Georges Charpentier (1846-1905)
Éditeur de romans, roman d’un éditeur
Introduction
L’éditeur Georges Charpentier est principalement connu pour son amitié avec Émile Zola et pour son rôle « d’éditeur des Naturalistes ». Il passe néanmoins pour avoir été davantage passionné par les toiles de ses amis impressionnistes que par le bon fonctionnement de sa maison d’édition. On connaît surtout deux moments de sa période d’activité : les débuts dans les années 1870, avec les premiers grands succès de Zola et la constitution d’une « écurie naturaliste » ; le retrait des affaires en 1896, après l’introduction de Charles Marpon et d’Ernest Flammarion dans le capital de la maison en 1883 et l’association avec Eugène Fasquelle en 1890. Hormis ces deux phases et l’image de doux rêveur généreux mais peu doué en affaires, le personnage est relativement mal connu, de même que sa production éditoriale.
Il est donc nécessaire d’étudier plus en détails sa maison d’édition et sa personnalité, en allant au-delà du « mythe » construit par les Naturalistes, dont la postérité s’est souvent contentée. Cette réflexion s’inscrit dans une démarche comparative, puisqu’il faut comprendre ce qui fait la différence entre les éditeurs qui réussissent à constituer des fortunes importantes et des dynasties solides, et ceux qui se contentent d’une place plus modeste. Étudier la production éditoriale de la maison et les relations de Georges Charpentier avec ses auteurs signifie confronter la réalité d’un catalogue reconstitué avec les différents regards des acteurs contemporains du champ littéraire. De cette façon, il s’agit de réfléchir sur le phénomène de construction d’un discours autour de la figure de l’éditeur.
Sources
Pour reconstituer le catalogue de la maison Charpentier entre 1871 et 1896, il était utile de rassembler l’ensemble des informations disponibles dans une base de données permettant un traitement statistique aisé. Les données ont été collectées grâce aux catalogues commerciaux conservés dans le fonds Q10 de la Bibliothèque nationale de France, à la Bibliographie de la France, au Catalogue général de la librairie d’Otto Lorenz, et au Catalogue collectif de France.
De plus, pour prendre la mesure des relations entre Georges Charpentier et ses auteurs, il convenait de rassembler un large corpus de correspondance, ce qui a été réalisé dans trois directions : les lettres autographes conservées par les Éditions Grasset-Fasquelle, les correspondances déjà éditées (Zola, Flaubert, Goncourt, Maupassant, Huysmans, etc.), et les sources manuscrites, lettres ou contrats, conservées dans plusieurs bibliothèques patrimoniales parisiennes comme celles de l’Institut, de l’Arsenal ou le département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France. Les souvenirs des contemporains et la presse ont également été abondamment consultés.
Première partie« L’éditeur des Naturalistes » (1871-1880)
Chapitre premierL’héritage
Il s’agit de réfléchir sur l’héritage laissé par Gervais Charpentier à son fils Georges sur le plan financier, littéraire mais aussi symbolique. Le parcours de Gervais Charpentier est bien connu : avec la création de la Bibliothèque Charpentier en 1838, il est à l’origine d’une véritable révolution technique, commerciale et éditoriale, qui permet de diviser par deux le prix de vente d’un volume et de lancer le concept de collection. La Bibliothèque Charpentier entend « fournir à l’histoire littéraire ses classiques modernes » : elle fait la part belle aux auteurs du mouvement romantique puis, dans les années 1860, aux représentants du courant républicain libéral. L’innovation et les méthodes de travail de l’éditeur constituent un levier pour la transformation du marché du livre, qui se poursuit tout au long du siècle.
Cet héritage personnel et professionnel s’impose donc à Georges Charpentier. Un état des lieux à la mort de son père montre que la succession paternelle ne va pas de soi. Il semble que Gervais Charpentier, doutant de sa paternité, n’ait pas souhaité que son fils reprenne les rênes de son entreprise. Ce dernier y parvient finalement en 1872, au prix de longues négociations familiales, mais sa fortune repose essentiellement sur le fonds de librairie et les dettes sont nombreuses. Pour ce qui est de l’héritage littéraire, le catalogue semble affaibli depuis la fin des années 1860. Les auteurs phares de la maison sont prestigieux, mais capital symbolique ne signifie pas nécessairement succès de librairie. Qu’en est-il d’ailleurs de l’image de la maison à la mort de son fondateur ? L’aura intellectuelle de la Bibliothèque Charpentier est réelle mais Gervais Charpentier est souvent présenté comme le plus mauvais caractère de Paris, traitant auteurs et libraires sans ménagement. En définitive, à la mort de celui-ci, tout reste à accomplir pour redonner vie au catalogue et gérer une image ambivalente. L’absence de formation du jeune homme vient d’ailleurs renforcer la fragilité de cet héritage.
