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École des chartes » thèses » 2005

Une nouvelle édition du Bestiaire de Philippe de Thaon


Introduction

Si l’histoire ne nous a livré presque aucune information sur l’homme Philippe de Thaon, tel n’est pas le cas de son œuvre. Ses écrits, quoique conservés dans de rares manuscrits, donnent un aperçu de l’étendue de sa production, ainsi que de son influence à travers et même en dehors de l’aire linguistique anglo-normande. C’est le deuxième écrit de Philippe, le Bestiaire, qui a accaparé l’attention de critiques en tous genres : historiens de l’art, littéraires, philologues. En se penchant sur cette œuvre, tous ont été contraints jusqu’ici de se servir d’éditions datées, dont la plus récente remonte à 1900, qui ne correspondent pas aux critères contemporains d’une édition critique. L’état à la fois lacunaire et dissemblable des trois manuscrits survivants semble avoir découragé les philologues du xxe siècle, qui n’ont eu de cesse de commenter le Bestiaire sans avoir entrepris une nouvelle édition critique. La présente thèse a pour objet de combler ce vide scientifique et de présenter une édition critique du Bestiaire dotée d’un apparat critique lisible et exhaustif, ainsi que de commentaires pour aider à le situer dans son contexte historique, littéraire et artistique.


Première partie
Le Bestiaire en contexte


Chapitre premier
Philippe de Thaon

Les dates et lieux de la naissance et de la mort de Philippe de Thaon restent inconnus, mais nous pouvons raisonnablement postuler qu’il est né en Angleterre dans le dernier tiers du xie siècle et mort après 1154, date théorique de la composition de sa dernière œuvre connue. Il semble pour le moins possible qu’il ait été le petit-fils de Robert de Thaon, l’un des compagnons de Guillaume le Conquérant lors de la Conquête normande d’Angleterre en 1066. Par l’intermédiaire de l’œuvre de Philippe, nous savons que son oncle Honfroi de Thaon fut chapelain d’Eudes, sénéchal du roi Henri Ier d’Angleterre. De même, l’introduction du Bestiaire suggère que Philippe lui-même avait ses entrées à la cour d’Angleterre, car cette œuvre est dédicacée à Adélaïde de Louvain, épouse d’Henri Ier Beauclerc.

Chapitre II
Les œuvres de Philippe de Thaon et leur succès

De nombreux critiques reprochent à Philippe de Thaon d’être un auteur sans originalité, et il est vrai qu’il fut plutôt un vulgarisateur dans le sens premier du terme qu’un grand créateur littéraire. Ses œuvres ont toutes une orientation principalement scientifique ou para-scientifique avec de fortes tendances à l’exégèse chrétienne. Selon la conception médiévale du monde, la science et la religion ne sont pas incompatibles, et comme bon nombre de ses contemporains, Philippe les mélange avec une aisance qui a souvent de quoi surprendre le lecteur moderne.

La première œuvre de Philippe est un traité de Comput destiné à aider le clergé à calculer la date des fêtes mobiles et composé en 1113 ou 1119, d’après des indications textuelles ; sa matière première est tirée en large partie de traités préexistants, dont la grande majorité fut réalisée en latin. Le Bestiaire, traité d’histoire naturelle concernant les propriétés des bêtes, des oiseaux et des pierres, donne aussi des interprétations moralisatrices de ces sujets ; en général, ces moralisations sont bien plus développées que les descriptions comportementales qui les précèdent. En plus de ces deux œuvres dont Philippe se présente comme l’auteur, plusieurs autres ouvrages en anglo-normand, tous de nature para-scientifique, portent son empreinte. Parmi eux, on compte deux lapidaires, l’un alphabétique, l’autre apocalyptique. On attribue également à Philippe le Livre de Sibile, composé vers 1140 , qui est une traduction mise en vers et amplifiée d’une œuvre en prose latine, la Sibilla Tiburtina. En 1993, Hugh Shields proposa l’attribution de deux autres ouvrages à Philippe ; on ne saurait trancher sur la paternité de ces deux dernières œuvres, mais les parallèles que Hugh Shields avance ne semblent pas suffisants pour établir une filiation certaine.

