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École des chartes » thèses » 2005

La cinquième mise en prose du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure

Édition partielle et commentaire


Introduction

L’histoire de la guerre de Troie, considérée au Moyen Age comme une réalité historique, a inspiré de nombreuses œuvres médiévales, tant historiques que littéraires, dont la plus connue est sans doute le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, composé par un clerc de la cour d’Henri II Plantagenêt vers le milieu du xiie siècle. Ce poème, au succès considérable, a été à son tour adapté et a en particulier été mis en prose à partir du milieu du xiiie siècle, et ceci à cinq reprises.

Ces textes, largement diffusés comme le prouve le nombre de manuscrits conservés, n’ont cependant été que peu étudiés jusqu’à présent. Prose 5, la dernière prose à avoir été composée comme à avoir été identifiée par la critique moderne, se distingue des quatre précédentes par deux points. Elle contient tout d’abord de nombreuses additions, à dominante mythologique, qui jalonnent son récit, et notamment une traduction en prose de treize des Héroïdes d’Ovide. Elle appartient également à un ensemble plus vaste puisqu’elle constitue la section consacrée à la guerre de Troie dans les deuxième et troisième rédactions de l’Histoire ancienne jusqu’à César, la première compilation historique en prose française composée au tout début du xiiie siècle.

C’est donc en tenant compte de ces deux caractéristiques qu’on a voulu étudier Prose 5, mise en prose d’une œuvre littéraire indépendante mais insérée dans un ouvrage historique plus vaste, afin de mieux la situer dans la production troyenne en ancien et en moyen français. L’ampleur du texte, comparable à celle de son modèle originel, a obligé à n’en donner qu’une édition critique partielle afin de privilégier l’étude des sources et notamment les relations avec les autres mises en prose.


Première partie
La traduction manuscrite de Prose 5


Chapitre premier
Description des manuscrits

Comme l’accent a été mis sur l’étude de la tradition manuscrite de Prose 5, il a paru nécessaire de faire figurer une description détaillée des différents manuscrits la renfermant pour éclairer les études ultérieures. Prose 5 a été conservée par quinze manuscrits, dont deux seulement ne contiennent qu’elle. Les treize autres sont en effet des manuscrits des deuxième (pour dix d’entre eux) et troisième (trois manuscrits) rédactions de l’Histoire ancienne jusqu’à César dont l’innovation principale est justement l’insertion de cette mise en prose du Roman de Troieà la place d’une traduction de l’Excidium Troiae de Darès le Phrygien. Tous les manuscrits font suivre Prose 5 du Roman de Landomatha, un court récit relatant le retour de Landomatha, fils d’Hector et d’Andromaque, et sa conquête de l’Asie. Un seul des manuscrits, London, British Library, Royal 20 D I, est du xive siècle (vers 1335-40, d’après son iconographie), les autres s’échelonnant des toutes premières années du XV e siècle au tout début du xvie siècle. Presque tous sont illustrés, souvent richement.

Chapitre II
Prose 5, la section Troie insérée dans l’Histoire ancienne jusqu’à César

La première rédaction de l’ Histoire ancienne jusqu’à César. – Il s’agit de la première compilation historique rédigée en prose française au début du xiiie siècle (entre 1208 et 1230), pour Roger IV, châtelain de Lille (1208-1229/30). C’est une histoire universelle, tant au niveau des aires géographiques balayées que des événements relatés : elle commence en effet à la Création mais, inachevée – son prologue prévoyait de poursuivre jusqu’à l’histoire de la Flandre contemporaine de son commanditaire –, s’arrête au début de la conquête de la Gaule par César. Elle connut cependant un grand succès puisqu’on en conserve 79 manuscrits et fragments, dont le dernier a été copié au xvie siècle ; peu de manuscrits contiennent exactement la même compilation, commençant et finissant à des moments différents. Ce succès est également attesté par l’existence de deux rédactions ultérieures dont la principale modification consiste en l’insertion, à la place de la traduction de Darès, d’une mise en prose du Roman de Troie.