Chapitre IIL’éditeur des Naturalistes : le temps des luttes et des succès
En 1885, dans une lettre à Émile Zola, Georges Charpentier se qualifie « d’éditeur des Naturalistes », et la postérité s’est bien souvent contentée de cette étiquette commode. Il convenait donc de s’interroger sur la légitimité de ce titre. Marquée par une dynamique d’expansion pour la maison d’édition, la période 1871-1880 correspond à l’affirmation du Naturalisme, notamment grâce aux premiers grands succès d’Emile Zola qui signe un traité avec le jeune éditeur en 1872. On assiste également à une forme de cristallisation du mouvement autour de l’exemple littéraire de Gustave Flaubert, par l’intermédiaire d’une série de publications et d’évènements symboliques. En l’espace de quelques années, Georges Charpentier fait entrer dans son catalogue Gustave Flaubert, Edmond de Goncourt et Alphonse Daudet et les reçoit dans le salon de son épouse. Leurs relations se fondent alors sur un mélange d’amitié sincère et d’intérêt bien senti.
En rassemblant la première génération des maîtres puis en publiant le livre-manifeste des Soirées de Médan, Georges Charpentier consacre la visibilité et la légitimité du groupe au cours des années 1870. L’alliance objective du groupe naturaliste en train de devenir une école littéraire et de la maison d’édition qui doit rajeunir son image répond à un objectif commun : se faire une place dans le champ littéraire et éditorial, à coup de scandales si nécessaire. En 1877, L’Assommoir de Zola, La Fille Elisa de Goncourt et Le Nabab de Daudet paraissent chez Charpentier, ce qui consacre son image d’éditeur ne reculant devant aucune audace. La stratégie du coup de force commence donc à devenir payante pour la première génération des maîtres naturalistes, tandis que de jeunes débutants prêts à se lancer dans la bataille littéraire se rassemblent autour d’Emile Zola.
D’une certaine façon, la maison Charpentier assure donc une forme de continuité entre ces groupes. Avec les Soirées de Médan en 1880, Georges Charpentier semble vouloir rassembler à son tour la deuxième génération naturaliste. Le salon de Marguerite Charpentier incarne un de ces lieux symboliques où la cohésion de cette école littéraire se manifeste. Mais l’étude des relations de l’éditeur avec Joris-Karl Huysmans, Guy de Maupassant ou Léon Cladel montre au contraire une certaine réserve vis-à-vis des débutants. Georges Charpentier reste donc prudent à l’égard de la stratégie de groupe et soucieux de préserver l’équilibre de son catalogue.
Chapitre IIILe reste de la production
La notion de naturalisme a servi d’étendard à Émile Zola pour faire connaître son œuvre : pour qu’il y ait une véritable école naturaliste, il fallait un « éditeur des Naturalistes ». Ce titre retenu par la postérité, Georges Charpentier le mérite sans aucun doute mais il doit être nuancé. D’ailleurs, paradoxalement, Huysmans ou Maupassant sont les premiers à dénoncer la réserve de l’éditeur à l’égard du mouvement. L’analyse du reste de la production montre en effet que la maison est loin de se contenter de ces auteurs, même si les succès de Zola ou de Daudet représentent une source de revenus importante.
Pour ce qui est du catalogue hérité de Gervais Charpentier, on assiste à un effort intense de « dépoussiérage » : philosophie, religion et érudition trop ancienne, mauvaises ventes et thèmes vieillis sont écartés, tandis que sont conservées les catégories qui ne se démodent pas comme les classiques français et étrangers et la littérature grecque et latine.
