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École des chartes » thèses » 2006

Les portails roussillonnais en marbre des xiie et xiiie siècles

Une renaissance de l’Antiquité


Introduction

Le Roussillon doit son nom à l’antique cité romaine de Ruscino dont les limites semblent avoir correspondu, au XII e siècle, à celles du diocèse d’Elne, cadre de cette étude. Il présente une grande diversité de marbres et de pierres marbrières dont certains ont été exploités depuis l’Antiquité jusqu’à l’arrivée des Arabes au viiie siècle. Dès la fin du ixe siècle et aux xe et xie siècles, l’exploitation reprend en lien avec le domaine languedocien où des ateliers narbonnais se spécialisent dans une production mobilière marquée par l’Antiquité. À cette même période, on doit les premiers emplois du marbre dans la sculpture monumentale, notamment aux portails de Saint-Génis-des-Fontaines et Saint-André-de-Sorède.

Après une certaine atonie, la production marbrière connaît un épanouissement au xiie siècle : diversification des matériaux employés, de la nature des éléments sculptés et de leur destination. Le marbre n’est plus réservé aux grandes abbayes du Vallespir ou de la plaine du Roussillon, mais est utilisé en Conflent et parfois dans de simples églises paroissiales. Aux xiie et xiiie siècles, on peut recenser quarante-quatre portails totalement ou partiellement en marbre. La bibliographie sur l’art du Roussillon est riche, mais souvent limitée à l’étude des grands monuments. Cette recherche a voulu s’inscrire dans l’intérêt récemment porté aux matériaux de construction, en particulier au marbre qui, en Roussillon, a jusqu’ici surtout été étudié dans les cloîtres. Or la production de portails permet de mieux cerner le travail des marbriers et de s’interroger sur le lien qui existe entre ce regain de faveur pour le matériau et l’Antiquité, dans une des régions les plus anciennement romanisées de la Gaule.

Cette renaissance se manifeste dans le choix du matériau, mais aussi dans les outils et les techniques de taille, les structures et le vocabulaire ornemental. Le marbre n’est pas seulement destiné à une production en série mais, dans le contexte de la réforme grégorienne, est l’objet de commandes précises dans lesquelles s’illustrent de grandes personnalités artistiques.


Sources

Les portails en marbre sont l’objet essentiel de l’étude. Ont également été visitées les principales carrières de la région et consultés des documents d’archives. Les cartulaires des grandes abbayes ont pour la plupart été détruits, mais leurs chartes sont connues grâce à des copies réalisées par des érudits aux xviie-XIXe siècles, publiées ou conservées à la Bibliothèque nationale de France, aux archives départementales des Pyrénées-Orientales et à la Médiathèque de Perpignan. Pour l’époque contemporaine, ont été consultées les archives du service des Monuments historiques, du Laboratoire de recherche des Monuments historiques, du Service départemental de l’architecture et du patrimoine à Perpignan et de la Direction régionale des affaires culturelles, à Montpellier


Première partie
Les portails sculptés roussillonnais :
une approche formelle de l’Antiquité


De modestes églises accueillent parfois de somptueux portails, témoignage du souci de valoriser la porte du lieu saint. De fait, le caractère sacré que revêtait la porte dans les cités orientales méditerranéennes s’est perpétué dans le sanctuaire chrétien considéré comme la porte même du Ciel et le corps du Christ, d’où l’assimilation de la porte au Christ lui-même et les fréquentes représentations du Christ bénissant, de l’agneau pascal ou de la croix. Le portail-cadre évoque aussi l’autel, lieu du sacrifice qui donne le Salut. La vierge Marie a elle aussi été assimilée à la porte : elle donne le Salut par son Fils, comme en témoigne l’inscription de Corneilla-de-Conflent. On note par ailleurs la présence fréquente de plaques funéraires sur la porte ou à proximité. Outre l’inhumation in porticu ou ante limina, la liturgie est souvent associée à la porte lors de la dédicace de l’église, la procession des Rameaux, la liturgie des cendres...

