L’épreuve de la modernité. Histoire des Ateliers et Chantiers de France, à Dunkerque(1945-1973)
Introduction
Entre 1898 et 1987, plusieurs dizaines de milliers de personnes travaillèrent, à Dunkerque, dans l’un des plus grands chantiers français de construction navale, les Ateliers et Chantiers de France (A.C.F.). L’étude cherche à envisager divers aspects de l’évolution et de la vie de cette entreprise sur une période qui se limite, pour des raisons de sources et de cohérence, aux Trente Glorieuses (1945-1973). L’histoire de la construction navale en France reste encore, pour une large part, à faire : la construction navale, qui ne compte pas parmi les secteurs de pointe de l’industrie, n’a guère suscité l’intérêt des historiens. Ce sont surtout les anciens salariés, à travers des livres, des associations et des initiatives diverses, qui maintiennent vivante la mémoire de cette activité très spécifique. Quelques monographies ont été consacrées dans les années 1990 et 2000 à l’un ou l’autre des chantiers français, mais un ouvrage de synthèse sur l’ensemble de cette branche reste encore à écrire. Cette étude aborde une entreprise qui a déjà fait l’objet de recherches, mais dont les archives étaient encore inexploitées. Elle tend à démontrer le poids du contexte mondial et national dans les destinées du chantier : fort d’une longue tradition industrielle, celui-ci réagit en fonction de ses points forts à la pression croissante de la concurrence mondiale. Cependant, le chantier n’aurait pu survivre sans l’appui de puissants acteurs extérieurs, à la fois publics et privés.
Sources
Les sources utilisées sont d’une grande variété. Le Centre des archives du monde du travail, à Roubaix, conserve un très important fonds d’archives de l’entreprise. Les dossiers les plus intéressants émanent de la direction parisienne de la Société anonyme des A.C.F., de la direction dunkerquoise du chantier, ainsi que du secrétariat et du service des relations publiques. Ils sont complétés par les documents conservés à Dunkerque par l’Association des anciens des A.C.F., qui correspondent aux archives du service du personnel. Riches et variées, ces archives restent néanmoins lacunaires, ce qui a nécessité, afin de pouvoir développer certains thèmes, le recours à des fonds annexes et à d’autres types de sources. Les archives administratives (services de la Marine marchande et des Finances) ont permis d’aborder la question des relations entre les chantiers navals et l’État. Les archives du Crédit lyonnais comportaient des indications précieuses sur l’évolution financière de l’entreprise. De même, la Chambre syndicale des constructeurs de navires possède des dossiers statistiques très intéressants sur la production des chantiers français durant cette période. Plusieurs périodiques professionnels ont complété ces sources en apportant d’utiles renseignements sur les investissements et l’activité des Ateliers et Chantiers de France. En revanche, le recours aux autres types de sources, audiovisuelles, électroniques ou orales, est resté ponctuel.
Première partieContextes
Chapitre premierLes bouleversements du marché mondial
Il convenait en premier lieu de préciser l’environnement économique dans lequel évolue l’entreprise durant la période étudiée. Le contexte le plus prégnant est celui de l’évolution du marché mondial des navires, régi par la loi de l’offre et de la demande, dont les transformations déterminent celles des chantiers dans le monde entier. D’une part, la demande de navires connaît une impressionnante croissance et une forte transformation, avec le développement des navires pétroliers qui atteignent des gabarits inédits dans l’histoire de la marine. A partir des années 1950, d’autres types de navires apparaissent, offrant aux chantiers la possibilité de recentrer leur activité sur de nouveaux créneaux : les navires méthaniers, vracquiers et minéraliers, alors que le paquebot connaît ses dernières heures de gloire. D’autre part, la concurrence, traditionnellement forte dans le secteur, se renforce avec l’apparition d’un redoutable concurrent pour les chantiers français et européens : le Japon. Ce bouleversement du marché pèse d’autant plus lourd sur le devenir des chantiers que cette activité est indissociable d’une forte action commerciale. Les chantiers dépendent étroitement du marché avec lequel ils sont en lien direct par l’intermédiaire d’agents spécialisés.