Il est toujours difficile d’estimer la portée d’une œuvre médiévale, car le nombre de témoins conservés n’est qu’un indice peu fiable du nombre de manuscrits qui ont pu circuler au Moyen Age. Sur cette base, on peut toutefois estimer que les œuvres de Philippe ont eu au moins un modeste succès. On a répertorié cinq manuscrits et un fragment du Comput, trois exemplaires des deux lapidaires et du Bestiaire et un exemplaire du Livre de Sibile. La plupart de ces manuscrits sont en anglo-normand, mais on en trouve également un rédigé en francien, le dialecte de l’Ile-de-France (notre ms C), ce qui implique une zone d’influence relativement étendue. La datation de ces manuscrits démontre que l’influence directe des œuvres de Philippe de Thaon a duré environ deux siècles ; si on ne peut estimer leur influence indirecte à sa juste valeur, le succès du genre bestiaire vernaculaire donnerait à penser qu’elle a dû être assez conséquente.

Chapitre III
Le bestiaire, naissance d’un genre

Les précurseurs du bestiaire. — Deux sources antérieures ont influencé les bestiaires médiévaux : le Physiologus et le livre XII des Étymologies d’Isidore de Séville. Du texte original grec du Physiologus, catalogue moralisateur de bêtes, furent tirées entre 386 et 431 des traductions en latin, qui connurent une très large diffusion pendant plusieurs siècles et qui ont laissé un nombre impressionnant de témoins textuels. La version du Physiologus dont se servait sans doute Philippe était composée de 37 articles, qui présentaient dans une disposition quelque peu anarchique des bêtes, des oiseaux et des pierres. Comme leur nom l’indique, les célèbres Étymologies d’Isidore de Séville (mort en 636) visent à expliquer le nom des choses en donnant une étymologie qui correspond aux caractéristiques physiques et comportementales des sujets traités. Le livre XII est consacré aux catégories suivantes : les animaux domestiques, les bêtes sauvages, les petits animaux, les serpents, les vers, les oiseaux et enfin les petits animaux ailés. Les Étymologies sont dépourvues des interprétations exégétiques qui caractérisent le Physiologus ; Isidore de Séville s’intéresse plutôt au côté scientifique de son sujet. Au contraire aussi du Physiologus, les Étymologies bénéficient d’une nomenclature rigoureuse exigée par leur contexte encyclopédique.

Le bestiaire médiéval en latin.— Les premiers manuscrits latins de ce qu’on appelle bestiaire ont vu le jour au XII e siècle. L’appellation “ bestiaire ” englobe une variété de textes ayant comme texte de base le Physiologus additionné de textes de diverses sources, ainsi que de moralisations de plus en plus nombreuses et longues. Les manuscrits médiévaux du Physiologus peuvent être regroupés en quatre familles de recensements textuels ayant eu cours en Angleterre entre les xiie et xve siècles. La première est composée du texte du Physiologus complété par des extraits des Étymologies et parfois de l’Aviarium d’Hugues de Saint-Victor. La deuxième rajoute de nombreux articles pour en atteindre plus d’une centaine. Au xiiie siècle survient la troisième famille, caractérisée par l’ajout d’extraits du Megacosmus de Bernard Silvestre ; la séquence des bêtes commence désormais avec les animaux domestiques. L’évolution du genre s’achève avec la quatrième famille, basée sur le De proprietatibus rerum de Barthélemy l’Anglais.

Le bestiaire médiéval en langue vernaculaire. — S’il existait plusieurs familles de bestiaires en latin, il en était de même pour leurs cousins en langue vulgaire. La plupart des bestiaires médiévaux en langue vulgaire furent plus ou moins contemporains des bestiaires latins. Le Bestiaire de Pierre de Beauvais en prose française fut une traduction du Physiologus latin et servit de modèle au Bestiaire d’amour en prose de Richard de Fournival, le plus célèbre du genre en langue française (milieu du xiiie siècle). Parmi d’autres bestiaires de diverses origines, on citera le Bestiaire de Gervaise (écrit vers 1215), une adaptation des Dicta Chrysostomi en dialecte normand. De nombreux autres bestiaires français vinrent grossir les rangs de ce genre jusqu’au xve siècle, date de rédaction d’un Bestiaire vaudois.

