Verrier, de Biot, d’Arago, manuscrits Delambre…), aux archives de l’Académie des sciences. Le cas de l’observatoire de Marseille, l’une des questions de gestion astronomique majeures de la période, a pu être traité grâce à la riche correspondance du directeur Gambart, conservée au musée de l’observatoire du site Longchamp. Enfin, des sources d’archives complémentaires ont pu être consultées à la Bibliothèque nationale de France, à la bibliothèque Victor-Cousin de la Sorbonne, au Collège de France, au Service historique de la Marine.
Parmi les sources imprimées utilisées prioritairement, figurent la Connaissance des temps et l’Annuaire, dont la rédaction et la publication étaient l’une des préoccupations principales des séances du Bureau, ainsi que, plus ponctuellement, les Œuvres d’Arago, Laplace et Biot et certains périodiques scientifiques ou parisiens.
Première partieLa formation d’un corps savant
de la Convention à l’Empire (1795-1804)
Chapitre premierLes tractations fondatrices
Le besoin de réforme s’est fait sentir dans l’astronomie parisienne dès le milieu des années 1780 : à la tête de l’Observatoire de Paris, Cassini IV avait mis en place une nouvelle organisation plus clairement indépendante de l’Académie royale des sciences et une hiérarchie entre directeur et « élèves », qui furent balayées par le décret d’égalité d’août 1793. Après Thermidor, la volonté de stabiliser les acquis culturels de la Révolution donne lieu à un processus long et complexe de gestation d’une entité taillée sur mesure pour le microcosme de l’astronomie parisienne. En évaluant l’apport de l’abbé Grégoire, rapporteur de la loi du 7 messidor an III, il est permis de voir dans cette ré-institutionnalisation intellectuelle une tentative tardive d’alliance entre sciences et arts, englobée dans un projet plus vaste de réorganisation des observatoires français, supervisé surtout par Lakanal au Comité d’Instruction publique. En faisant la part des contributions de ces deux conventionnels, la création d’un Bureau des longitudes, dénomination faisant une référence directe au Board britannique créé en 1714, démontre une volonté de mettre en place un type nouveau et efficace de communication et de travail scientifiques à rythme régulier, bien plus qu’une attention renouvelée envers les questions de maîtrise des mers.
Deux figures savantes majeures émergent dans ce cadre des négociations originelles. Tout d’abord et au premier rang, Jérôme Lefrançais de Lalande, professeur d’astronomie au Collège de France, figure incontournable de l’astronomie parisienne à la fin du xviii e siècle, dont l’importance a été sous-estimée jusqu’alors ; le poids qu’il a su gagner dans les rouages post-thermidoriens explique la prégnance de ses priorités en 1795. Un autre personnage, mieux connu, représenta une force de proposition complémentaire dès l’automne 1794, avec plus de distance : Pierre-Simon Laplace.
À travers le bouillonnement idéologique de l’an III se dessinent les modalités de la résurrection de toute une élite académique et de l’affirmation de son rôle d’exclusivité dans l’entreprise scientifique, par un contrôle plus fragmenté et nécessitant des interfaces plus adaptées à la redynamisation d’un champ préexistant et identifiable dès les années 1770.
Chapitre IIUn corps savant hétérogène :
le Bureau de Lalande
Les premiers mois de réunion au Bureau se distinguent par l’activité et le volontarisme du secrétaire Lalande. Proche des milieux politico-culturels dominants de l’Idéologie, ce dernier entretient une façade publique essentielle pour un corps qui ne peut attendre de définition et d’orientations précises que par la majorité de ses membres. Malgré des périodes d’absence parfois longues, Lalande est l’âme d’une institution astronomique qui parvient à asseoir sa légitimité vis-à-vis d’autres organismes scientifiques, rivaux comme le Dépôt de la Guerre de Calon, ou rapidement partenaires comme le Bureau du cadastre dirigé par Prony.
La question la plus épineuse reste celle des relations avec la première Classe de l’Institut de France, nouveau cénacle académique établi quelques mois après le Bureau, et qui aurait pu remettre en cause la fragile mosaïque disciplinaire des sciences de l’observatoire. Or il n’en fut rien, et très vite les savants qui faisaient bien souvent partie des deux organismes apprirent à établir certaines distinctions entre, d’une part, un bureau de travail à l’écoute des réalités quotidiennes des observatoires, forum de discussion et de validation choisi, et de l’autre un lieu de représentation moins lucratif et à moindre finalité.