Les stratégies éditoriales mises en œuvre pour faire vivre la collection sont diverses. Jusqu’en 1880, les réimpressions-rééditions sont supérieures aux nouveautés mais leur part dans le total des publications baisse globalement. De plus, elles concernent de plus en plus d’ouvrages déjà publiés par d’autres éditeurs, signe d’un affranchissement progressif par rapport au catalogue hérité. Les best-sellers de la période sont des nouveautés publiées par les maîtres naturalistes. Pour d’autres auteurs au succès moins spectaculaire, la maison décline les titres en plusieurs formats et prix pour multiplier leur audience. La littérature contemporaine gagne du terrain, essentiellement grâce à la progression du roman. En revanche, littérature étrangère et littérature ancienne qui représentaient les autres points forts du catalogue de Gervais Charpentier sont en net recul. Ainsi, en ce qui concerne les points forts de ce catalogue largement renouvelé, l’érudition historique et littéraire ainsi que la poésie viennent compléter une production romanesque abondante et diversifiée.
La nouveauté principale de la période est la création de la Petite Bibliothèque Charpentier en 1876, fondée pour profiter de la mode de l’illustration, tout en restant dans une logique assez traditionnelle. Cette « collection de chefs-d’œuvre » illustrée d’eaux-fortes s’adresse à un public d’amateurs de beaux livres plus restreint que celui de la Bibliothèque Charpentier. Elle s’inspire donc à la fois de la bibliophilie, par ses illustrations, et des ouvrages plus maniables et moins prestigieux, du fait de son petit format. La formule reste sans doute trop floue, à l’heure où naissent les collections populaires illustrées.
Pour ce qui est des auteurs nouveaux qui font leur entrée dans le catalogue entre 1871 et 1880, on remarque un paradoxe entre le fort engagement politique de certains auteurs dans les rangs républicains et leur souci de ne proposer à la maison Charpentier que leurs œuvres littéraires. À côté des Naturalistes, d’autres noms plus méconnus sont bien représentés au sein du catalogue Charpentier dans la catégorie des romans, comme André Theuriet, Ernest D’Hervilly ou Edgar Monteil. Georges Charpentier entend également attirer des poètes comme certains Parnassiens.
En définitive, avec un accueil prudent réservé aux débutants, on peut dire que Georges Charpentier est avant tout l’éditeur de la première génération naturaliste, et qu’un titre plus large « d’éditeur du roman contemporain », incluant le roman naturaliste, rendrait peut-être mieux compte de la réalité de sa politique éditoriale.
Deuxième partie« Ci-gît Charpentier, un éditeur fantaisiste qui tuait ses livres » (1880-1896)
Chapitre premier
La Vie moderne, journal illustré (1879-1883)
Georges Charpentier est souvent présenté comme un dilettante qui aurait consacré l’essentiel de ses forces à soutenir ses artistes favoris, les Impressionnistes, notamment en créant pour eux en 1879 un journal illustré, La Vie moderne. L’étude détaillée de la revue montre néanmoins une réalité plus complexe. S’inspirant à la fois des journaux illustrés en vogue et des grandes revues généralistes qui guident l’opinion, la Vie moderne n’est pas une petite revue d’avant-garde s’adressant à un public d’initiés : elle est avant tout destinée à un lectorat bourgeois qui s’intéresse à l’actualité parisienne dans son sens le plus large. La modernité artistique qui est mise en avant est loin de se cantonner à la peinture impressionniste et la revue plaide pour un éclectisme de bon ton. Les illustrations restent dans la veine classique et romantique propre aux illustrateurs du temps. De plus, les rubriques consacrées à la vie mondaine et aux passions des collectionneurs ont tendance à gagner du terrain. Le plus étonnant est sans doute que l’éditeur n’ait qu’assez peu profité de cet espace médiatique pour assurer la publicité de ses publications.
En définitive, s’il est vrai que les expositions organisées dans les locaux de la revue permettent aux Impressionnistes de faire connaître leurs œuvres, on peut dire que le soutien apporté à ces peintres relève globalement davantage du discours que de l’action. La Vie moderne s’adresse à un public assez large et se veut essentiellement divertissante, en donnant à voir une vie parisienne à la fois brillante et frivole. L’expérience est finalement victime des difficultés financières de l’éditeur – à moins qu’elle ne les ait provoquées –, qui cède le périodique en 1883.