Chapitre IV
Le Bestiaire de Philippe de Thaon

Ni le plus long, ni le plus célèbre des bestiaires français, le Bestiaire de Philippe de Thaon a la particularité d’en être le premier en date. Suivant la dédicace à Adélaïde de Louvain, alors épouse d’Henri Ier d’Angleterre, on situe sa composition entre 1121 et 1135. Il précède ainsi ses plus proches contemporains de plus d’un demi-siècle. En outre, le texte du Bestiaire de Philippe livre le premier exemple du mot bestiaire en français.

Parmi les innovations de Philippe, on peut citer la mise en vers rimés, l’ajout des articles sur les douze pierres de la Jérusalem céleste et le béryl, l’abrègement de l’article sur l’hyène, quelques petites libertés étymologiques et surtout la quantité importante de moralisations qui semblent avoir été inventées par Philippe.

L’un des signes distinctifs de Philippe en tant qu’auteur est sa volonté de toujours citer ses sources. Si parfois ses citations condamnent le lecteur à des recherches infructueuses, on peut supposer qu’il s’agit là d’erreurs de traduction de sa part ou, sinon, de manuscrits fautifs auxquels il aurait eu recours, sinon d’œuvres désormais perdues. Philippe a puisé une grande partie de son matériel textuel dans le Physiologus, qu’il cite nommément quatorze fois ; la plupart des citations bibliques de Philippe sont tirées directement du Physiologus, qui en est truffé. Les neuf références qu’il fait à un Bestïaire restent, pour leur part, énigmatiques, car on ne sait pas exactement à quoi elles renvoient. Cité huit fois, le livre XII des Étymologies d’Isidore de Séville fournit également une grande quantité de renseignements, surtout en matière d’étymologie ; en plus de ces citations, le Bestiaire s’appuie également deux traductions en langue vulgaire des Étymologies.


Deuxième partie
La tradition manuscrite et imprimée


Chapitre premier
Description des manuscrits

Le ms L. — Le manuscrit le plus contemporain à la rédaction du Bestiaire est le ms BL Cotton Nero A v, identifié par le sigle L .Ce manuscrit, conservé au département des manuscrits de la British Library à Londres, date de la deuxième moitié du xiie siècle et est de provenance anglaise. Une main unique a exécuté le texte des deux premiers ouvrages contenus dans le manuscrit, le Comput et le Bestiaire de Philippe de Thaon. Un ou plusieurs autres artistes, chargés de la réalisation des initiales, des rubriques et des miniatures, n’ont pas mené à bien leur travail, quoique le copiste initial leur ait laissé suffisamment de place.

Les deux premiers ouvrages du manuscrit, qui constituent une seule unité, sont écrits d’une seule main en caractères gothiques pré-humanistiques. Le premier, le Comput, occupe les fol. 1-41, tandis que le second, le Bestiaire, occupe les fol. 41-82v. Le reste du manuscrit est consacré à la Vita Thomae Cantuarensis d’Herbert de Bosham (fol. 83-118v).

Le manuscrit comporte 118 feuillets répartis en quatorze cahiers irréguliers de parchemin. Les signatures, qui sont continues, ont été rajoutées au moment de la reliure ou après. Les cahiers A-C, F-H et M-O contiennent huit feuillets, les cahiers D-E dix, le cahier I onze, le cahier L douze, et le cahier K trois. La signature P dans la marge inférieure du fol. 119, feuille de parchemin blanc, ne correspond pas à un cahier et doit simplement indiquer qu’il s’agit d’une feuille de garde qui ne faisait pas partie du cahier qu’elle suit.

Le manuscrit mesure 120 sur 180 mm. Pour les deux œuvres de Philippe de Thaon, la réglure est réalisée à la mine de plomb ; celle-ci est plus prononcée dans le Comput, où l’on remarque souvent de gros points noirs en bout de ligne. Le texte est copié à pleine page, à raison de 24 lignes par page, sauf là où le copiste laisse de la place pour les rubriques et les miniatures. La foliotation, à la mode anglaise, est notée dans le coin supérieur extérieur, à l’encre noire. Celle-ci est sans doute postérieure à la reliure des deux manuscrits, car elle est continue.

