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École des chartes » thèses » 2005

La justice et la paix à Douai à la fin du Moyen Âge


Introduction

La ville de Douai, commune de Flandre de la fin du Moyen Âge, constitue le cadre de l’analyse de l’évolution de pratiques et de politiques judiciaires urbaines, en lien avec la baisse des pouvoirs municipaux face au renforcement des pouvoirs centraux bourguignons puis habsbourgeois et face aux évolutions plus larges de l’appareil de répression que les ducs de Bourgogne mettent en place dans l’ensemble de leurs possessions. Les interactions sont nombreuses en ville entre les différentes autorités communales, comtales et royales qui se partagent les compétences judiciaires, auxquelles se rajoute la pluralité des mesures possibles établies par le droit communal afin de limiter la violence et de permettre à la commune d’exister. L’encadrement de la population semble être autant l’affaire des autorités qui écrivent les textes législatifs que des hommes qui choisissent ou non d’accepter la décision judiciaire. Il ne s’agit pas pour eux de fermer les yeux sur une violence, qui, même si elle acceptée dans les limites de la vengeance de l’honneur, n’en reste pas moins un élément perturbateur de la vie de la commune, mais de proposer, en passant par la négociation, de faire émerger les conditions nécessaires à une réconciliation. La réussite de toute politique judiciaire repose essentiellement sur l’adéquation de ce schéma d’encadrement aux exigences de la société à laquelle il s’impose : les évolutions qu’on y décèle témoignent des changements de cette même société.


Première partie
Les justices à Douai


Chapitre premier
Les autorités judiciaires compétentes pour la ville de Douai

La justice et la paix sont avant tout affaire de juridictions et de compétences. Qui est chargé de contrôler qui et quoi ? Voilà ce que sont censés fixer les textes, qu’il s’agisse de chartes de privilège ou d’ordonnances plus générales. Tous ceux qui se sont intéressés à la justice en Flandre s’accordent pour parler d’un véritable enchevêtrement de juridictions aux compétences mal ou même parfois non définies. Dans la ville, les juridictions des échevins, des églises, des abbayes, du bailli, du comte et du roi se superposent les unes aux autres, rendant nécessaire de bien déterminer la nature des différentes compétences qui s’exercent en ville.

Chapitre II
Les interactions entre les justices

Ces justices font plus que cohabiter dans la même ville : il est bien évident qu’elles ont affaire les unes avec les autres et qu’elles ne s’ignorent pas. Il va de soi qu’un certain partage des tâches existe et que, si parfois les situations sont bloquées, on essaie autant que possible d’y remédier car la justice risque de s’en trouver affaiblie. Que les raisons de la collaboration soient structurelles, comme cela se voit dans l’action conjointe des échevins sous contrôle du bailli, ou que ce soit le résultat de conventions passées entre les différentes juridictions afin de minimiser les risques de non coopération, les risques de tensions sont multiples quand les compétences se chevauchent au lieu de se compléter. Il n’est pas vraiment étonnant de voir naître de ces situations inextricables des conflits dont la solution peut parfois être difficile et longue à trouver, surtout quand elles permettent de trouver pour les justiciables les plus habiles un moyen dilatoire pour repousser autant que possible leur condamnation..


Deuxième partie
Les échevins de Douai et leurs archives judiciaires


Chapitre premier
Les registres de la pratique

Cinq registres de la série FF des archives municipales de Douai ont été retenus pour cette étude : tous rédigés en ancien picard, ils sont témoins de l’activité judicaire des échevins L’étude des registres échevinaux a été privilégiée ici, dans la mesure où c’est sur eux que l’étude de la justice et de la paix à Douai s’appuie en majorité. Dans le cadre de classement des archives, tous ont été identifiés comme relevant plus ou moins de la même nature et par conséquent devant plus ou moins remplir le même type de fonction, à savoir une fonction d’enregistrement : enregistrement des audiences des paiseurs (FF 287), des déclarations de trêves et d’asseurements (FF 288) et des sentences criminelles (FF 385 à 387). Heureusement, l’étude de la confection de ces registres a permis de mieux en déterminer la fonction et de tirer les conclusions nécessaires quant aux informations à en tirer.

Chapitre II
Les pièces et les dossiers isolés

La présence de pièces et de dossiers isolés dans les archives est aussi le résultat de l’action du temps et des aléas liés à l’histoire de la conservation. Si le degré de représentativité des affaires dont rendent compte ces pièces est difficile à déterminer, néanmoins, elles ont toutes le précieux avantage de donner des informations ponctuelles sur la nature et sur la manière dont pouvaient se présenter les documents les plus au cœur de la pratique judiciaire.