Chapitre IILes déséquilibres financiers et la perte de l’autonomie
Dès 1879, l’éditeur se trouve dans une situation financière précaire, en dépit des succès d’Émile Zola qui lui rapportent à présent beaucoup d’argent. Georges Charpentier doit alors faire appel à des financements extérieurs. Après l’échec de négociations avec Calmann Lévy, l’éditeur se tourne vers Charles Marpon et Ernest Flammarion, à qui il cède la moitié de sa maison en 1883 : il doit alors leur soumettre ses choix en matière d’édition. Néanmoins, l’éditeur de la rue de Grenelle ne parvient jamais à apurer complètement ses comptes. À plusieurs reprises, face à son endettement, il doit céder à ses associés des parts du capital : en 1884, Marpon et Flammarion sont propriétaires des trois quarts de la société.
A la même période, le jeune Eugène Fasquelle entre chez Charpentier, puis épouse la fille de Charles Marpon en 1887, ce qui lui permet de devenir lui aussi associé de Georges Charpentier. La mort de Charles Marpon en 1890 renforce sa position. Ernest Flammarion lui cède l’intégralité des droits de la société Marpon et Flammarion dans la société G. Charpentier et Cie, soit 85 % du capital. En 1890, la société G. Charpentier et E. Fasquelle est créée. Dès 1883, Georges Charpentier a donc perdu son autonomie en terme de politique éditoriale, mais, pendant les sept années où ils ont été majoritaires, Marpon et Flammarion ont laissé à la maison Charpentier son originalité et son image de marque.
Chapitre IIIStratégies d’une maison littéraire
A partir de 1880, la maison Charpentier est marquée par un déclin du nombre de titres publiés et d’auteurs nouveaux recrutés. De plus, dans les années 1890, le « krach de la librairie » vient encore accentuer le poids de la concurrence. Dans ce contexte difficile, quelles sont les stratégies adoptées par la maison Charpentier pour rester dans la course ? On assiste globalement à une progression des nouveautés et à un recentrage sur la fiction contemporaine ainsi que sur l’érudition historique et littéraire.
Pour ce qui est des Naturalistes, si Georges Charpentier parvient encore à atténuer les tensions internes au groupe, il ne parvient pas à retenir Joris-Karl Huysmans, Guy de Maupassant et Léon Hennique, qui lui reprochent un manque de combativité commerciale. Là où Georges Charpentier, à l’image intellectuelle prestigieuse, doit peser toutes les conséquences commerciales de ses choix et préserver l’équilibre de son catalogue, des concurrents peuvent se permettre d’accueillir des débutants volontiers provocateurs, comme Louis Desprez. Parmi les Naturalistes qui continuent à publier chez Charpentier, beaucoup sont marqués par l’attrait du théâtre, comme Paul Alexis, Henry Céard ou Jean Ajalbert. Dans le domaine du roman, la maison Charpentier n’accueille aucun signataire du Manifeste des Cinq contre Zola hormis Paul Bonnetain, mais publie d’autres auteurs qui gravitent autour du groupe naturaliste, comme Octave Mirbeau ou Oscar Méténier.
La production totale entre 1881 et 1896 reste très fortement marquée par la littérature du xixe siècle. De manière générale, la littérature romanesque reste la spécialité de la maison Charpentier, formule qu’elle décline à l’infini sans se cantonner au roman naturaliste. La poésie occupe la deuxième place dans le catalogue Charpentier, mais ces publications sont tournées soit vers les succès du passé, soit vers la poésie d’inspiration parnassienne en passe de devenir académique. Davantage en accord avec la situation du champ littéraire dans les années 1880-1890, on assiste à une montée en puissance significative du théâtre. Ce genre s’autonomise à l’intérieur du catalogue, par la création de collections spécifiques.