On peut encore établir une filiation entre le Bureau et l’Académie de marine de Brest, bien qu’en réalité il apparaisse que les savants de la mer se soient davantage investis à l’Institut qu’au Bureau des longitudes ; la figure centrale de ce mouvement de translation de Brest à la capitale est sans conteste A. Rochon, véritable satellite inavouable du Bureau des longitudes. Dans les faits, le Bureau ne fut en rien un organe d’impulsion vers une façade maritime déstructurée par la Révolution ; son intérêt pour la mer se limita à un magistère lointain dans les domaines les plus théorisants de la navigation.
La prééminence de Lalande dans ce cadre large s’en trouvait partiellement affaiblie. L’étude de la trajectoire du membre artiste du Bureau, l’opticien Caroché, permet de révéler diverses tensions de pouvoirs dans l’exécution des premiers chantiers scientifiques dans lesquels le Bureau s’engagea, et de mettre en évidence le patronage alternatif d’un expert en sciences appliquées, J.-C. de Borda. Jusqu’à sa mort en février 1799, ce dernier fut surtout le maître d’œuvre interdisciplinaire d’un lobbying œuvrant pour la mise en place du système métrique décimal, dont Laplace devint à sa suite avec Delambre et Prony le principal artisan, dans un Bureau organiquement lié à l’échafaudage technicien de la France nouvelle.
Chapitre IIIObservatoire et observatoires de Paris
sous le Directoire et le Consulat
Plusieurs « affaires » jalonnent la consolidation du nouveau Bureau, et tout d’abord celle du départ définitif de Cassini IV. Un faisceau complexe de facteurs contribue à expliquer que Cassini n’ait pas pu ou voulu tirer parti de son intégration au Bureau des longitudes pour retrouver un poste moteur à l’Observatoire de Paris : le traumatisme de la Terreur, l’expectative révolutionnaire entrent en compte, mais plus profondément, la mise en place des codes et des priorités internes au Bureau l’ont résolument déporté hors des circuits de fabrication des savoirs. L’histoire de l’exclusion de Cassini IV, représentant d’une science pré-analytique, d’une géographie d’Ancien régime et d’un pouvoir scientifique dynastique, hors de la nouvelle aristocratie des sciences de l’observatoire, en dit long sur les « effets d’institution » et les modes de gestion propres d’un corps savant qui s’identifie d’une manière croissante à l’Observatoire central.
La fusion sans équivoque entre Bureau et Observatoire prit une décennie à se concrétiser et ce ne fut qu’à compter de janvier 1804 que les réunions eurent lieu chaque semaine dans le bâtiment de Perrault. Les mécanismes transitoires installés par Lalande supposaient en effet de faire du Bureau le nœud de correspondance d’une véritable république d’observatoires : ceux de Paris qu’il tendait à contrôler entre 1795 et 1798, ceux de France que le secrétaire du Bureau avait à cœur de mettre en réseau, et les observateurs étrangers pour qui Lalande restait aussi le patriarche de l’astronomie française. Intégrant l’Observatoire dans sa nébuleuse relationnelle et sans en faire l’objet d’une attention plus particulière, puisqu’il s’agissait de relever l’astronomie par une uniformisation et une diffusion centralisée, Lalande dut faire face dès l’automne 1798 au retour de son ancien élève Méchain, qui se fit bientôt l’apôtre d’un modèle directorial plus affirmé dans l’établissement et même d’un retour de Cassini à ses côtés. S’engagea alors un jeu de contrôles et de faveurs distribuées au nom du Bureau pour s’assurer la main haute sur l’Observatoire, et ce fut à la faveur de la fatale mission de Méchain de 1803-1804 en Espagne que le Bureau, et plus particulièrement Laplace, firent procéder à l’appropriation définitive d’un espace de science réaménagé et bientôt repensé.
Chapitre IVUn premier âge d’or sous le Consulat
Les conditions sociopolitiques propres au milieu de la capitale des Lumières offrent une trame sûre pour l’étude de la constitution d’un « creuset savant » bien circonscrit. L’arrivée de Bonaparte au pouvoir marque, après la mort de Borda, un second tournant dans la structuration des rapports de force internes au Bureau. En effet, c’est à cette époque décisive que se constitua véritablement une entité « Bureau-Observatoire » intégrée et indissociable, dont la cohésion peut être appréhendée au travers de certaines conjonctions idéologiques vis-à-vis des phénomènes sociaux, culturels ou métaphysiques et que révèle plus simplement la mise en place d’une communauté de programme relativement consensuelle. Newtonianisme, idéologie du progrès et des Lumières sont autant de traits d’union qui alimentèrent la passation de pouvoirs fondamentale qui eut lieu entre les réseaux de patronage de Lalande et celui, naissant, de Laplace. Cet échange de capacités de travail et de bons procédés, noué autour d’une volonté convergente de contrôle élargi et à distance de l’Observatoire, est directement à l’origine de la prépondérance théoricienne d’un Laplace sur les sciences mathématiques et physiques à Paris et en France durant le premier quart du xix e siècle.