Deux ex-libris manuscrits de l’abbaye de Sainte-Marie de Holmcoltram figurent dans la marge inférieure des fol. 1 et 82v dans une même grosse main gothique, sans doute datant du xive siècle (Short, Comput 2). Ces feuillets étant limitrophes des œuvres de Philippe, il semble évident que ces ouvrages constituaient à une époque lointaine un manuscrit intégral appartenant à ladite abbaye. Le manuscrit a ensuite appartenu à Sir Robert Cotton (1571-1631), l’un des plus grands bibliophiles anglais du xviie siècle. Entre 1588 et sa mort, Cotton amassa une collection de presque mille manuscrits. A sa mort, il légua sa collection à son fils, qui la transmit à son tour à son propre fils, John. C’est celui-ci qui légua la collection à la nation en 1702. Depuis ce temps, le manuscrit a toujours appartenu à la collection des manuscrits de la bibliothèque nationale anglaise.

Le ms O . — Le deuxième manuscrit le plus contemporain en date et en lieu est le ms Oxford, Merton College 249, identifié par le sigle O. Ce manuscrit, conservé dans la bibliothèque de Merton College à Oxford, date du xiiie siècle et est également de provenance anglaise. Outre le Bestiaire de Philippe de Thaon, qui occupe les fol. 1-10v., il contient treize autres œuvres, toutes de nature religieuse et toutes sauf une en latin. L’inclusion du Bestiaire dans cette collection de sermons et de conseils pour la direction des fidèles indique sans doute que cette œuvre servait de source d’exempla pour des sermons.

Plusieurs mains ont copié le texte du Bestiaire en caractères gothiques pré-humanistiques à l’encre brune. Le texte est décoré d’initiales filigranées à l’encre bleue et rouge et de pieds de mouche à l’encre rouge et bleue (fol. 9v), ainsi que de deux décors purement ornementaux (fol. 7v et 8) et de 47 miniatures, dont la plupart se trouvent dans les marges. Les miniatures sont en fait des dessins à l’encre brune réalisés par-dessus des esquisses préliminaires à la mine de plomb. Elles sont parfois rehaussées d’encre rouge.

Le manuscrit mesure 190 sur 275 mm. Pour le Bestiaire, la réglure est réalisée à la mine de plomb. Le texte est agencé en deux colonnes de 37 lignes. La foliotation est notée dans le coin supérieur droit des rectos, à l’encre noire ; il subsiste des traces d’une foliotation ancienne. Au total, le manuscrit comporte 187 feuillets précédés de deux gardes et deux de parchemin foliotées i et ii. Le fol. 186 est blanc mais compte dans la foliotation.

Un ex-libris en papier aux armes de Merton College avec la devise Collegium Mertonense Universitate Oxon. est collé au contreplat supérieur, où on aperçoit une ancienne cote manuscrite, B i 7. Le manuscrit est parsemé de plusieurs autres ex-libris et ex-dono manuscrits, dont le suivant (fol. iiv) : Liber m. Will. Reed Episcopus Cicestrensis quem emit a venerabile patre domino Thomas Tryllek, episcopo Roffensis. Oretis igitur pro utroque.

Le ms C . — Le troisième manuscrit du Bestiaire est le ms Copenhague, Bibliothèque Royale S. 3466 8°, identifié par la lettre C. Il fut sans doute exécuté au monastère de Saint-Martin-des-Champs, à Paris, à la fin du xiiie siècle ou au début du xive siècle. Ce manuscrit est entièrement consacré au Bestiaire, mais est très incomplet : il ne contient ni la partie volucraire, ni la partie lapidaire.

Le texte du Bestiaire est écrit en caractères gothiques pré-humanistiques à l’encre noire, alors que les rubriques latines sont exécutées à l’encre rouge. Il est décoré d’initiales filigranées à l’encre bleue et rouge. Le texte semble être l’œuvre d’un seul copiste, secondé par un miniaturiste et un artiste qui aurait réalisé les initiales. Les 28 miniatures en couleurs exposent une palette étendue qui comprend le marron, le marron foncé, le rouge, le bleu, le jaune, le vert, le gris-bleu, le noir et le blanc.

Le manuscrit, un petit in-octavo, mesure 100 sur 170 mm. La réglure, souvent bien visible, est réalisée à la mine de plomb. Le texte est agencé en une colonne de 24 lignes. La foliotation, moderne, est notée dans la marge supérieure à l’intérieur de la justification à droite des rectos, à l’encre noire ou brune très pâle. Au total, le manuscrit comporte 51 feuillets précédés et suivis de deux gardes de papier. Les fol. 1 et 2 sont blancs mais comptent dans la foliotation.

