Arts et gens du spectacle à Avignon à la fin du Moyen Age (1450-1550), d’après les archives communales d’Avignon
Introduction
Mener une recherche sur les arts et les gens du spectacle à la fin du Moyen Age dans une visée historique pose dès le début un problème essentiel de définition. Qu’est-ce qu’un spectacle à la fin du Moyen Age et quels sont les documents d’archives susceptibles d’éclairer les conditions matérielles de sa réalisation ?
Les grandes manifestations théâtrales telles qu’elles ont été étudiées au xixe siècle, notamment par Petit de Julleville, définissent un corpus somme toute assez restreint, aujourd’hui largement remis en cause par les chercheurs du domaine littéraire. D’un point de vue strictement archivistique, peu de choses au final distinguent ces manifestations d’autres types de représentations publiques telles que les fêtes, profanes ou religieuses, les banquets, les grandes entrées... Les sources pertinentes pour tous ces événements mobilisent les mêmes types d’intervenants, des volumes financiers parfois comparables, issus la plupart du temps d’une institution publique, ville ou État, ou d’une personne physique occupant un statut quasi équivalent, comme René d’Anjou.
S’attacher au théâtre conduisait donc, soit à se limiter à une recherche essentiellement thématique et réductrice, souvent peu judicieuse dans un fonds d’archives, soit à se poser des problèmes de définition sans fin, voire les deux. Il a donc été décidé de s’attacher aux événements qui semblaient générer des documents proches, voire identiques, dans l’espoir de pouvoir circonscrire un fonds sur lequel travailler.
Les atouts d’Avignon.– Des travaux d’érudits de la fin du xixe siècle et du début du XX e siècle, en tête desquels les articles de Pierre Pansier, ont permis d’obtenir un premier aperçu de la question des spectacles médiévaux à Avignon. La lecture des éditions données par Pierre Pansier de quelques pièces comptables et la consultation des originaux ont rapidement révélé tout l’intérêt de ces documents. Ils fournissent tout d’abord des renseignements extrêmement précis sur les conditions matérielles des représentations spectaculaires avignonnaises, tant sur le coût de chaque élément que sur sa destination précise, car chaque dépense est abondamment détaillée. Le fonds des archives communales est un ensemble cohérent, sans grande lacune pour la période 1450-1550, où la quasi-totalité des pièces administratives a été conservée. L’étude d’une ville comme entrepreneur de manifestations spectaculaires a en outre paru intéressante car relativement inédite, surtout dans le Midi, et permettant de trouver un fil conducteur regroupant plusieurs catégories de manifestations.
Sources
La masse des archives communales d’Avignon a conduit à concentrer l’étude sur certains types de documents et à établir des critères de sélection pour les sous-fonds sélectionnés. Par les informations économiques et quantitatives qu’elles apportent et par leur précision, les sources comptables sont apparues rapidement comme étant le cœur de l’étude.
La série CC (1515 articles) est la plus riche du fonds des archives communales d’Avignon. Elle concerne principalement les finances, les impôts et la comptabilité ; ont été laissés de côté les cadastres et les dénombrements, inexistants pour notre période. En effet, seul le fonctionnement de la comptabilité municipale « au quotidien » intéressait le sujet.
La source première pour repérer l’organisation de la comptabilité de la ville, surtout dans le domaine de ses dépenses, est le livre des comptes du trésorier général. Celui-ci se présente sous la forme d’un registre in folioécrit sur papier de la main du trésorier général lui-même ou de son mandataire, élu chaque année, en juin, en même temps que les trois consuls et l’assesseur, et par conséquent renouvelé tous les ans. On dénombre, pour la période 1372-1550, 79 articles. Un nouveau registre est commencé à chaque changement de trésorier général, en franco provençal, parfois farci de français, jusque dans les années 1540, puis en français.
Les registres du trésorier d’Avignon sont rédigés selon le principe de comptabilité en partie double, développé en Italie à partir du XIV e siècle et que les dirigeants avignonnais, issus pour une large partie du monde des marchands italiens, connaissaient parfaitement.
Pièces à l’appui du registre du trésorier, les mandats de paiement constituent sans doute la source la plus riche pour la connaissance des dépenses de la ville dans le détail. Les plus complets donnent en effet de nombreuses indications sur les objets ou les services qui ont entraîné paiement ainsi que sur leur utilisation. Les mandats font l’objet d’un enregistrement en texte intégral dans un registre des mandats, tenu sur plusieurs années par le notaire et secrétaire de la ville, et qui sert au contrôle des comptes.