Chapitre premier
La promotion de structures complexes :
les portails à colonnes

Les portails à colonnes du xiie siècle sont les structures les plus élaborées. On en dénombre au moins quatorze. Comme dans l’Antiquité, redécouverte grâce aux vestiges et aux pèlerinages, la colonne magnifie le passage entre le monde profane et l’espace sacré. Elle apparaît à la façade d’Arles-sur-Tech (début du xie siècle), sous la forme de colonnettes en marbre blanc, sans doute des remplois antiques. Le premier portail à avoir accueilli des colonnes est celui encore modeste de Vilarmila (fin du xie siècle). Par la suite, hormis deux cas isolés, les portails à colonnes sont exclusivement taillés dans du marbre ou intègrent au moins quelques éléments de marbre. La colonne n’a pas de rôle porteur et n’est que citation formelle et matérielle du vocabulaire architectural antique, ce que confirment la présence de cannelures et des colonnes souvent galbées, rarement monolithes, mais en grand appareil. On observe aussi des bases héritées du modèle attique, un épannelage corinthien des chapiteaux à feuilles d’acanthe et un fond strié évoquant la corbeille qui selon Vitruve inspira Callimaque.

Le xiie siècle voit la naissance du modèle classique du portail à colonnes (« grand portail » de Villefranche-de-Conflent, 1130-1140) qui se présente généralement comme un petit arc de triomphe, inscrit dans un massif quadrangulaire parfois très en ressaut sur la façade, typologie antiquisante diffusée dans le bassin méditerranéen. À linteau et tympan, il est précédé d’archivoltes à arc en plein cintre reposant sur des piliers et des colonnes à chapiteaux. Des tores cylindriques se placent souvent dans les angles rentrant des voussures. Ces portails empruntent à l’Antiquité le grand appareil et les éléments monolithes, la pierre de taille, la modénature à l’antique des cannelures et de la corbeille corinthienne, le répertoire à palmettes, perles, feuilles lisses... Au xiiie siècle, ces portails inscrits dans des massifs quadrangulaires évoluent vers une plus grande austérité, perdant colonnes, tores et sculpture qui adoucissaient les lignes de la structure. Cette simplification témoigne d’une recherche de sobriété à l’antique où sont promus le grand appareil et les cannelures.

Chapitre II
Les structures simplifiées

On a aussi produit des portails simplifiés, parfois pourvus d’un tympan et d’un linteau. Les piédroits aux bords extérieurs rarement rectilignes sont appareillés en moyen appareil. À l’exception de celui de Marcevol où la polychromie des matériaux et la stéréotomie sont d’une grande qualité, ces portails témoignent d’une évidente simplicité de structure, parfois même de taille, où toute moulure est absente. Le décor sculpté est le plus souvent absent, hormis pour trois portails d’églises appartenant à une communauté religieuse qui montrent une grande proximité avec l’Antiquité, que ce soit dans l’appareillage en opus quadratum, le répertoire ornemental, les techniques de taille à ciselures périphériques. L’Antiquité se retrouve notamment à Saint-Féliu-d’Amont, sans doute grâce à la présence de chanoines de l’ordre de Saint-Ruf d’Avignon. Le pape Adrien IV, ancien abbé de Saint-Ruf, avait adressé en 1156 une lettre aux chanoines de Pise pour recommander les moines qu’il envoyait en Italie tailler pierres et colonnes en marbre de Carrare destinées au cloître qu’il voulait élever dans son ancienne abbaye.

Chapitre III
Les structures mal connues

Certains portails ont pu disparaître. D’autres n’ont conservé que des fragments parfois très modestes (chapiteaux, bases, tympan-linteau de Cabestany…) qui ne nous permettent pas toujours de restituer leur structure d’origine.


Deuxième partie
Les portails sculptés roussillonnais :
une approche matérielle de l’Antiquité


Le travail de la pierre et l’origine des matériaux intéressent géologues, historiens, historiens de l’art et archéologues. De nouvelles techniques d’analyses pétrographiques ont été élaborées. Dans le cas du Roussillon, où l’on a employé des marbres et des pierres marbrières, toute difficulté n’est pas pour autant écartée, car ces analyses demeurent souvent longues et coûteuses et les carrières exploitées aux XII e et xiiie siècles ne sont pas toujours identifiées ou bien ont été exploitées bien au-delà de la période.