Un ex-libris manuscrit – Ex lib[ris] S[an]c[t]i Martini a Campis– se situe dans la marge supérieure du fol. 3. Il s’agit du prieuré de Saint-Martin-des-Champs à Paris, fondé en 1060 par ordre d’Henri Ier. Le manuscrit, étant rédigé en francien, dialecte de l’Ile-de-France, fut probablement réalisé au prieuré vers la fin du XIII e siècle.

Si on ignore le destin du manuscrit pendant les quatre siècles suivants, on sait qu’il a ensuite appartenu au savant danois Frederik Rostgaard, qui l’a sans doute acquis lors d’une visite à Paris à la fin du xviie siècle. La publication de la Bibliotheca Rostgardiana, catalogue de vente, en 1726, indique une date approximative pour la vente du manuscrit à un autre danois, le comte Christian Danneskjold. La mise en vente de la collection de ce dernier en 1732 a permis au manuscrit d’intégrer enfin les collections de la Bibliothèque royale de Copenhague.

Chapitre II
L’édition d’Emmanuel Walberg

L’édition scientifique du Bestiaire qui a fait référence tout au long du xxe siècle est celle Emmanuel Walberg, parue en 1900. Walberg utilise le ms L comme manuscrit de base. Pourtant, son édition reflète plutôt un état de la langue idéalisé que la langue donnée par les deux manuscrits anglo-normands.  L’apparat critique de Walberg consiste en un seul bloc en bas de page regroupant leçons rejetées et variantes. Walberg prend en compte des variantes qui relèvent de la seule différence d’orthographe, pratique qui semble inutile à moins de vouloir faire une étude comparée de l’anglo-normand et du francien. Enfin, sous prétexte qu’elles sont en latin et ne sont donc probablement pas l’œuvre de Philippe, Walberg rejette les rubriques didactiques et les rubriques peintes en fin de volume. Quoiqu’on ne puisse pas prouver leur paternité, il semble évident que ces rubriques aient vite été considérées comme une partie intégrale du texte. Aussi convient-il de les laisser en place, afin de permettre au lecteur une vue d’ensemble du texte tel qu’il est présenté par les trois manuscrits.


Troisième partie
Établissement du texte


Chapitre premier
Critères retenus pour l’édition du texte

Le choix du manuscrit de base du Bestiaire de Philippe de Thaon n’est pas des plus aisés, car les trois manuscrits conservés sont tous lacunaires, tant au niveau du texte qu’au niveau des rubriques et des miniatures. De plus, aucun ne semble clairement primer sur les deux autres en ce qui concerne la fidélité au texte original du Bestiaire. En l’absence d’une hiérarchie évidente entre les trois manuscrits, l’édition a été établie en conformité avec les critères suivants.

La complétude du texte. — Par complétude, il faut comprendre l’état le plus complet possible du texte tel qu’il fut rédigé par Philippe de Thaon. Du point de vue de l’intégrité textuelle, on ne saurait que préférer le ms L, qui est le seul à comporter à la fois le début et la fin du Bestiaire. Ce manuscrit, le plus complet des trois au niveau textuel, compte 3151 sur les 3200 vers de notre édition. Il ne lui manque aucun des 41 articles, et là où il est possible de comparer son texte à celui des deux autres manuscrits, il ne comporte que des lacunes de un à quatre vers. A la suite du vers 2896, on constate notamment une lacune sans pouvoir déterminer s’il s’agit d’une page manquante ou d’une erreur d’inadvertance de la part du copiste, qui aurait sauté quelques vers seulement. En somme, étant donné l’état lacunaire des trois manuscrits, il aurait été impossible de se servir du seul ms L, pourtant le moins incomplet, comme manuscrit de base sans le compléter par endroits à l’aide des deux autres manuscrits pour donner un texte cohérent. En effet, en comparant les trois manuscrits, on se rend compte qu’un heureux hasard a fait qu’il y a presque toujours un des trois qui comble le vide laissé par les autres.

