Images de presse. Production et usages de la photographie dans un quotidien d’information : Le Journal(1929-1935)
Introduction
La photographie dans la presse quotidienne n’est pas le terrain le plus fouillé en histoire des médias. En effet, les études se sont surtout concentrées sur des périodiques illustrés, faisant un usage plus large et plus moderne de la photographie. Pourtant, la presse quotidienne touche un très grand nombre de lecteurs et son analyse présente un grand intérêt du point de vue de l’histoire sociale et de l’histoire culturelle. Dans cette perspective, les années 1930 représentent une période de nets changements : Le Journal renouvelle son utilisation de la photographie. Il convient de montrer l’ampleur réelle de ce changement, ainsi que la complexité des facteurs qui y ont mené.
Sources
L’étude de la photographie dans le quotidien Le Journal s’appuie sur un corpus de sources variées et volumineuses, à savoir, pour l’essentiel, le fonds archivistique de ce quotidien, conservé aux Archives nationales ; le fonds iconographique de L’Aurore, conservé au département des estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale de France, et qui contient les photographies du Journal ; la collection imprimée du Journal, consultable à la Bibliothèque nationale de France. Le fait de posséder ces sources de nature différente, même si elles sont pour une part lacunaires, de pouvoir les croiser, est une chance et permet d’enrichir les connaissances sur la photographie de presse.
Première partieContextes
Chapitre premierHistoire du Journal
Le Journal à la conquête du succès. – Le Journal, fondé en 1892 par Fernand Xau, avec un capital en grande partie apporté par une famille d’entrepreneurs belges, les Letellier, appartient à la presse d’informations générales du matin. Il se distingue de ses concurrents, Le Petit Journal, Le Petit Parisien et Le Matin, par une tonalité qui se veut littéraire, avec des chroniqueurs réputés. Il profite à la fin du xixe siècle d’une situation économique favorable pour la presse et atteint, en 1914, un tirage d’un million d’exemplaires.
Une période de troubles (1914-1918). – Pendant la Grande Guerre, le quotidien est bouleversé par deux rachats successifs réalisés par des intermédiaires peu scrupuleux au nom d’investisseurs allemands qui cherchent à s’introduire dans la presse parisienne. En 1918, la famille Letellier récupère Le Journal et les intermédiaires sont emprisonnés ou exécutés.
A la recherche d’une stabilité (1918-1925). – Henri Letellier tente de redresser la situation financière du quotidien et de retrouver la confiance du lectorat, fragilisée par la Guerre et ces affaires. Il s’appuie pour cela sur des alliances avec ses concurrents de la presse du matin : ces « quatre grands » se réunissent en un Consortium sous l’égide de l’agence de presse et de publicité Havas, qui gère leurs intérêts.
Le retour dans la cour des grands (1925-1929). – Cette tentative permet un redressement du quotidien, mais ne suffit pas : Le Journal est donc repris par un groupe composé de grands noms de la presse et de la banque françaises, qui insuffle des capitaux et peut ainsi redresser l’entreprise. Il tente également de constituer un groupe de presse par le rachat de divers titres comme Paris-Soir et L’Echo des Sports. En 1929, le quotidien a retrouvé sa prospérité, affichant le troisième tirage de la presse quotidienne.
Chapitre IILa photographie dans une entreprise de presse
La gestion d’une entreprise de presse.– La stratégie commerciale suivie par un quotidien comme Le Journal s’explique par la structure de sa comptabilité. En effet, les principales recettes proviennent des ventes et de la publicité, tandis que les dépenses sont avant tout liées à la fabrication, surtout au papier, et dans une moindre mesure à la rédaction. L’intérêt est donc de diminuer les coûts de fabrication au profit des frais de rédaction, susceptibles d’augmenter l’intérêt des lecteurs pour le quotidien, et donc les ventes.
Evaluation du coût de la photographie.– La photographie représente donc, dans cette perspective, un coût en soi, par les dépenses directes qu’elle engendre. Cependant, son évaluation ne peut être que partielle, dans la mesure où certaines charges sont communes au texte et à la photographie. Celle-ci représente aussi un coût indirect lié à la superficie de papier qu’elle occupe. Au total, elle peut représenter 10 % des dépenses de rédaction.
Chapitre IIILes usages de la photographie (1929-1933)
La photographie et la presse. – Il convient de rappeler les étapes de l’introduction de la photographie dans la presse française depuis le xixe siècle, avant de s’interroger sur les convictions de la rédaction du Journal en matière de photographie. Celle-ci apparaît appréciée en tant que symbole de modernité, mais considérée comme peu sérieuse dans les colonnes d’un journal.
La photographie dans Le Journal de 1929. – En 1929, la conjonction de difficultés techniques, de traditions journalistiques et de ces convictions entraîne un usage limité de la photographie : celle-ci est surtout présente en première page et dans les pages magazines, peu mise en valeur dans la mise en page, et apparaît essentiellement sous forme de portrait. L’usage de la photographie est avant tout illustratif.