Chapitre premier
Le marbre :
perception du matériau depuis l’Antiquité
et renouveau en Roussillon

Dans l’Antiquité, le terme «  marmor » désignait toute roche susceptible de prendre un beau poli. La beauté et la noblesse du marbre en faisaient un matériau privilégié de l’architecture religieuse et politique. La production roussillonnaise, intimement liée au prestige de Rome et de toute l’Antiquité, s’inscrit dans un renouveau du travail du marbre à une échelle européenne (Corfe, Purbeck, Tournai, Carrare, Rome) et bénéficie des richesses géologiques de la région et de l’impulsion donnée par l’Église.

La conception des portails fit essentiellement appel à deux types de marbres. D’une part le marbre rose et dans une moindre mesure la griotte des alentours de Villefranche-de-Conflent, qui furent employés pour au moins seize portails, essentiellement en Conflent. Neuf carrières étaient recensées au milieu du xviiie siècle, dont sept peuvent être repérées. Nombre d’affleurements ont également pu être employés de façon ponctuelle. D’autre part le marbre blanc de Céret, appellation générique pour un grand nombre d’affleurements marbriers et notamment exploité dans six carrières identifiées. On retrouve ce marbre au moins dans dix-sept structures, essentiellement liées au Vallespir et à la plaine du Roussillon, mais son prestige a permis une diffusion plus large. Pour le reste, hormis Espira-de-l’Agly et Perpignan construits en pierre marbrière de Baixas, on utilisa souvent de petits gisements locaux.

Les portails sont majoritairement orientés au sud et nombre de procédés tentent d’accrocher la lumière : dents d’engrenage, frise à damier, cannelures... Le décor sculpté a pu être rehaussé de couleurs et les tympans souvent lisses accueillir des stucs ou des compositions peintes, mais il demeure délicat de dater les pigments. Il y eut aussi, comme dans l’Antiquité, un jeu sur la polychromie des matériaux. En Roussillon, une telle pratique est attestée dès le xie siècle dans le mobilier et l’architecture et les portails des xiie et xiiie siècles ont développé cette technique qui connaît son apogée dans l’appareil bicolore d’Espira, parti que l’on observe dès le milieu du xiie siècle dans les Pays-Bas méridionaux, puis en Angleterre et en Toscane. Une influence italienne a pu exister avec l’arrivée à la collégiale de l’évêque démissionnaire de la Seu d’Urgell, dont les travaux de la cathédrale avaient été menés à bien par un maître d’œuvre italien. Le contraste entre les assises blanches et les assises noires a été renforcé par une taille décorativehéritière des exemples antiques.

Chapitre II
Le travail du marbre :
occasion de retrouver les techniques antiques

L’introduction du grand appareil et l’expansion de la production marbrière au xiie siècle ont été rendues possibles grâce à l’exploitation du fer du Conflent et à la production après l’an mil d’un outillage adapté au travail du marbre. Les sources documentaires ne renseignent pas sur le travail des carriers et les fouilles de carrières font défaut. Cependant, les vestiges archéologiques éclairent sur la proximité de ce travail avec les techniques antiques.

Le marbre a été exploité dans des carrières à ciel ouvert, le plus souvent dans des sites élevés où l’on atteignait plus facilement la roche. La paroi était attaquée depuis le haut par degrés successifs. On travaillait le marbre aussitôt après l’extraction car, une fois extrait, il perdait de son humidité et durcissait. Il est probable que certains blocs étaient entièrement taillés en carrières et expédiés prêts à poser. C’est ce que laisseraient penser quelques marques de tâcherons et le tympan en marbre de Céret de Marcevol. La géographie de l’emploi du marbre liée aux principaux axes de communication fluviaux et terrestres témoigne des contraintes du transport d’un matériau pondéreux. Il faut néanmoins parfois rendre son rôle au chantier : ainsi en est-il à Serrabone où l’on a retrouvé un chapiteau simplement épannelé, sans doute destiné à être taillé sur place.

Parmi les outils et les procédés techniques antiques, il faut citer le trépan, sans doute redécouvert grâce aux vestiges antiques ou cordouans, et employé pour les corps et les vêtements traités en clair-obscur à la manière romaine. La renaissance de la gradine intervient dès le début du xiie siècle, soit relativement tôt pour l’Occident ; son emploi fut réservé au marbre, sauf à Serrabone où l’on en trouve des traces sur le schiste. Les ciselures périphériques héritent elles aussi de l’Antiquité.