La deuxième rédaction de l’ Histoire ancienne jusqu’à César. – La deuxième rédaction est nettement plus profane que la précédente (suppression de la Genèse et des histoires de Judith et d’Esther). Seul un des dix manuscrits conservés contient de plus l’histoire d’Alexandre. L’étude des différentes sections historiques contenues dans les manuscrits permet de les diviser en deux groupes dont la caractéristique est la présence, ou non, d’une rubrique liminaire expliquant que ladite histoire avait été offerte à «  Charles le Quint » par un roi d’Espagne.

Cinq manuscrits de la première rédaction contiennent également le début de Prose 5 jusqu’à la présentation des fils de Priam – qui sont de ce fait décrits deux fois – au début de la seconde destruction avant de revenir à la traduction de Darès. Quatre d’entre eux sont des manuscrits parisiens de l’extrême fin du xive siècle et le dernier n’a pu être localisé.

La troisième rédaction de l’Histoire ancienne jusqu’à César. – La troisième rédaction est contenue dans trois manuscrits du xve siècle, dont l’un n’est constitué que de onze feuillets ou fragments de feuillets comportant chacun une miniature. Il s’agit d’une véritable histoire universelle qui débute avec la Création et comporte de nombreux ajouts concernant l’histoire des Hébreux, peu développée en dehors de la Genèse dans la première rédaction. Ces développements, ainsi que quelques autres à sujet profane et le prologue, proviennent de la Chronique de Baudouin d’Avesnes, une autre compilation historique du xiiie siècle. Ces deux manuscrits ne constituent que le premier volume d’un ensemble plus vaste, comme l’indique leur explicit. La visée universelle et édifiante de cette compilation a des conséquences sur le texte même de Prose 5 : présence des moralisations, transcrites en prose, de la première rédaction ; suppressions, par exemple du récit de la fondation d’Athènes. On constate également d’autres modifications particulières à cette rédaction (suppression des portraits des Troyens) qui ne semblent pas dues à la perspective d’ensemble de l’ouvrage.

Chapitre III
Les rapports entre les manuscrits

L’étude de la mise en page, des cycles iconographiques et des rubriques a permis d’établir de premiers rapprochements qui ont été précisés ensuite par l’analyse du texte. Cinq extraits, répartis tout au long du roman, ont été retenus : le récit de la conquête de la Toison d’or par Jason, l’ambassade d’Ulysse et Diomède à Troie après la douzième bataille, selon la numérotation de Prose 5, la description du manteau de Briséida, le meurtre d’Achille et enfin l’histoire d’Ulysse et Circé. Ils ont servi de support à une comparaison de treize des manuscrits ; des deux manuscrits restants, l’un ne comporte, comme on l’a déjà dit, que des miniatures, et le second était incommunicable car son microfilm était en restauration. Le stemma proposé en conclusion de ces différentes analyses a servi de base au choix qu’on a fait du manuscrit de base et des manuscrits de contrôle. La place du manuscrit London, British Library, Royal 20 D I, considéré par la critique depuis François Avril comme l’archétype de Prose 5, ne semble pas confirmée par ces analyses. Il reste cependant le plus ancien témoin et son texte est bon. Les manuscrits London, British Library, Stowe 0054 et Paris, Bibl. nat. France, fr. 301 qui étaient considérés comme des copies directes de Royal, tant pour l’iconographie que pour le texte, ne semblent pas non plus avoir eu ce manuscrit comme modèle, mais leur texte en est très proche. Enfin, le manuscrit Chantilly, Musée Condé, 727, le premier à porter la rubrique mentionnant Charles V et un roi d’Espagne, est très proche du manuscrit qui serait la source de tous les manuscrits postérieurs. Ces trois manuscrits ont donc été choisis pour contrôler le manuscrit de base.