Chapitre III
Les sources complémentaires : sources comptables et autres pièces

En poussant un peu plus loin dans les inventaires d’archives, on s’aperçoit que les questions encore restées obscures après l’exploitation des sources de la pratique et des sources théoriques de la justice, principalement à cause de lacunes dans les séries, trouvent une réponse grâce à l’étude des sources comptables. Elles ne concernent pas seulement et pas directement l’exercice de la justice pénale, mais peuvent, dans une certaine mesure, éclaircir certains points. Étudier la justice à Douai serait nettement plus difficile si on ne disposait que de ce type de source. Ici, elles viennent infirmer ou confirmer les hypothèses nées de l’étude des sources directement liées à l’exercice de la justice, et peuvent même donner des informations supplémentaires


Troisième partie
L’encadrement de la population


Chapitre premier
Les fondements de l’autorité d’encadrement

Il est nécessaire de montrer sur quelles bases s’appuie l’autorité des échevins pour rendre la justice dans la ville, et avant cela, pour encadrer la population. Les échevins de la ville bénéficient d’une large autonomie garantie par les chartes de commune et les autres privilèges accordés par le prince de manière définitive, ou du moins, dans la limite du respect des serments que chacune des autorités présentes en ville doit prêter à chaque fois qu’un changement de personne intervient, qu’il soit régulier ou soumis à d’autres aléas. Mais cette autorité n’est pas sans bornes. Les rapports que l’échevinage peut entretenir avec les autorités supérieures que sont le bailli comtal et plus tard le gouverneur du souverain bailliage de Lille, Douai et Orchies restent toujours structurés par les serments qui sont renouvelés régulièrement entre les représentants de ces autorités diverses. Mais ils ne garantissent pas plus la soumission des échevins que leurs ambitions. Ils constituent une certaine garantie envers les abus que peuvent commettre les uns et les autres, mais en aucun cas ne mettent sur un pied d’égalité ceux qui les prêtent. Car le prince est et reste le possesseur de toute justice, et les échevins ne font que l’exercer en son nom. Les privilèges et les serments sont une garantie de leur autonomie, mais c’est une garantie qui est elle-même accordée par le prince. Elle est d’autant plus faible qu’il arrive aux échevins de l’instrumentaliser pour servir des desseins étrangers aux intérêts de la ville, qu’ils agissent en toute bonne foi ou poussés par l’ambition. La justice est en effet un enjeu de pouvoir, et les rivalités personnelles ou institutionnelles peuvent mettre en péril son fonctionnement. Or l’efficacité de l’encadrement de la population dépend aussi de la solidité des fondements de l’autorité qui doit les assurer.

Chapitre II
Les moyens d’encadrement de la population

La sécurité et la tranquillité de la commune sont originellement assurées par les membres de cette même commune. Cependant, si le rôle que les bourgeois ont à tenir en vue de protéger la ville et leurs semblables reste toujours d’actualité à la fin du Moyen Âge, il n’en reste pas moins que la plupart des tâches liées au bon déroulement de la justice, depuis la surveillance des rues jusqu’à l’exécution des sentences criminelles en passant par les arrestations de suspects, sont assurées par les sergents. Loin d’être des hommes de main sans foi ni loi, les sergents relevant des diverses autorités judiciaires présentes en ville permettent à la justice de fonctionner. Il est vrai qu’ils ont leurs faiblesses et que certains clichés classiques sur l’agressivité des sergents médiévaux se retrouvent dans la description de la police douaisienne. Toutefois, leur tâche n’est pas aisée : leur marge de manœuvre assez réduite et les résistances auxquelles ils doivent faire face sont source de complications entraînant des abus et des négligences. Leur tâche est complétée et rendue possible presque seulement par la collaboration de la population. Les habitants de Douai, bourgeois ou non, ont également des obligations auxquelles ils ne peuvent se dérober, de sorte que la part active qu’ils occupent dans leur propre surveillance permet de parler d’un véritable « auto-encadrement » de la population.