Les évolutions(1930-1933). – A partir de 1930, de légères évolutions sont visibles : un nombre plus important de photographies est publié, ce qui permet au Journal de rattraper ses concurrents en matière d’iconographie. Mais il reste marqué par une forte culture du texte.
Deuxième partieEvolution ou révolution ?
Chapitre premierLes facteurs du changement
La crise économique. – Cette lente évolution est remise en question par la crise économique, à partir de 1933. Le Journal peine à assurer sa rentabilité, voit ses ventes baisser et a dû se séparer des titres qu’il contrôlait. Il ne peut comprimer davantage ses dépenses d’exploitation et doit trouver une autre solution face aux difficultés rencontrées.
Le rôle de la concurrence. – Alors que l’ensemble de la presse est touché par la crise, un quotidien, ancienne propriété du Journal, Paris-Soir, connaît un succès spectaculaire, grâce à une série d’innovations, parmi lesquelles une large utilisation de la photographie tient une place majeure.
Popularisation des usages de la photographie. – Le succès de Paris-Soir s’explique en partie par le fait qu’il répond à la demande d’une société dont le rapport à l’image, et plus particulièrement à la photographie, se transforme. Elle est plus visible par l’intermédiaire de publications illustrées, de publicités photographiques et, dans une moindre mesure, de la diffusion de la photographie artistique. De plus, la pratique amateur se développe. Le public apprécie davantage la photographie instantanée.
Chapitre IILe choix de la photographie
La photographie au secours du Journal. – Pour toutes ces raisons, et sans réviser ses jugements sévères sur la photographie, Le Journal décide d’en faire un plus large usage, espérant ainsi attirer le public. Cette décision est prise en 1934, à la suite d’un rapport qui analyse la situation du Journal et de ses concurrents.
La mise en place de la nouvelle formule. – Le Journal opte donc pour un renouvellement de sa formule traditionnelle, cherchant à adapter à un quotidien du matin la formule de Paris-Soir. Les changements se mettent en place progressivement et de façon non linéaire, avec des avancées et des reculs. Ils concernent essentiellement le nombre des photographies, leur mise en page, plus soignée, qui intègre des principes de composition comme la symétrie, et la qualité de la reproduction, qui augmente. Cela fait du Journal un quotidien en avance sur ses concurrents du matin, même s’il n’est pas allé aussi loin qu’il le prévoyait au départ. Il ne parvient donc à concurrencer Paris-Soir.
Le choix des photographies. – Les limites de cette politique sont en partie liées au fait que de nombreux acteurs participent au choix de la photographie, qui n’est pas confiée à un spécialiste. De plus, en l’absence d’un renouvellement du personnel, les traditions semblent peser fortement sur les choix de la rédaction.
Chapitre IIILes usages de la photographie (1933-1935)
La tentation du changement. – Du point de vue des usages, les principales innovations concernent un renforcement de la photographie d’actualité au détriment des traditionnels portraits. Par ailleurs, les sujets populaires, susceptibles d’augmenter les ventes, sont très présents dans l’iconographie : il s’agit des faits divers, de l’actualité à sensation et du sport. Le Tour de France est, dans ce dernier thème, un élément de toute première importance. En 1934, il fait l’objet d’un traitement particulier sur le plan de l’image, qui ne rencontre pas le succès escompté.
L’impossibilité d’un renouvellement total. – En effet, la politique iconographique du quotidien semble limitée par la volonté de la rédaction de conserver une large part du texte en première page comme dans les pages intérieures. Le Journal a voulu s’attirer la clientèle populaire tout en conservant son lectorat traditionnel, mais n’y est pas parvenu. Il n’a pas accordé à la photographie les moyens que lui attribue Paris-Soir, et la différence entre ces deux quotidiens est visible.
Troisième partieDe la prise de vue à la publication
Chapitre premierL’adaptation des services de photographie
L’organisation du service. – Le service de photographie du Journal comprend une dizaine de personnes et se répartit entre les reporters photographes, qui agissent à l’extérieur, et un personnel technique chargé de traiter les photographies après leur arrivée à la rédaction. Il s’organise progressivement au cours des années 1930, mais sa structure d’ensemble ne change pas fondamentalement.
Les moyens techniques. – Les photographes utilisent un matériel spécifique, adapté au photoreportage, en particulier des appareils photographiques Klapp. Ils s’équipent, par ailleurs, de plusieurs nouveautés, comme les lampes de flash Vacublitz et de plaques photographiques plus sensibles.
Le métier de photographe de presse. – L’utilisation de ce matériel, qui n’est pas toujours aisée, fait partie des contraintes liées au métier de photographe de presse. D’autres contraintes déterminent en partie ce métier : la nécessité de travailler dans l’urgence de l’actualité, les exigences des rédactions de presse, ainsi que la réglementation publique qui commence à se faire sentir. L’ensemble de ces contraintes explique en partie le caractère stéréotypé des photographies.
Les tâches techniques : les travaux photographiques. – Les tâches techniques représentent le second volet de l’activité du service de photographie : elles doivent être adaptées aux exigences d’une rédaction de presse. Elles consistent dans le développement des clichés, souvent dans l’urgence, et à la préparation du travail de photogravure.