Les éditeurs qui ont résisté à la crise de l’édition sont ceux qui se sont adaptés aux évolutions de la demande du public. Il s’agit donc d’évaluer s’il a manqué à Georges Charpentier le sens de l’innovation et l’esprit d’adaptation. En dépit des modes des littératures russe puis scandinave, la maison Charpentier ne mise pas sur la littérature étrangère pour renouveler son catalogue, son ouverture sur le monde reste relativement limitée. Les ouvrages pratiques et la vulgarisation scientifique sont quasiment absents, tandis que les questions sociales et artistiques n’apparaissent que ponctuellement. Georges Charpentier accorde une place croissante à l’illustration, par la création de collections autonomes visant des publics bien déterminés comme la Nouvelle Collection ou la Collection polychrome. Les illustrations restent cependant traditionnelles, même si on observe un mouvement de diversification dans les années 1890. De manière générale, la maison Charpentier reste influencée par les modèles du passé en matière d’édition illustrée et ne s’inscrit pas dans une logique de diffusion de masse.
Alors même qu’il se proclame « l’éditeur des Naturalistes », Georges Charpentier apparaît comme un éditeur soucieux de préserver l’équilibre de son catalogue, entre audace et ambition universaliste. Sa marge de manœuvre est donc étroite, d’autant plus qu’il ne parie pas, comme d’autres, sur l’élargissement du public. Cette tension entre deux modèles, celui de la petite maison spécialisée qui soutient un groupe ou un genre littéraire, et celui de la grande maison généraliste, soucieuse de vendre au plus grand nombre, contribue sans doute à expliquer l’image brouillée de la maison d’édition.
Troisième partiePortrait d’un éditeur, image d’une maison
Chapitre premierLa vie bourgeoise : l’espace de la représentation
Au-delà du strict monde de l’édition, il était nécessaire d’esquisser le portrait d’un éditeur dont l’image conditionne celle de sa maison. Sa vie privée et publique est celle de la haute bourgeoisie, avec ses rites et ses valeurs à la fois intériorisés et mis en scène. La bibliothèque de Georges Charpentier, le combat de son épouse contre la mortalité infantile ou les vacances de la famille à Royan, sont autant d’éléments qui inscrivent les Charpentier dans leur époque. Cette vie bourgeoisie offre une différenciation très forte entre les sexes, dont les Charpentier sont pleinement acteurs. Collection et dîners en ville pour les hommes, philanthropie et mondanités pour les femmes : tous se croisent au théâtre ou sur les plages selon les codes en vigueur dans cette catégorie sociale où les loisirs constituent un facteur de distinction.
Chapitre IIGeorges Charpentier ou l’affirmation du prestige culturel de l’éditeur
De la collection au mécénat. – Georges Charpentier devient un véritable mécène des Impressionnistes, notamment de Renoir, et plus généralement un amateur d’art généreux, même si ses goûts apparaissent parfois moins audacieux qu’on a pu l’affirmer. Ainsi, l’image traditionnelle d’une collection essentiellement impressionniste doit être nuancée. Si le soutien des Charpentier est décisif dans la carrière de Renoir, dans le sens d’un retour au Salon où le peintre triomphe en 1879 avec le Portrait de Madame Charpentier et de ses enfants, leurs relations se font plus distantes dans les années 1880. Georges Charpentier aide également d’autres Impressionnistes plus ponctuellement, mais les sommes qu’il leur prête ou les tableaux qu’il leur achète n’ont pas causé sa ruine, dans la mesure où la cote de ces peintres est alors au plus bas. De plus, le goût de Georges Charpentier semble plus nuancé qu’on a voulu le dire : l’éditeur est également sensible au japonisme ou à la peinture mondaine. En accord avec l’esprit éclectique de l’époque, il ne lui semble donc pas contradictoire d’apprécier autant Jean-Jacques Henner que Pierre-Auguste Renoir.
Sociabilité et réseaux : le salon Charpentier. – Si artistes et auteurs adressent leurs lettres aussi bien à l’éditeur qu’à son épouse, c’est parce que Marguerite Charpentier joue un rôle primordial dans cette activité d’animation de la vie culturelle de l’époque. Celle-ci tient un salon réputé, qui inscrit le couple dans des réseaux de sociabilité essentiels pour la maison d’édition. D’une certaine manière, le salon de Marguerite Charpentier, qui réunit auteurs, artistes et hommes politiques, se situe entre celui de Juliette Adam et de Geneviève Strauss. Cette vie mondaine, qui surpasse très largement celle des grands éditeurs du temps, contribue à entretenir l’aura intellectuelle de la maison d’édition, mais aussi celle des milieux républicains. De plus, au-delà de ce rôle symbolique, le salon permet d’actionner des réseaux lorsque le besoin s’en fait sentir, notamment grâce aux amitiés politiques que l’éditeur s’efforce de faire jouer en faveur de ses convives, avec plus ou moins de succès.