Le dialecte des manuscrits. — Selon des informations fournies par le texte du Bestiaire lui-même, on peut affirmer sans hésitation que Philippe de Thaon composait en anglo-normand et, à l’exception du ms C du Bestiaire, écrit en francien, tous les manuscrits existants des œuvres de Philippe sont rédigés en anglo-normand. De ce fait, le ms C ne saurait être notre manuscrit de base.

La datation des manuscrits. — Dans le cas du Bestiaire, l’existence de deux dédicaces différentes permet d’établir un terminus post quem pour les deux familles de manuscrits qui les contiennent. Les manuscrits L et C sont dédicacés à Adélaïde, femme d’Henri Ier Beauclerc, roi d’Angleterre (1100-1135). On peut donc dater cette version du texte entre 1121 et 1135, dates du mariage d’Henri avec Adélaïde et de la mort d’Henri. Le ms O, par contre, est dédié à Aliénor d’Aquitaine, reine du roi Henri II Plantagenêt (1154-1189) : il ne peut donc être antérieur à 1154.

Un examen paléographique de la première partie du ms L(le Comput et le Bestiaire) permet d’établir que ce manuscrit fut rédigé en Angleterre pendant la seconde moitié du xiie siècle. Quant au ms O, qui a été réalisé par plusieurs mains, l’analyse paléographique permet de déduire que tous ses composantes ont sans doute été rédigés en Angleterre au cours du xiiie siècle, probablement pendant la deuxième moitié. Le style et l’iconographie très “ anonymes ” des miniatures ne permettent ni des hypothèses quant à son modèle, ni une datation. Le ms C, au contraire des deux manuscrits anglais, est écrit par une main française qu’on peut dater à la deuxième moitié du XIII e siècle.

Chapitre II
Les interventions éditoriales

L’objet même d’éditer un texte médiéval est de le rendre accessible au lecteur moderne sans que celui-ci soit obligé de recourir lui-même aux manuscrits. Il faut donc que l’éditeur prenne soin non seulement de transcrire, mais aussi de restituer le texte original – sans pour autant dénaturer le texte des manuscrits témoins que nous possédons – et de retenir une mise en page lisible. Ce chapitre présente les choix retenus en matière de corrections de la syntaxe, de facilitation de la lecture, d’utilisation des majuscules, de résolution des abréviations, d’accentuation, de présentation des lacunes et des citations et d’apparat critique.

Chapitre III
Le dialecte anglo-normand

Particularités lexicales. — Si le vocabulaire de Philippe de Thaon devait en principe être facilement compréhensible pour n’importe quel “ francophone ” de son époque, on y remarque néanmoins certaines particularités linguistiques qui relèvent sans doute de l’atmosphère bilingue de l’Angleterre après la Conquête normande. Sans parler des germanismes tels que gueredun ou guald, qu’on retrouve partout dans l’aire linguistique française, on note une influence réciproque entre la langue anglaise et la langue française.

Particularités orthographiques et phonétiques. — La plupart des particularités orthographiques de l’anglo-normand portent sur les voyelles, sans doute parce que celles-ci étaient prononcées de manière différente par les habitants de la Normandie et de la Grande Bretagne. Certaines voyelles, comme le u fermé et le a, sont assez stables, alors que d’autres, telles que le o ouvert, se sont métamorphosées. Les consonnes géminées sont un phénomène assez rare, se limitant le plus souvent au n( annuncier) et au l( oillet). En dehors de ces exceptions, on trouve en règle générale des consonnes simples : apuier pour appuier, pume pour pumme, cumant pour cummant. Sous l’influence du picard, il y a un flottement entre les graphies en c et ch devant des voyelles. La plupart des graphies qu’on trouve normalement en cha en ancien français sont rendues en ca dans ces manuscrits : cameil pour chameil( chameau), etc. A cause de l’équivalence de prononciation entre ai, ei et oi, on trouve fréquemment des graphies multiples pour un même mot.

Chapitre IV
Métrique

Puisqu’il s’agit d’une œuvre poétique à pieds réguliers hexasyllabiques et octosyllabiques, il fut aisé de se rendre compte de la façon dont étaient prononcées les voyelles en anglo-normand en comptant les pieds de chaque vers. Prenant comme point du départ l’idée que la plupart des vers de Philippe devaient se conformer au mètre que celui-ci s’était imposé, il fut possible de déterminer quelles voyelles étaient muettes et quels groupes de voyelles étaient en fait prononcés en deux ou trois syllabes.