Le rayonnement européen du Bureau des longitudes, dont les tables sont peu à peu adoptées par l’ensemble de la communauté astronomique, est analysé au travers de l’étude du grand prix de la lune proposé par le Bureau en 1802. Révélateur des tensions liées à l’utilisation des sites et des instruments d’observation dont l’institution dispose, ce prix couronne surtout l’auteur de la Mécanique céleste comme patron scientifique et décideur prioritaire du Bureau. Il met encore en évidence la collaboration avortée avec une astronomie allemande en plein développement, et l’alchimie nouvelle d’une chaîne de travail complète, située et unifiée autour d’un lieu et d’équilibres de pouvoirs. L’assimilation en 1802 d’un binôme de calculateurs des tables et des éphémérides, la place centrale des adjoints dans le dispositif de travail astronomique quotidien sont autant d’articulations majeures permettant d’expliquer la permanence et les réussites d’une institution essentiellement malléable.
Deuxième partieDe Laplace à Arago,
ou la négociation des hégémonies
Chapitre premierLes années Laplace
Dans le sillage de la re-fondation du Bureau en 1804, une homogénéisation mathématicienne marginalise au sein de l’institution les observateurs purs, à l’instar de Messier, tandis que Delambre y définit les critères des observations « utiles ». Laplace domine de tout son poids les réunions et les activités permanentes de l’Observatoire. Il faut toutefois dépasser l’image d’un patron scientifique régnant sans partage : d’autres membres du Bureau comme Delambre et Prony méritent une attention toute particulière ; une production scientifique orchestrée collectivement préside à la mesure de la vitesse du son en juin 1822 et surtout à la réalisation des tables astronomiques, qui justifia l’adjonction de membres comme Damoiseau. Par ailleurs, certains réseaux parallèles eurent une force de pénétration particulière dans les séances, notamment la Société d’Arcueil. Le cas à part fait à Humboldt ou l’élection des protégés de Laplace sous l’Empire sont des marques durables de ces échanges soutenus. De nouveaux paradigmes sont alors introduits dans les débats, qui suscitent l’émergence d’une « astronomie physique », dont Arago et Biot vont être pendant plus de quatre décennies les artisans.
Durant toute la première moitié du xix e siècle, le Bureau fut le principal lieu d’inspiration et de magistère oral des grands patrons parisiens : Laplace, Poisson, Arago, Biot, véritables « hommes à programme » qui animaient les discussions. Les réalités du travail astronomique de base incombaient souvent à d’autres savants aux responsabilités plus pratiques. Le dynamisme et l’implication personnelle, très variables, dans les commissions et dans les institutions scientifiques distinguaient les acteurs de la physique du globe naissante, comme Arago et Rossel, de personnalités effacées, comme Bougainville ou Messier. Une liberté assez large était donnée aux membres les plus actifs de faire usage de l’Observatoire, référentiel scientifique national, comme un laboratoire d’essais d’instruments ou d’expériences physiques.
Enfin, l’une des fonctions les plus caractéristiques du Bureau des longitudes jusqu’à la fin de la Restauration est à chercher dans les missions géodésiques, la question de la figure de la Terre et le perfectionnement du système métrique. De la Méridienne à la Carte de France, le Bureau est une éminence grise collective qui contrôle à distance un grand nombre de choix scientifiques pour l’établissement d’une nouvelle géographie nationale. Delambre occupe ici une position réellement centrale ; sa disparition en 1822, ainsi que l’extension des travaux nationaux de couverture géodésique, s’accompagnent d’une perte de contrôle progressive de ce champ d’action au profit du Dépôt de la Guerre. Ce dernier, après l’ère laplacienne, s’avéra être plus efficace pour une couverture experte du territoire national, alors que le Dépôt de la Marine demeura plus intimement et durablement lié avec le cœur académique, à travers la présence active au Bureau de Beautemps-Beaupré et Daussy.