Outre les sources comptables, ont été également parcourues les délibérations du Conseil de ville (BB) mais celles-ci ne fournissent que des informations trop éparses et difficilement repérables pour le sujet. De plus, leur manque de précision et d’informations économiques empêche la plupart du temps d’en tirer des conclusions intéressantes sans avoir recours à la comptabilité correspondante. Les délibérations ne sont en effet pas aussi exhaustives que la comptabilité.
La correspondance des consuls et ses volumes de « chroniques » ont en revanche été plus utiles car plus précis et donnant des informations économiques. Notre investigation repose sur le regeste des registres qu’a donné Léopold Duhamel dans l’inventaire-sommaire de la série AA .
Chapitre premierL’espace public
Est envisagé ici le contexte physique et social dans lequel se placent les performances avignonnaises.
Avignon entre 1450 et 1550.– L’espace public avignonnais est fortement structuré à la fin du Moyen Age. Courriers de la ville et maîtres des rues sont des professionnels d’un espace public qu’ils contribuent à structurer. Un certain nombre d’occurrences dans les sources montrent que l’espace public est déjà une notion assez développée chez les administrateurs avignonnais.
L’espace physique de la cité est également nettement délimité grâce à la présence des remparts (ceux des années 1450-1550 datent des règnes d’Innocent IV et Urbain V) et de leurs portes (la plupart des grandes entrées se font par le portail Saint Lazare, à l’est de la cité).
Les lieux de performances.– On retrouve également un certain nombre d’éléments du bâti avignonnais dans les manifestations publiques, tels que les puits, les places, les églises. Ces lieux de performances sont pour la majorité d’entre eux des lieux publics, dont l’accès est plus ou moins restreint. La rue, par exemple, est un lieu totalement ouvert au public, alors que l’hôtel de ville reçoit des manifestations auxquelles seuls les invités de la municipalité peuvent assister. Une typologie des lieux de représentation a pu être établie.
Chapitre IILa société du spectacle
Ce chapitre est consacré à la fois à l’univers social des différents acteurs des performances (artistes, artisans, administratifs) et à l’implication des performances elles-mêmes au sein de la société de l’espace public avignonnais.
Le cadre administratif. – Une étude des agents publics qui ont pour charge l’organisation des performances est nécessaire dans la mesure où la ville d’Avignon est le seul promoteur de spectacles envisagé ici. Les courriers et le vice-concierge sont les principaux responsables de l’organisation de spectacles au nom de la ville. Certaines performances sont également organisées par des particuliers, marchands, bourgeois ou artistes, qui reçoivent une délégation plus ou moins importante de la mission d’organisateur de la ville. Cette délégation se traduit a posteriori par un mandat payé directement à l’intéressé ou figurant comme une rubrique globale dans un mandat général de plusieurs performances présentées par un courrier ou le vice-concierge.
Les professions artistiques.– Il est difficile d’étudier la reconnaissance exacte des professions artistiques dans la société avignonnaise. En effet, elles ne figurent pas dans les tables des métiers mais ces tables ignorent également d’autres professions très répandues à la fin du xve siècle dans la cité. D’autres textes, en revanche, reconnaissent des professions artistiques comme seules activités connues de certaines personnes, preuve qu’il existe donc bien des artistes professionnels. En outre, il est parfaitement démontrable que le revenu que les artistes qui ont une autre activité tirent de leurs performances constitue une part non négligeable de leur revenu annuel, sans laquelle leur subsistance est rapidement remise en cause.
Sont envisagées ensuite de manière thématique différentes professions artistiques particulièrement représentées dans les performances : les ménétriers, les trompettes et tambourins, les gens de théâtre.
Chapitre IIILes performances
Sous ce terme, on regroupe à la fois des manifestations à caractères purement spectaculaire et des événements plus larges, comme les processions, les entrées ou les funérailles, qui comportent des éléments spectaculaires ou qui, dans les sources, se rapprochent fortement du monde du spectacle.