Quatrième partie
La relation entre texte et image


Chapitre premier
Les références textuelles aux miniatures

L’une des particularités du Bestiaire de Philippe de Thaon est que son auteur fait référence aux images censées illustrer son texte au sein même de celui-ci. En effet, en plus des rubriques latines qui décrivent les miniatures qui les suivent – pratique somme toute assez banale dans les manuscrits médiévaux –, le texte vernaculaire contient lui-même une douzaine de références aux images. En plus de ces références, le texte est truffé de 38 rubriques latines employant le verbe pingere. Ces rubriques sont toujours placées entre la description physique de l’animal, de l’oiseau ou de la pierre en question et la moralisation. Des rubriques de caractère purement didactique peuvent y être accolées ou bien se trouver en tête d’article. Les rubriques faisant référence aux miniatures, comme les miniatures elles-mêmes, sont généralement limitées à une par article. Certains articles, bien que privés de rubriques, sont néanmoins pourvus de miniatures dans les manuscrits O et C.

Chapitre II
Le cycle des miniatures

Les miniatures des mss O et C. — Prenant en compte les miniatures et les rubriques qui nous sont parvenues, il est possible de postuler que le Bestiaire tel qu’il fut conçu par Philippe de Thaon fut richement décoré de presque une cinquantaine d’images, toutes (sauf une) portant sur les attributs physiques et comportementaux de leur sujet. Quoique ce chiffre puisse sembler faible quand on compare ces manuscrits aux bestiaires latins les plus richement enluminés, il ne faut pas perdre de vue que dans ces derniers, c’est souvent l’interprétation allégorique qui prime. Or, cette dimension est pour ainsi dire absente des manuscrits du Bestiaire de Philippe.

Les esquisses du ms L . — Si quelques-unes des miniatures prévues pour la décoration du Comput ont été réalisées à l’encre noire, le Bestiaire, lui, est dépourvu de toute miniature accomplie. Pourtant, en regardant de très près les feuillets de ce manuscrit, il fut remarqué plusieurs esquisses au stylet ou à la mine de plomb très claire. S’il est impossible de dire à quelle époque celles-ci furent faites, vu que certaines des miniatures du Comput ont également été abandonnées à ce stade précoce de leur conception, on peut penser que les esquisses des deux œuvres furent réalisées à la même époque.

Le cas du ms C. — Le ms C est le seul des trois manuscrits à être entièrement consacré au texte du Bestiaire. Superficiellement d’apparence soignée, ce manuscrit est en fait truffé de mésententes, d’abord entre le copiste et son modèle, ensuite entre le miniaturiste et le copiste. Il présente surtout un exemple fascinant des étapes d’élaboration d’un manuscrit : les pages sont d’abord réglées, puis on appose des marqueurs en bout de ligne indiquant l’emplacement du texte, ainsi que l’ordre des vers dans les couplets. Après l’apposition du corps du texte dans les endroits réservés à cette intention, le rubriqueur et le miniaturiste passent à tour de rôle et remplissent les espaces qui leur sont réservés. Il s’agit vraisemblablement de deux individus distincts, car le manuscrit est entièrement illustré mais très incomplet au niveau des rubriques. On peut postuler en comparant l’écriture des rubriques et celle du corps du texte que ce fût le copiste lui-même qui était normalement chargé des rubriques et que celui-ci a été contraint d’abandonner ce travail avant de l’avoir mené à terme. À partir du fol. 15, il n’y a plus du tout de rubriques, alors que des emplacements ont été laissés à cette intention tout au long du manuscrit.


Cinquième partie
Édition


L’édition porte sur la totalité du Bestiaire, avec les interventions éditoriales développées dans la troisième partie. Le texte du Bestiaire est réparti en vers hexasyllabiques qui sont numérotés par groupes de quatre. Les rubriques latines ne figurent pas dans le compte des vers mais sont indiquées par les vers limitrophes de l’édition. L’apparat critique se trouve en bas de page, sauf dans le cas de grandes variantes textuelles qui sont regroupées en annexe.


Annexes

Notes de fin. ­— Variantes textuelles importantes. —­ Articles du Bestiaire. —­ Notices des manuscrits du Bestiaire. —­ Index thématique. ­— Index des noms propres. ­— Glossaire. —­ Planches photographiques.