Chapitre IILes nouveaux circuits de l’astronomie française
(premier tiers du xix
e siècle)
Le développement de la science parisienne est souvent opposé à l’asphyxie de la vie scientifique provinciale du temps des Lumières. Une fonctionnarisation brutale et ressentie comme telle à Paris même, la centralisation et l’accumulation des postes et des pouvoirs dans la capitale ne sont pas les seuls facteurs qui entrent en jeu. Un faisceau de causes culturelles et la disparition d’un correspondant aussi assidu que Lalande peuvent aussi expliquer la situation marginale d’astronomes installés dans le Midi, comme Vidal, Duc et Flaugergues. Tandis que le Bureau continuait à faire circuler des instruments légers et toujours plus désuets, de nouveaux contrats moins durables s’établissaient avec les producteurs de données scientifiques de province, qui devaient s’intégrer un minimum aux circuits publics s’ils voulaient pallier l’inconvénient de ne pas vivre à proximité de leurs pairs.
Franz-Xaver von Zach, d’abord directeur de l’observatoire de Gotha, et qui fut le premier à publier en continu une correspondance internationale spécialisée en astronomie, devint à partir de 1803, et jusqu’en 1825 environ, le contempteur le plus acharné du Bureau des longitudes qu’il rendit coupable de la disparition de toute une culture scientifique méridionale. Installé près de Marseille sous l’Empire, puis en Italie, il coupa l’astronomie parisienne de certains débouchés méridionaux et même allemands pendant deux décennies, en prétendant reprendre le flambeau d’entremetteur – laissé par Lalande – des grands amateurs. Les manuscrits de Delambre permettent d’éclairer avec détail la perception de cette sécession organisée d’une astronomie sans programme et fondée sur d’autres valeurs sociales.
Chapitre IIILe Bureau et sa « succursale » de Marseille
Second site de l’astronomie d’observation française au début du xix e siècle, l’observatoire des Accoules, à Marseille, représente un cas paradigmatique de contrôle à distance exercé par le Bureau des longitudes. Après un partenariat sans lendemain établi sous le Consulat entre Thulis et Lalande, l’observatoire de Marseille fut particulièrement isolé au temps de la direction de Blanpain (1810-1821) par l’omniprésence de Zach. La satellisation croissante effectuée par Paris s’exprima à travers l’envoi en 1820 d’un jeune astronome, formé à l’Observatoire et patronné par Bouvard, qui devait remplacer l’adjoint Pons, célèbre chasseur de comètes ; très vite, Adolphe Gambart s’imposa comme l’homme d’un nouveau développement de l’astronomie marseillaise, en coordination très étroite avec le Bureau central.
L’étude de la correspondance de Gambart, remarquablement conservée et jusqu’alors quasiment inexploitée, permet de comprendre comment le jeune homme put évincer Blanpain de son poste en 1820-1822, et comment les astronomes parisiens reconquirent le Midi à la fin de la Restauration, à la faveur de la constitution de nouveaux réseaux locaux. Après 1826-1827, Gambart, qui a acquis une réputation internationale et mène une politique d’extension instrumentale active, incarne aussi l’avortement d’un transfert des savoirs et techniques hors du creuset parisien. À sa mort en 1836, l’observatoire de Marseille fut confié à Benjamin Valz, riche édile et amateur nîmois, correspondant d’Arago, dont la direction marque un reflux centrifuge progressif et partiel, un désintérêt croissant de la part du Bureau des longitudes.
Troisième partieLe Bureau des longitudes et l’Observatoire de Paris
au milieu du xix
e siècle :
déchirure ou mutation accélérée ?
Chapitre premierL’Observatoire d’Arago, un lieu de science
sous la monarchie de Juillet
Après l’abandon définitif de l’observatoire de l’Ecole militaire, l’Observatoire devient le lieu d’observation unique du Bureau des longitudes. Arago y est nommé avec le titre de directeur des observations (1834) ; un recrutement d’une ampleur nouvelle se met progressivement en place dans un site rénové, les élèves astronomes devenant le produit singulier d’une véritable « fabrique de savants » ; dans un cadre de réorientation pratique, émergent de nouveaux types de contrôle en interne au Bureau. Vers 1840, l’animation programmatique traditionnelle connaît une évolution préjudiciable quant à la cohérence des fronts de recherche : on observe un moindre intérêt pour les recherches théoriques et mathématiques ; le paradigme physique l’emporte désormais nettement sur celui de la mécanique céleste, comme le traduisent bien les joutes scientifiques qui eurent lieu entre Arago et Biot.