En cette fin du xixe siècle, « l’héroïsme de la vie moderne » défini par Baudelaire est revendiqué aussi bien par les Naturalistes que par les Impressionnistes, qui se fréquentent dans le salon Charpentier. Plus généralement, la modernité passe alors peut-être par la fin d’un sentiment de continuité avec le passé et par une forme d’appétit du présent, dont témoigne La Vie moderne. Ainsi, par son mode de vie, ses goûts et ses amitiés, Georges Charpentier pourrait porter le titre « d’éditeur de la vie moderne. »
Conclusion
Alors que les historiens n’ont retenu que le titre « d’éditeur des Naturalistes », les contemporains avaient une conscience plus claire de la composition variée du catalogue Charpentier, comme le montrent plusieurs dictionnaires biographiques contemporains. Georges Charpentier est un homme fidèle en amitié, ce qui a sans doute contribué à la construction d’une forme de mythe autour de sa personne. De cette façon, on peut imaginer que la manière dont les auteurs parlent de leur éditeur constitue un reflet de leur propre perception de la situation du marché éditorial. Ainsi, l’image idyllique de l’éditeur chaleureux, « un ami pour les écrivains plutôt qu’un éditeur ordinaire » selon Paul Alexis, correspond sans doute à une forme de nostalgie d’un âge d’or révolu où les relations entre l’auteur et son éditeur n’avaient pas encore été touchées par la rationalisation des entreprises d’édition. En effet, force est de constater que, dans sa façon de penser son métier d’éditeur, Georges Charpentier s’inspire des formules du passé.
Toute « mise en collection » nécessite la définition d’un public destinataire et d’un projet intellectuel. Gervais Charpentier avait voulu « fournir à l’histoire littéraire ses classiques modernes », œuvre poursuivie par son fils avec les Naturalistes. Cependant, le public de la maison Charpentier n’est pas seulement celui du roman naturaliste. La marge de manœuvre de l’éditeur est étroite, puisque qu’il ne mise ni sur les classes populaires, ni sur la haute société qui se reconnaît dans le roman mondain des Psychologues. Il s’agit donc d’être à la fois « l’éditeur des Naturalistes », ce qui implique une certaine forme d’audace y compris en accueillant des auteurs très engagés politiquement, et l’éditeur de la Bibliothèque Charpentier, c’est-à-dire conserver une vision universaliste pour continuer à former la bibliothèque de l’honnête homme du xixe siècle. Ce refus de renoncer à cette ambition originelle a sans doute eu pour conséquence de brouiller l’image de la maison d’édition pour la postérité, qui n’a pas retenu la diversité des choix éditoriaux. Dès lors, puisque l’histoire doit parfois redistribuer les étiquettes à défaut de pouvoir y renoncer complètement, retenons celle d’Auguste Duviard qui voyait dans la maison Charpentier « la grande librairie du roman français. »
Annexes
Annexes et pièces justificatives ont été rassemblées selon des thèmes transversaux. En ce qui concerne La Vie moderne, des graphiques présentent l’évolution du contenu de la revue, avec le nombre d’articles publiés chaque mois sur différents sujets entre 1879 et 1883. Pour ce qui est de l’illustration des ouvrages publiés par la maison Charpentier, quelques reproductions donnent une idée du style employé dans différentes collections. Pour illustrer l’implication des Charpentier dans la vie mondaine de leur temps, quelques reproductions de cartons d’invitation viennent compléter la liste reconstituée des convives du salon Charpentier. Un tableau présente également la liste des œuvres ayant appartenu à la collection artistique de Georges et Marguerite Charpentier. Enfin, une partie de la correspondance conservée par les éditions Grasset-Fasquelle a été éditée, pour des personnages représentatifs des relations de Georges Charpentier avec ses auteurs, soit proches des milieux naturalistes, soit particulièrement bien représentés dans le catalogue Charpentier (Jean Ajalbert, Charles et Mary Bigot, Ernest d’Hervilly, Hector Malot, Oscar Méténier, Octave et Alice Mirbeau, Edgar Monteil).