Le service des illustrations. – Ce service essentiel gère les collections iconographiques du Journal : il fait le lien entre la rédaction, le service de photographie et les fournisseurs d’images extérieurs au Journal. Il fournit à la rédaction les clichés dont elle a besoin et reçoit les nouvelles photographies acquises par le quotidien.
Chapitre IILes fournisseurs d’images
La diversité. – Une grande partie des photographies publiées par Le Journal proviennent de fournisseurs extérieurs. Ceux-ci se caractérisent avant tout par leur grand nombre, puisque près de 1500 fournisseurs peuvent être identifiés dans les années 1930. Ils sont également très divers par leur ampleur et leur statut : Le Journal traite avec les grandes agences internationales de photographie de presse aussi bien qu’avec une foule de photographes locaux ou de reporters indépendants, parfois simples amateurs. Leur part respective évolue au cours des années 1930 : les grandes agences de presse, telles Keystone ou Wide World, assurent leur prééminence au détriment d’agences plus traditionnelles, comme Rol et Meurisse. Enfin, ces fournisseurs se différencient par le type d’images qu’ils proposent : photographies d’actualité, de mode, de spectacle, ou portraits.
Les relations du Journal avec les fournisseurs d’images. – L’épineuse question des droits respectifs de chaque acteur sur les photographies commence à se poser à cette époque. Ainsi, certains photographes veulent faire valoir leur droit d’auteur sur les images alors que la pratique de cette époque ne le reconnaît guère. Les relations du Journal avec ses fournisseurs dépendent du statut du chacun : avec les grandes agences, des contrats régissent ces relations, tandis que les choses sont beaucoup plus empiriques avec les petits fournisseurs.
Chapitre IIILa technique au service de la photographie
La circulation des images. – Les années 1930 sont encore largement marquées par une circulation traditionnelle des photographies, transmises grâce au courrier, au train ou à des coursiers. Néanmoins, de nouvelles techniques commencent à se mettre en place, par exemple la téléphotographie. L’ampleur de l’utilisation de cette méthode fait l’objet d’un débat : son utilisation est encore marginale, mais en augmentation.
La retouche des photographies. — La retouche des photographies est systématique au cours des années 1930 : l’état de la technique ne permet pas la publication de photographies de bonne qualité non retouchées. Elle est d’autant plus lourde que le cliché de départ est de mauvaise qualité. Néanmoins, elle devient durant cette période plus simple et plus discrète.
La photogravure — Après la retouche, la photographie passe par l’atelier de similigravure, qui permet sa reproduction sur métal, puis son intégration à la maquette d’ensemble du quotidien.
Conclusion
Les années 1929-1935 voient donc des modifications importantes dans l’utilisation de l’image par Le Journal. L’augmentation du nombre de photographies publiées est très nette ; on peut souligner une évolution de la mise en page, des types de photographies et de la qualité des reproductions. Néanmoins, ces différents changements n’ont pas révolutionné l’esthétique du quotidien, qui ne s’écarte guère de celle de la presse quotidienne du matin. Le Journal n’est pas parvenu à se transformer, comme il le souhaitait, en une « formule visuelle populaire », proche de celle de Paris-Soir. Malgré les efforts fournis, la réussite commerciale escomptée n’est pas au rendez-vous, mais cet échec relatif permet le développement d’une nouvelle réflexion sur l’usage de la photographie dans les années qui suivent.
Annexes
Répertoire des fournisseurs d’image du Journal : ce répertoire, fondé sur l’étude du « Journal d’entrée et de sortie des photographies », recense l’ensemble des fournisseurs extérieurs mentionnés et en identifie plus précisément plus de la moitié ; il permet d’établir une typologie à travers laquelle transparaît la structure du marché de la photographie de presse. – Résultats d’exploitation du Journal(1929-1935). – Présentation de l’actif d’un bilan, 1931. – Diffusion du Journal en 1929. – Les tirages (1929-1939). – Le salaire des photographes (1929-1935). – Exemple de paiement des photographes : l’année 1930. – Droits de reproductions des dessins et photographies (1929-1935). – Les fournitures du service de photographie (1930). – Importance des principaux fournisseurs du Journal(1929-1935). – Origines des photographies (1929-1935). – Les quinze plus importants fournisseurs d’images du Journal(1930-1935). – Distance séparant Le Journal des principales agences à Paris. – La téléphotographie. – « Journal d’entrée et de sortie des photographies et clichés », 27, 28 juillet 1934. – Rapport d’analyse sur Le Journal,1934. – Les photographies en première page du Journal(1929-1935). – Les photographies en pages intérieures (1929-1935). – Le Tour de France 1934 dans Le Journal, Paris-Soir et Le Matin. – Violette Nozière dans Le Journal.
Iconographie
Hommes et lieux (6 photographies). – Les services de la rédaction (25 photographies). – Exemples de mise en page (51 photographies). – Le bélinographe (10 photographies). – La retouche des photographies (11 photographies).