Chapitre III
La sculpture en marbre et l’insertion du portail à la façade

La dureté du matériau et la difficulté du maniement des outils témoignent en faveur d’une sculpture effectuée avant la pose. Cependant, quelques reprises ont pu être réalisées sur place, voire une véritable taille comme pour les dents d’engrenage du portail de Nyer.

La production de portails en marbre sur des façades élevées dans un autre matériau pose le problème d’une dichotomie entre le travail des « marbriers » et celui des autres tailleurs de pierre. Les marbriers ont pu fournir au chantier un portail taillé préalablement et des blocs épannelés, ce que justifiaient sans doute l’éloignement et l’isolement montagneux de la plupart des carrières ainsi que la difficulté du transport. Cette pratique de « préfabrication » a des précédents dans l’Antiquité et connaît un essor au Moyen Âge, comme l’atteste l’exemple italien des Cosmati. Le portail rapporté de Toulouges qui porte une marque d’assemblage semble confirmer cette hypothèse. Cependant, on a pu chercher à minimiser la dichotomie entre façade et portail. Celui de Marcevol atteste une étroite collaboration entre marbriers et tailleurs de pierre : la hauteur des assises des piédroits extérieurs, pourtant irrégulière, détermine celle de l’appareil qui les prolonge.

Les façades manifestent une grande attention portée aux valeurs de la muralité, attention directement influencée par les procédés de construction antiques et qui touche un large domaine géographique aux xiie siècle et xiiie siècle (Alsace, Franche-Comté, Bourgogne…). Cet intérêt s’observe dans le grand appareil de pierres taillées parfaitement appareillées, dans la rareté et les dimensions souvent modestes des ouvertures, dans l’absence fréquente de saillie du portail en façade. Ce soin renvoie à un idéal du mur monolithique que l’on trouvait dans les plus belles constructions romaines.


Troisième partie
Une production antiquisante :
de la série au particulier


Une « production en série », héritée de l’Antiquité, s’observe à l’époque médiévale dans plusieurs domaines géographiques, le plus souvent pour le travail de matériaux nobles. C’est ainsi que travaillèrent les marbriers de Purbeck, Corfe, Tournai ou encore ceux du Roussillon.

Chapitre premier
Une production en série
et une permanence des motifs iconographiques

Les blocs constituant les portails sont souvent très irréguliers. Compte tenu de la qualité de la stéréotomie des marbriers, il est néanmoins difficile d’attribuer ces irrégularités à la maladresse des tailleurs. Elles semblent correspondre au mode d’extraction du marbre induit par les faiblesses naturelles de la roche dont on cherche à extraire des blocs importants, comme dans l’Antiquité, et à réduire les déchets. Une forme de production en série des blocs a néanmoins pu exister à Marcevol et pour l’appareil des églises élevées en marbre.

D’autres éléments ont été plus propices à un travail en série dont le principe se diffusa de l’autre côté des Pyrénées : les colonnes, les tailloirs, les bases. Des gabarits ont pu circuler. C’est néanmoins dans la sculpture que l’on observe les indices les plus évidents d’une production en série, sans que l’on puisse jamais parler de doubles absolus. La nécessité de fournir un nombre important d’éléments sculptés suscita un travail en série dans le cadre d’ateliers au répertoire et aux techniques de taille antiquisants, qui ont travaillé pour les cloîtres mais ont influencé la sculpture de certains portails. Sept des onze portails qui possèdent encore des chapiteaux sont directement touchés par ce type de production.

On distingue le premier atelier du cloître de Saint-Michel-de-Cuxa (vers 1130-1140) auquel on peut attribuer le « grand portail » de Villefranche, et le second atelier du cloître et des tribunes de Cuxa et Serrabone (vers 1150) auquel on doit la sculpture du portail de Serrabone et du « petit portail » de Villefranche, largement repris à Brouilla et avec une fidélité telle qu’elle ne se conçoit pas sans l’usage de carnets de modèles qui auraient circulé depuis le Conflent vers la plaine du Roussillon. L’existence de ces carnets n’empêche pas des combinaisons innovantes à partir de plusieurs modèles. La fin du xiie siècle est marquée par un éclatement des ateliers vers la plaine du Roussillon ou la Catalogne espagnole. Un nouvel atelier s’illustre notamment pour la galerie méridionale du cloître d’Elne duquel on rapproche les chapiteaux du Boulou et de Corneilla.