Chapitre III
Les difficultés et les nécessités de l’encadrement de la population

Il faut à présent mettre en relation les moyens donnés pour l’encadrement de la population avec la nécessité de ce même encadrement et avec les difficultés qu’il rencontre. La situation géographique de la ville constitue elle-même l’origine de certains problèmes liés à la criminalité, ce dont les échevins se plaignent. Les nécessités de l’encadrement de la population les amènent à imposer des conduites de prévention du crime, en évitant les facteurs de risques que peuvent être l’obscurité et la possession d’une arme. La difficulté de la gestion de la criminalité tient à la prégnance de certaines valeurs qui codifient la société. L’honneur fait partie de ces valeurs. Les échevins ne peuvent faire fi de ce facteur dans leurs volontés d’encadrer la population. Et c’est d’autant plus vrai qu’ils font partie de cette même société et qu’ils leur arrivent de recourir à la violence pour des questions d’honneur, pouvant eux-mêmes se retrouver à la fois juges et parties. Cet encadrement est pourtant rendu nécessaire pour assurer la tranquillité et surtout le maintien dans son intégrité de la commune, menacée aussi bien du point de vue de sa prospérité, de sa sécurité que de son essence par les « rancunes, maltalens et haiynes » qui naissent entre ses membres. Les bans échevinaux montrent que la sécurité constitue une des préoccupations les plus importantes du pouvoir communal. Le danger représenté pour la commune par la criminalité intérieure ou extérieure est ce qui ressort le plus des inquiétudes échevinales qui s’efforcent de concilier l’inconciliable : les exigences de l’honneur et la lutte contre la criminalité.


Quatrième partie
Honneur et vengeance


Chapitre I
Commettre un crime à Douai

Les crimes que l’on peut étudier dans la ville de Douai à la fin du Moyen Âge ne sont pas le fruit d’une agressivité aveugle et d’une violence que l’on a longtemps crues caractéristiques de l’homme médiéval. Si les tempéraments semblent enclins à s’échauffer rapidement, c’est qu’il est très facile d’atteindre l’honneur d’autrui et qu’en s’attaquant à l’un, on s’attaque en fait à toute sa parenté et à ses proches qui n’hésiteront pas à s’armer contre le premier provocateur, et contre toute sa famille en miroir. Défendre les siens est l’attitude commune dans cette société qui engendre les guerres familiales que l’on peut s’imaginer se dérouler sans fin à l’époque médiévale, mais certainement pas sans règles. La vengeance et l’état de guerre familiale se différencient quelque peu, même si les points communs sont nombreux : les attaques et les ripostes à l’injure doivent suivre un cheminement, souvent graduel, bien sûr, qui n’implique pas immédiatement le recours à la violence. Celle-ci ne vient que lorsque le dialogue est devenu impossible entre les parties qui s’affrontent : mais là encore, des règles maintiennent son déroulement dans les limites étroites du « beau fait » qui représente la seule violence autorisée pour ceux qui luttent pour l’honneur. Dans ce processus, l’individu en est réduit à n’être souvent qu’un élément du groupe familial auquel il appartient : ses interventions sont conditionnées aussi bien par ses propres inimitiés que par celles de ses proches. Dans une société si pointilleuse sur l’honneur et sur la bonne renommée, il serait sans doute difficile de comprendre que tous ceux que les liens du sang unissent ne s’allient pas dans la vengeance et la guerre au péril de leur vie.

Chapitre II
Apaiser le crime

L’originalité des systèmes communaux tels qu’on peut les observer en particulier dans le Nord de la France et dans les anciens Pays-Bas est de permettre d’éviter le recours à la vengeance, ou du moins, d’en éviter les excès. Il n’est évidemment pas aisé de faire admettre à des parentés qui peuvent être nombreuses de renoncer à défendre l’honneur bafoué de la famille dès que l’un des leurs est agressé. Or, ce qui caractérise principalement le système des accords mis en place alors est la prise en compte de la dimension familiale de ces conflits et de l’importance des valeurs d’honneur et de vengeance. Contrairement à la justice criminelle qui ne voit que le crime et sa condamnation, les accords sont attractifs pour les parties car, tout en permettant une sortie honorable du conflit pour les uns et pour les autres, ils ne mènent à aucune condamnation. La diversité des accords que l’on constate a bien évidemment une raison : si la multiplicité des voies de recours semble quelque peu désordonnée, il faut en fait considérer celles-ci comme un « stock de rituels » où il est nécessaire que chaque conflit puisse trouver un moyen de résolution quelles que soient les parties prenantes, quel que soit l’avancement des hostilités et quitte à combiner ces mesures entre elles. Aux rituels de la vengeance répondent les rituels de la paix qui permettent une inversion de l’acte d’offense, restaurant par là l’honneur qui avait été bafoué.

Chapitre III
Les ruptures d’accord

Le changement de signification du crime par l’intermédiaire des procédures de paix, trêves et asseurement le fait entrer dans le champ du crime contre la commune, facilement punissable car le coupable est désormais individualisé face à son juge. Sa famille doit cesser de le soutenir dès qu’une infraction aux accords est commise. Les ruptures d’accord se trouvent au cœur même de la logique échevinale visant à restreindre l’ampleur des violences internes à la bourgeoisie et constituent de ce fait la limite à la violence tolérée par la commune de la part de ses membres. La rareté des cas recensés amène à penser que la sévérité des peines prévues est particulièrement dissuasive.