Deuxième partie
Les sources de Prose 5


Chapitre premier
D’une mise en prose à l’autre :
les différentes sources de Prose 5

Le Roman en vers et ses mises en prose. – Il existe cinq mises en prose différentes du poème, dont trois auraient été rédigées en Italie. Leur classement et leur numérotation ont été repris sur les travaux de Marc-René Jung. Deux de ces mises en prose n’ont pas eu d’écho en dehors du lieu de leur rédaction : Prose 4, la seule à avoir été composée en France, qui daterait du xiiie siècle et n’est conservée que par un seul manuscrit, et Prose 2, qui aurait été composée en Italie du Nord à la fin du xiiie siècle et qui est conservée dans trois manuscrits italiens et un volgarizzamento. Les trois autres mises en prose ont à l’inverse des liens évidents entre elles : toutes sont par exemple suivies du Roman de Landomatha. Prose 1, écrite en Morée au xiiie siècle, constitue une version très fidèle du poème de Benoît de Sainte Maure ; c’est celle dont le début a été édité par Edmond Faral et Léopold-Albert Constant. Une version remaniée en a été faite au XV e siècle en France à l’aide du poème. La version commune a longtemps été confondue avec Prose 5 car les deux textes sont parfois identiques. Enfin Prose 3, composée en Italie centrale, nous a été conservée en entier dans un manuscrit du XV e siècle seulement et dans six fragments et un volgarizzamento. Cette mise en prose prend beaucoup plus de libertés avec le poème en y pratiquant ajouts et coupes. Elle aurait également de nombreux liens avec Prose 5 d’après des études ponctuelles. L’objet du présent travail a donc été de déterminer quelle était la nature des relations entre ces trois mises en prose et, au-delà, avec le Roman de Troie, et ceci pour l’ensemble des textes concernés.

Aspects de la compilation.– Ont été comparés les trois mises en prose citées ci-dessus ainsi que le Roman en vers afin de mieux appréhender les articulations entre ces différents textes, et ce sur tout le récit. L’étude précise des variantes entre ces différents textes a permis d’établir que c’était bien Prose 5 qui s’inspirait des deux autres mises en prose, souvent en une copie pure et simple. On trouve parfois un mélange de ces deux modèles, à l’intérieur d’un même paragraphe quelquefois. Prose 5 semble ainsi utiliser de préférence Prose 3, plus romanesque et moins sèche que Prose 1, quand celle-ci ne s’éloigne pas trop de la trame originelle du poème. Elle se tourne le cas échéant vers Prose 1 et, lorsque cette dernière est par trop concise, elle utilise directement le poème, ainsi à partir de l’ambassade grecque à Troie avant le début des hostilités jusqu’à la onzième bataille environ. Prose 5 se tourne ensuite de nouveau vers Prose 3, plus proche alors de la trame du poème, en la complétant d’abord avec des ajouts provenant du Roman de Troie, puis en une copie fidèle.

Chapitre II
Compilation, réécriture et création

La maîtrise de la compilation. – L’étude d’un passage précis, le récit de l’enlèvement d’Hélène, a permis de mieux analyser l’utilisation que le rédacteur de Prose 5 fait de ses sources. On a ainsi montré que le rédacteur de Prose 5 faisait preuve de sens critique dans sa compilation : si, pour la majeure partie du texte, il recopie assez fidèlement le modèle qu’il a sous les yeux, il met constamment en parallèle ses sources les unes avec les autres, mélangeant parfois les mises en prose et opérant toujours un contrôle à partir du poème. Il fait de plus de nombreux ajouts, provenant souvent de la traduction de Darès contenue dans l’Histoire ancienne, ou de textes qu’il semble convoquer de mémoire, ainsi pour les ajouts mythologiques et généalogiques. Le texte composé forme un ensemble inédit et indéniablement cohérent.

Les enjeux de la compilation. – Le compilateur de Prose 5 ne s’est donc pas laissé entraîner par la copie, et ses choix apparaissent concertés, comme ses insertions. Cette pratique de la compilation semble révélatrice de son projet d’écriture qu’il faut replacer dans le cadre d’un travail d’historien, puisque Prose 5 constitue une partie d’une chronique universelle. Son exigence d’exhaustivité et d’authenticité se traduit ainsi par ses nombreux ajouts et sa fidélité à la trame narrative de Benoît, c’est-à-dire à celle de Darès, considérée comme historique. Mais cette perspective historique ne doit pas faire oublier l’évident goût du romanesque qui transparaît dans Prose 5, et ces deux angles de lecture seront à considérer dans une étude ultérieure.