Cette production en série antiquisante s’observe dans le matériau et l’épannelage des chapiteaux, le métier du sculpteur, les motifs iconographiques parfois repris dans de menus détails. Néanmoins, il n’y a jamais de copie parfaite mais des combinaisons toujours uniques. L’éloignement géographique et le poids du matériau invitent à supposer l’itinérance des sculpteurs et celle des carnets de modèles, ce qui explique la diffusion rapide des motifs iconographiques, elle-même encouragée par les liens étroits qui existaient entre les centres de la vie religieuse catalane. Le commanditaire a sans doute souhaité accorder un soin particulier à la porte de l’église destinée aux fidèles et les chapiteaux des portails sont souvent plus soignés que ceux que l’on trouve dans les cloîtres.

Chapitre II
Une production à la demande

La floraison des portails en marbre s’est faite dans le cadre de la réforme grégorienne qui permit à l’Église de restaurer son prestige temporel et spirituel et dont les chanoines augustins furent les principaux propagateurs en Roussillon. Or les plus grandioses réalisations se retrouvent dans des prieurés augustiniens : hormis Espira-de-Conflent et Fontclara, les huit autres établissements accueillant des chanoines sont dotés d’un portail en marbre.

La sculpture monumentale est liée à la glorification de l’Église face aux hérésies qui touchent au xiie siècle cette région voisine du Languedoc. Il s’agit d’impressionner les fidèles auxquels sont toujours destinés les portails en marbre en leur faisant contempler la grandeur de l’Église, d’où le recours à des partis architecturaux et un matériau antiques. Face au rejet hérétique de ce qui peut rappeler la Passion, des aumônes, de la vénération des reliques et des sacrements, le Roussillon produit des tables d’autel, des cuves baptismales, des plaques funéraires et des pierres tombales ; on représente l’agneau pascal, la croix et même l’exaltation de la Vraie Croix au portail de Passa ou encore un saint Michel terrassant un dragon à Toulouges, symbole du combat de l’Église contra paganos.

La référence à l’Antiquité est présente dans le choix du marbre blanc pour le portail de Saint-Féliu, témoin de l’attachement de l’ordre de Saint-Ruf au matériau antique choisi à la cathédrale d’Avignon et employé à l’abbaye de l’Éparvière. De même, à Tarragone, la porte du cloître en marbre blanc pourrait être en lien avec l’école provençale. Peut-être des sculpteurs de l’abbaye de Saint-Ruf travaillèrent-ils à Saint-Féliu, ce qui expliquerait quelques particularités de la sculpture de ce portail, comme l’absence de l’emploi du trépan ?

Le portail de Perpignan atteste aussi d’une commande unique passée à un artiste renommé, Raymond de Bianya, auteur de reliefs funéraires. La structure et la sculpture de ce portail avec la présence d’apôtres placés de part et d’autre de l’ouverture renvoient à l’Antiquité et semblent une réponse aux grandes réalisations de Saint-Gilles-du-Gard et de Saint-Trophime d’Arles. Le portail permet de constater l’émergence, à la fin du xiie siècle, d’un atelier qui n’est plus directement lié à la production claustrale, même s’il a pu réaliser pour elle quelques reliefs. Cette sculpture révèle également une volonté de revenir aux sources classiques. Le Christ Juge, enfin, est un appel à la conversion des pécheurs.

Un même appel est lancé à Corneilla où apparaît l’importance du culte rendu à la Vierge. Ce portail présente l’un des rares tympans sculptés du Roussillon et le seul qui soit orné d’une Majestas Mariae dans toute la Catalogne avec celui de Manresa (vers 1200) et de Vallbona-de-les-Monges (XIIIe siècle). Le type iconographique hiératique de la Vierge hérite de l’Antiquité de même que le répertoire ornemental de la sculpture. Ce tympan porte par ailleurs une inscription quireprend presque à l’identique celle qui se trouvait à l’entrée de l’église souterraine de la Mort-de-la-Vierge à Jérusalem. Elle semble s’opposer aux idées dualistes cathares et être une démonstration d’orthodoxie contre les sectes. Le monachisme y affirme son pouvoir d’intercession et appelle à la prière.