Dépendant depuis 1832 du ministère de l’Instruction publique, le Bureau des longitudes se retrouva vite au cœur des mouvements animant les interfaces entre sciences et administrations, tandis que la « science officielle » tendait à être de plus en plus particularisée. C’est ce contexte qui voit l’affirmation d’un jeune polytechnicien s’attelant aux progrès de la mécanique céleste, Urbain Le Verrier, d’abord satellisé par les astronomes du Bureau, gangue symbolique dont il tend à se détacher au fil des ans, avant de connaître une immense consécration publique avec la découverte de Neptune en septembre 1846.
Chapitre IILa scission de l’élite astronomique parisienne
Un retour sur « l’affaire Neptune » au Bureau des longitudes était nécessaire : l’analyse de certains documents clés permet en effet d’éclaircir la question du nom à donner à la planète. Ce débat cristallisa, à partir de février 1847, une véritable bipartition d’un champ scientifique jusqu’alors cohérent et peut être analysé comme la conséquence ultime d’une crise profonde du système de patronage savant incarné par le directeur et secrétaire perpétuel Arago. Des mises en parallèle complexes permettent de mieux saisir les rôles respectifs, sous-entendus ou provoqués, d’un triangle d’action formé par le Bureau, l’Observatoire et l’Académie des sciences, dans ce qui constitua une rivalité à toutes les échelles, que favorisait l’étroitesse du milieu astronomique parisien.
Organisant autour de sa personne des réseaux d’élaboration parallèle des savoirs, Le Verrier parvint à parasiter et à occuper avec une efficacité croissante un grand nombre des prérogatives en devenir dans l’astronomie du milieu du siècle (comme le développement de la quête de nouvelles planètes), et à en déposséder le nœud Bureau-Observatoire. Malgré une remise en ordre qui assure Arago de sa prépondérance interne, le sursis quarante-huitard ne permet pas à l’ancien creuset astronomique de s’adapter fondamentalement aux attentes techno-scientifiques nouvelles de l’Etat et de la société urbaine. Devenu porte-parole du « tournant pratique » tandis que l’Observatoire se transforme en camp retranché d’un idéal d’autonomie savante, introduit depuis 1846 auprès des sphères politiques de l’Ordre, Le Verrier reste à la tête d’un pôle scientifique jumelé au pôle académique principal, dont l’unicité demeure un état de fait.
Chapitre IIILa séparation (1851-1854)
Ce ne fut qu’au printemps 1852 que Le Verrier s’affirma comme alternative complète à l’Observatoire d’Arago, après avoir été l’un des principaux auteurs des profondes réformes engagées par le ministère Fortoul. Après le décret du 9 mars 1852, le Bureau des longitudes est virtuellement séparé des lieux d’exécution de la science. Le système de promotion académique échafaudé par Arago essuie ses derniers coups lors de la défection officielle d’un élève astronome de poids, Faye, qui devient définitivement le bras droit praticien de Le Verrier. Après la mort d’Arago en octobre 1853, le Bureau reste captif de ses contradictions entre service de l’Etat et conception du savant héritée des Lumières, incarnées par les initiatives de Biot ou du président Baudin.
La réforme de l’astronomie parisienne en astronomie officielle connut un parachèvement ambigu dans la mise en place, largement orchestrée par Le Verrier et Fortoul, d’une commission de réorganisation de l’Observatoire, révélatrice des contraintes inhérentes au milieu scientifique parisien et de tensions inédites dans la gestion des sciences. Des comparaisons avec les terrains astronomiques étrangers à la même époque permettent également de compléter le tableau d’un champ qui connaît, au tournant de 1853-1854, une mutation formelle qu’il convient de resituer entre logiques d’affrontements et refonte structurelle.
Conclusion
Administrer et faire science, telle était la mission permanente du Bureau des longitudes de France, organe collectif pensant et missionnant d’un Observatoire central et d’un réseau d’observateurs et collaborateurs à géométrie variable, institution de réunion informelle et corps hybride donnant à voir l’officialisation autogérée et les mutations du pouvoir savant de la capitale des Lumières. Il constitua ainsi, durant 60 ans, un foyer intégré, évolutif et mouvant de mise en relations des acteurs et de création discursive, au sein d’un champ de savoirs et de vastes reconfigurations des modes de production des sciences de l’observatoire.
Pièces justificatives
Édition critique des deux premiers cahiers de procès-verbaux du Bureau des longitudes (juillet 1795-mai 1804)
Annexe
Biographies des membres du Bureau des longitudes. – Liste des membres, officiers et employés du Bureau (1795-1854)