Chapitre III
Les manuscrits de la troisième rédaction :
une version particulière de Prose 5 ?

On a pu constater que les manuscrits de la troisième rédaction comportaient des modifications qui leur étaient propres. Certaines sont dues à l’insertion de l’ensemble du texte dans une compilation historique plus vaste que l’Histoire ancienne et qui vise nettement à l’édification du lecteur : présence des moralisations de la première rédaction, suppression du récit du déluge au début de Prose 5 et de celui de la fondation d’Athènes puisqu’ils figuraient antérieurement dans la compilation. Mais on a aussi observé des variations importantes qui ne semblent pas s’expliquer ainsi : on constate un retour à la traduction de Darès pour le récit des délibérations précédant le départ de Pâris en Grèce, ou encore la suppression des portraits des Troyens avant le début des hostilités ainsi que la refonte de ceux des Grecs. Dans tous les cas, cette version semble bien postérieure à la « version commune » de Prose 5. Tous ces changements n’apparaissent pas comme le résultat de modifications ponctuelles mais d’un remaniement concerté, élaboré en réponse à un projet défini. Il s’agit d’une version à part entière de Prose 5, et c’est pourquoi les passages variants des parties éditées ont été présentés en annexe.


Troisième partie
Remarques sur la langue du texte


Chapitre premier
Remarques graphiques et phonétiques, morphologiques, syntaxiques et lexicologiques sur le manuscrit de base

Ces remarques cherchent à mieux appréhender la date d’écriture et l’origine régionale du manuscrit de base choisi, ainsi qu’à faciliter la lecture de l’édition. On a constaté que, si la langue du manuscrit Royal, de manière générale, est visiblement de la France du Nord, elle n’a cependant pas de coloration dialectale marquée : on y trouve très peu d’italianismes, bien que ce manuscrit ait été écrit à Naples, quelques traits picards et de l’Ouest, mais ponctuels et isolés. Vu les faits linguistiques relevés, ce manuscrit aurait été écrit à l’extrême fin du xiiie siècle ou au début du xive siècle. Il est cependant évident qu’il s’agit d’un copiste conservant des usages archaïsants.

Chapitre II
Remarques linguistiques diverses sur les manuscrits de contrôle

Certaines analyses ont été faites sur les manuscrits de contrôle afin de mieux comprendre notamment la logique des variantes apportées.


Quatrième partie
Édition partielle de Prose 5


L’édition suit comme manuscrit de base le manuscrit London, British Library, Royal 20 D I contrôlé par les manuscrits Paris, Bibl. nat. France, fr. 301, London, British Library, Stowe 0054 et Chantilly, Musée Condé, 727. Le relevé des variantes est exhaustif, mis à part les variantes orthographiques.

Cette édition, vu la longueur de Prose 5, est une édition partielle. On a ainsi préféré éditer le début et la fin du texte, plutôt que plusieurs passages sans continuité. L’édition s’arrête ainsi avec l’échec de l’ambassade d’Ulysse et Diomède à Troie avant le début des hostilités et reprend avec la mort de Pâris et l’arrivée des Amazones, dernier sursaut avant la chute finale. On a ainsi un aperçu des scènes de bataille qui forment la majeure partie de l’œuvre.

L’édition est suivie d’un glossaire et d’un index des noms propres.


Annexes

Relevé des corrections et ajouts marginaux du manuscrit de base London, British Library, Royal 20 D I. – Relevé des rubriques des treize manuscrits de Prose 5 utilisés. – Description des cinq manuscrits de la première rédaction de l’Histoire ancienne jusqu’à César contenant le début de Prose 5. – Description des manuscrits contenant tout ou partie de la traduction des Héroïdes. – Édition des passages variants de la troisième rédaction. – Sources des ajouts de Prose 5.