Chapitre III
Une personnalité artistique :
le Maître de Cabestany et sa culture antique

L’appellation de « Maître de Cabestany » est née en 1944. Mais de nombreuses incertitudes demeurent sur l’identité de l’artiste et de l’atelier qu’il a peut-être dirigé ou encore sur l’origine de sa formation : il a su avec talent puiser dans le métier et le répertoire des différents milieux artistiques qu’il a pu côtoyer.

Le Maître s’est différencié du contexte dans lequel il a œuvré, tant en Roussillon que dans la péninsule ibérique, le Languedoc ou la Toscane. Sa production témoigne néanmoins, comme celles des marbriers roussillonnais, de l’importance accordée à l’entrée : les seules œuvres du diocèse d’Elne qui lui sont attribuées, personnellement ou à son atelier, sont des portails et son nom est attaché à plusieurs autres portails hors du Roussillon (Saint-Pierre de Roda, Lagrasse, Errondo). En outre, il s’inscrit dans le mouvement de renaissance de l’Antiquité et, dans la seconde moitié du xiie siècle, c’est sans doute l’artiste qui a le mieux compris les procédés techniques de l’Antiquité. Il privilégie le marbre blanc, parfois en remploi ; l’influence de la consuetudo romana sur les formes et le répertoire ornemental est visible au portail du Boulou proche des protyrons italiens de type triomphal. Le Maître semble également avoir été marqué par le type du portail-cadre qu’il a pu observer à Saint-Jean-le-Vieux. On peut aussi évoquer son goût pour les denses compositions en frise continue à la manière de la colonne Trajane ou des sarcophages antiques. Le Maître a également redécouvert les lois de la sculpture antique, notamment romaine : il donne de la profondeur en distinguant plusieurs plans, il sculpte les visages en saillie, dans des dièdres, il use du trépan pour creuser le relief et produire des effets d’ombre et de lumière ; l’outil lui sert à donner de l’expressivité aux yeux et à dégager des reliefs (oreilles, boucles de cheveux, vêtements).

Dans le contexte de la réforme grégorienne, son œuvre apparaît aussi comme une réaffirmation de la foi catholique. Le thème de la Résurrection semble fondamental : il apparaît à Cabestany et à Roda. Or cette promesse de la résurrection des hommes est annoncée par celle de Marie, élevée corps et âme au Ciel à Cabestany ou sur un chapiteau de Rieux-Minervois, de même que, sur la frise du Boulou, par la Nativité considérée au Moyen Âge comme une préfiguration de cette résurrection. La sculpture est comme une réponse aux incrédules figurés à Cabestany par saint Thomas et au Boulou par Salomé, celle des deux sages-femmes qui ne croyaient pas en la virginité de la Vierge. Le Maître répond aux hérésies qui rejetaient la vénération des reliques ou les sacrements en promouvant la ceinture de la Vierge et le baptême auquel renvoie le Bain de l’Enfant sur la frise du Boulou. La proximité fréquente de la sculpture du maître avec les Beatus ou les écrits d’Isidore de Séville semble attester une culture de clerc formé à une école monastique ou canoniale, indice du rôle des religieux dans la promotion des portails en marbre et de leur sculpture.


Conclusion

La floraison des portails roussillonnais en marbre trouve sa source dans les richesses géologiques de la région et est portée par le mouvement européen qui renoue au xiie siècle avec l’exploitation du matériau rendue possible par la promotion d’outils adaptés au travail de cette roche dure. Le succès considérable que connut cette production atteste de la valeur symbolique qui lui a été conférée depuis l’Antiquité. Aussi n’est-il pas étonnant d’observer que cette production à destination religieuse correspond à l’apogée de la réforme grégorienne en Catalogne. On chercha à s’annexer le prestige politique et culturel de l’Antiquité tout en se posant comme les héritiers des temps paléochrétiens et des terres des premiers chrétiens, tout cela pour la promotion de l’Église et l’émerveillement des fidèles, instruits par l’un des éléments architecturaux les plus symboliques de l’édifice, le portail.


Annexes

Les annexes comportent des cartes schématiques présentant la géographie physique et religieuse de la région ainsi que la géographie de l’emploi des deux principaux marbres roussillonnais. Elles proposent en outre plus de 400 illustrations de l’emploi du marbre en Roussillon et des portails réalisés aux xiie et xiiie siècles.