Cinquième partie
La commune, les bourgeois, l’État


Chapitre I
La coexistence de deux types de procédure dans la justice communale

Des passerelles existent entre les procédures d’accord et la procédure criminelle. Jamais évoquées par les auteurs, leur étude permet pourtant de mieux comprendre la question du choix entre les différents ordres juridiques en vigueur à Douai, qu’il soit question de l’initiative des parties ou du commandement de l’échevinage. Au-delà donc de ce lien qui existe par le traitement criminel réservé aux ruptures d’accords, d’autres connexions existent entre procédure criminelle et procédure d’apaisement. La question du choix des parties est à prendre en compte dans un premier temps : le pragmatisme est ce qui les pousse à choisir telle procédure plutôt qu’une autre. Toutefois, l’emploi complémentaire des deux procédures pour une même affaire a pour conséquence de limiter l’initiative des parties, qui n’est donc pas le seul facteur déterminant l’équilibre entretenu entre conciliation et répression

Chapitre II
Les princes et la justice

Le prince s’appuie sur une ossature d’institutions et de normes non pour réformer tout de suite mais pour reprendre dans un premier temps à son compte les usages communaux de conciliation et de gestion de la criminalité. Le Conseil de Flandre a permis de faire du prince la référence en matière de justice grâce : cette instance répond aux interrogations des échevins et leur sert d’appui en cas de friction avec les autres officiers comtaux, en les confortant la plupart du temps dans leur bon droit. Une fois instaurée la relation de confiance, il devient possible au prince de commencer à s’approprier les usages locaux, avant de procéder à des changements, ce dont témoigne la progression de son activité législative. Les interventions et les réformes introduites par le pouvoir central lui permettent de s’approprier certaines coutumes douaisiennes, comme le privilège de corps défendant, en s’accordant à lui seul le droit de l’interpréter et par conséquent, de la modifier, tout en feignant de faire une faveur aux bourgeois. On assiste alors à une véritable appropriation par le prince de la régulation de toutes les violences, que permet la « publicisation » de la plupart des crimes, l’État ne laissant plus au bon vouloir des particuliers le règlement des affaires pénales les plus graves. Toute la souplesse du système de conciliation est abandonnée progressivement, ce que l’on voit particulièrement dans l’évolution des peines imposées.

Chapitre III
Les Douaisiens, entre justice du prince et conciliation

Les victimes comme les coupables semblent trouver leur compte à recourir à une justice qui leur semble, sinon plus efficace, du moins plus objective et offrant plus de garanties par rapport à ce que la commune leur offre. L’appui que viennent chercher les justiciables auprès du prince et de ses juridictions est particulièrement visible dans le recours croissant qu’ils font à l’appel et à la grâce. Il leur possible d’espérer, grâce à ce recours au prince une atténuation de leur condamnation mais aussi un retour à la paix, dont le prince devient véritablement « l’arbitre suprême et le garant ». Toutefois, les membres de la famille que l’on avait vu si présents dans les accords d’apaisement ne semblent donc pas avoir leur place dans ce dialogue qui se déroule entre le prince et chacun de ses sujets, suite au travail d’individualisation du traitement de la violence par le pouvoir. L’aspect collectif des pratiques d’apaisement est complètement oblitéré par la priorité que la justice donne au traitement au cas par cas de chacun, distinguant avant tout coupable et victime et non plus offenseur et offensé, et avançant la notion de complicité au détriment de l’entraide et de la solidarité familiale. Mais quoi que l’on puisse penser de l’attitude du pouvoir central à l’égard des pratiques locales d’apaisement et de conciliation, l’action des paiseurs se maintient bien au-delà de l’époque médiévale, preuve qu’elle rencontre toujours un certains succès auprès de la population, même si elle n’est plus aussi indispensable pour préserver la paix de la commune.


Conclusion

Entre le xiiie et le xve siècle, la justice et la paix ont bel et bien changé de visage à Douai, comme partout où conciliation et réparation dans le cadre de la commune ont fait place à une justice criminelle répressive venue du pouvoir central. Le pouvoir central, guidé par sa volonté d’établir son monopole sur la justice et le règlement des conflits a su reprendre à son propre compte les pratiques communales dans ce domaine, en montrant son efficacité et son autorité, en alliant la grâce à la répression, et en sachant répondre aux attentes de la population, entraînant la transformation de la conciliation de la ville en pardon du prince.


Pièces justificatives

Transcription du registre des paiseurs (FF 287). – Transcription partielle du registre aux témoignages (FF 385).


Annexes

Cartes de la ville, de l’échevinage et du bailliage de Douai.