Les processions.– Les processions constituent une partie très importante des grandes manifestations publiques à la fin du Moyen Age. Grâce aux travaux de Bernard Guenée et de Marc Venard, une typologie des processions avignonnaises a pu être comparée à d’autres exemples, entre autres parisiens. Un itinéraire et une carte des principales processions d’Avignon sont ainsi proposés et permettent de mieux appréhender les hauts lieux et les moments forts de la vie publique avignonnaise : élection du pape, veille de l’Ascension, fête Dieu…
Le théâtre.– Dans la mesure où ne subsiste aucune trace directe de l’organisation de grands mystères à Avignon pour la période envisagée, la perception de l’activité théâtrale se fait par son implication dans des manifestations plus larges, comme les entrées solennelles et les banquets de Carême-Entrant. Pour le théâtre religieux, il est possible de donner une idée des sujets qui sont le plus souvent représentés. Pour le théâtre profane en revanche, aucune trace de programme, mis à part la mention, parfois, de la forme artistique et du nombre de personnages. En revanche, les sources comptables donnent de nombreux renseignements sur les conditions matérielles des représentations : décor, costumes, salaires des divers intervenants.
Les entrées.– Les principales entrées sont celles des légats, cardinaux et princes. L’entrée de César Borgia de 1498 est la mieux documentée et permet une étude détaillée. Il est important de percevoir le caractère global de l’entrée en tant que performance. Elle inclut en effet nombre de performances internes sur l’ensemble de la cité et sur plusieurs jours. On regroupe en effet sous le terme générique d’entrée l’ensemble des performances qui se déroulent durant le séjour du personnage dans la cité, s’il s’agit d’une visite temporaire. La préparation de l’entrée commence en outre longtemps à l’avance et comprend en général une onéreuse ambassade envoyée auprès du personnage pour l’inviter officiellement à se rendre à Avignon. La ville est décorée sur l’ensemble du parcours, au long duquel plusieurs divertissements sont organisés. La municipalité et la légation se partagent en général l’accueil du personnage, l’archevêché (Petit Palais) étant souvent le lieu de résidence des dignitaires pontificaux en visite. L’hôtel de ville accueille, lui, les réjouissances et les banquets. Des sommes très importantes sont également dépensées pour faire à l’hôte un présent digne de son rang, constitué en général de pièces d’orfèvrerie.
L’organisation étant très complexe, le représentant de la municipalité, premier courrier ou vice-concierge, délègue en général l’organisation de certaines performances secondaires, comme des échafauds le long du parcours du cortège, à des notables avec l’attribution d’une somme forfaitaire.
Les messes funéraires. – La fin du Moyen Age est une époque où se multiplient les services funéraires, à de nombreux étages de la société. À Avignon, on constate deux types de services funèbres publics : les funérailles réelles, notamment pour le décès des dignitaires de la municipalité et les messes commémoratives lors de la mort d’un monarque comme le roi de France ou le pape. Ces manifestations sont comparables aux actuelles funérailles nationales. Le caractère collectif et public de l’événement est très important, prenant dans les sources une place plus importante que le recueillement et les considérations d’ordre spirituel. Les obsèques, réelles ou fictives, puisque le corps du défunt, présent ou absent, est toujours au centre des célébrations, sont des moments essentiels de regroupement de l’ensemble de la communauté urbaine. On comprend en outre que la liturgie, dans une ville comme Avignon, soit extrêmement complexe et codifiée : la place de chacun et son positionnement par rapport au décor architectural et au luminaire sont rigoureusement codifiés. Pour l’étude des messes funéraires, l’historien dispose à la fois de sources comptables (série CC) et narratives (série AA, correspondance des consuls). La présence de la musique, plus ou moins fournie en fonction de l’importance de la célébration, est également significative.
Les réjouissances publiques.– On trouve dans cette catégorie à la fois les réjouissances extraordinaires, comme les feux et tirs d’artillerie pour l’élection d’un pape ou autre événement d’actualité, et les réjouissances ordinaires, comme les banquets annuels de Carême-Entrant ou les feux de la Saint-Jean. A été également intégrée dans cette catégorie la danse, qui mêle souvent une participation de la population et l’intervention de professionnels expérimentés.
Chapitre IVL’économie des performances
Il est important de mentionner que tous les acteurs des performances avignonnaises perçoivent, au titre de leur participation, une rémunération qui fait partie intégrante de leur revenu global et qui, lorsque le spectacle n’est pas leur seule activité, constitue malgré tout un élément important de leur subsistance.
Cette économie se révèle être d’une grande homogénéité. Les prix pratiqués sont relativement constants, dans l’espace (d’un prestataire à l’autre) et dans le temps et, surtout, cette économie repose sur un bailleur de fonds unique : la ville d’Avignon. La quasi-totalité des performances est, en effet, organisée par la municipalité, qui règle vraisemblablement la totalité des factures, de manière directe ou indirecte. Avignon offre ainsi un bel exemple du fonctionnement d’une économie entièrement basée sur des fonds publics.
D’où vient l’argent ? Provenance des fonds et modes de distribution. – La source principale de revenus de la ville d’Avignon demeure l’impôt, essentiellement indirect sous forme de gabelles sur les marchandises aux portes de la cité. Ces gabelles sont affermées et payées en plusieurs termes au trésorier général sous forme de quartons de gabelle.
Un certain nombre d’Avignonnais aisés, lorsque la ville est à court de liquidités, versent une importante somme d’argent en échange d’une rente annuelle ou mensuelle avec intérêts. La ville peut parfois solliciter de manière fort pressante ce type de procédure lorsqu’elle souhaite organiser une performance particulièrement importante, comme l’entrée de César Borgia. On a également relevé quelques exemples d’assignation, mais dont le fonctionnement n’est pas toujours très clair.
La distribution des deniers publics peut se faire sous forme de salaires annuels ou mensuels aux employés permanents de la municipalité. Certains artistes, qui ne sont employés que pour une durée ou un événement particuliers, reçoivent un paiement à l’acte. C’est également le cas d’employés municipaux intervenant dans des performances en plus de leur activité permanente.
Enfin, le règlement des fournisseurs et des prestataires fait l’objet de deux modes de paiement : un mandat direct sur facture dans le cas de la fourniture par un prestataire d’une quantité significative de biens ou de services ou le paiement par l’intermédiaire d’un mandataire municipal (la plupart du temps un courrier ou le vice-concierge) qui perçoit la somme nécessaire au paiement global d’une performance.
Les prix : absence apparente de budget et régulation des prix par la ville. – La notion de budget semble absente de la comptabilité avignonnaise, qui ne réalise quasiment aucune estimation du coût des dépenses qu’elle organise. Outre le fait qu’il s’agit d’une conception intellectuelle de la comptabilité qui est étrangère aux esprits des administrateurs avignonnais des XV e et xvie siècles, ce phénomène s’explique par une assez grande stabilité des prix sur de longues périodes et par le fait que l’économie avignonnaise fonctionne en monnaie réelle.
La ville dispose en outre d’une sécurité à l’égard de fournisseurs qui s’avèreraient trop chers. En effet, lorsque le notaire et secrétaire reçoit les comptes des fournisseurs et que certains postes lui paraissent trop élevés, il raye le montant indiqué et fixe lui-même le prix qu’il entend faire payer au trésorier général.
Différence des coûts et répartition des sommes.– Il est très difficile d’estimer le coût total d’une performance, car, d’une part, un certain nombre de coûts se fondent dans la masse du fonctionnement global de la municipalité, comme l’entretien des rues ou le salaire des courriers et, d’autre part, parce que, dans bien des cas, la comptabilité des performances est lacunaire.
En outre, le fait que beaucoup de paiements se fondent dans la masse de la comptabilité municipale rend l’évaluation de la répartition des coûts pour une performance assez difficile. Les archives livrent tantôt des comptes séparés détaillant l’ensemble des dépenses pour toute ou partie d’une performance, tantôt, à l’inverse, un compte séparé d’un fournisseur pour plusieurs performances, notamment dans le cas du textile ou du bois.
Conclusion
L’étude des arts et des gens du spectacle à Avignon entre 1450 et 1550 est indissociable de la compréhension du système comptable et du schéma documentaire des mandats de paiement. Étant donnée l’implication très forte de la ville dans l’organisation des performances, l’examen du fonctionnement de l’administration municipale constituait un préalable indispensable à l’analyse du monde des spectacles, d’autant plus qu’à l’heure actuelle il n’existe pas de synthèse récente sur ce point.
La forte implication des artistes dans le tissu social urbain et l’espace public a également prouvé que les activités performatives créent une richesse suffisante pour faire vivre un grand nombre de personnes et qu’elles peuvent à ce titre être rangées dans la catégorie des activités professionnelles.
Pièces justificatives
Édition de documents comptables des archives communales d’Avignon..
Annexes
Tableaux synthétiques. — Plans d’Avignon. — Enluminures représentant des performances.