La difficile adaptation à la concurrence :
le contexte français
Face à ce contexte mondial ambigu, porteur d’éléments favorables comme défavorables, la France réagit d’une façon spécifique. Les principaux acteurs de la construction navale française sont, dans cette période, les chantiers eux-mêmes, ainsi que leurs clients, les armateurs. La physionomie de ces deux groupes détermine, pour une part, l’évolution nationale de la branche. En 1945, le monde des armateurs comme celui des chantiers est stable et, pour une grande part, hérité de l’avant-guerre. Le troisième acteur majeur est l’État : les relations entre État et chantiers sont d’autant plus fortes que les Trente Glorieuses voient converger une tradition ancienne en la matière et un rôle nouveau tenu par l’État dans le domaine économique. L’aide de l’État fut, dans le cas de la construction navale, une condition nécessaire à la survie des chantiers ; cette prise en charge d’un secteur privé par les pouvoirs publics n’allait cependant pas de soi et la politique suivie fut sujette à de multiples revirements, malgré une volonté affichée de réduction progressive des aides publiques habituelles et indispensables à tous les chantiers.
Chapitre IIILes Ateliers et Chantiers de France de 1898 à1945 :
cinquante ans de traditions
Le marché mondial et l’organisation nationale du secteur constituent le contexte synchronique de l’évolution des Ateliers et Chantiers de France. Ceux-ci sont également tributaires du contexte historique, celui de près d’un demi-siècle de construction navale sur le site dunkerquois. Après des débuts brillants dans les premières années du xxe siècle, les Chantiers connurent une période de difficultés durant les années 1920, avant que la décennie 1930 ne marque une légère amélioration de la santé de l’entreprise. De ces quarante-sept années d’activité, les A.C.F. héritent en 1945 de plusieurs éléments déterminants : tout d’abord, ces années ont laissé leur empreinte dans la mémoire collective, à travers une série de faits marquants restés vivaces aussi longtemps que les témoins de cette période restèrent aux Chantiers. Les Chantiers héritaient en outre d’un site et d’un outil de production, certes fort détériorés, de spécialités industrielles liées au savoir-faire des ouvriers et à la fidélité de la clientèle et d’une structure financière stable. Durant les Trente Glorieuses, la tradition allait incontestablement jouer un rôle et déterminer, en partie, la réaction des responsables des Chantiers vis-à-vis de l’évolution du contexte mondial.
Deuxième partieLa croissance de l’entreprise
Chapitre premierUn chantier en action
La production des Chantiers reste durant toute la période très essentiellement une production de navires. Les activités annexes ou de reconversion demeurent cantonnées à un niveau très faible, et seulement provisoirement. La liste de la centaine de navires lancés par les Chantiers constitue un des meilleurs moyens d’apprécier son activité. Celle-ci est en croissance constante, du fait de l’explosion du gabarit des navires plus que de l’augmentation du nombre des unités lancées. Néanmoins, les Chantiers de Dunkerque ne voient pas leur part augmenter nettement dans l’ensemble de la production navale française. La hausse n’est cependant pas uniforme, car les années 1960 remettent en cause ce schéma de croissance linéaire : de nouveaux navires apparaissent, dont l’intérêt et la valeur ne se trouvent pas dans le tonnage mais dans des installations de haut niveau technique. Après une étude quantitative, sont envisagés séparément les différents navires, ou types de navires, construits par les chantiers, afin de souligner leurs spécificités et, pour certains, leur caractère exceptionnel.
Chapitre IILa révolution de l’outil de travail
La question de l’outil de travail est directement en lien avec celle de la production. Les investissements découlent des choix effectués par les dirigeants ; les étapes successives de la constitution d’un outil de travail adapté, aux diverses époques, à la demande des armateurs et donc à l’évolution du marché mondial, traduisent donc la stratégie de l’entreprise. L’histoire de cette adaptation des installations est marquée, aux Ateliers et Chantiers de France, par une grande cohérence : plusieurs grandes phases sont identifiables dans la création d’un chantier moderne, articulé autour d’un circuit de production linéaire, considéré comme idéal. Les caractéristiques géographiques du site apparaissent, dans cette perspective, comme déterminantes : un chantier naval est une industrie où l’espace joue un rôle important et la gestion de l’espace doit donc être soigneusement réfléchie. Or, le site dunkerquois est loin d’apparaître, après 1945, comme un lieu idéal pour construire des navires. Son aménagement donne lieu à des opérations d’envergure tout au long de la période : l’ancien quai d’armement des A.C.F. est reconstruit, un second est bâti ; le nombre de cales est progressivement réduit et celles qui restent sont modernisées. Les ateliers sont transformés en raison du bouleversement technique qui intervient, après 1945, avec l’emploi de la soudure et la préfabrication.
Chapitre IIILes résultats financiers
L’ensemble de ces actions et de ces décisions à caractère industriel ont pour but d’assurer la santé financière de la société propriétaire des Chantiers. De ce point de vue, la construction navale se trouve dans une situation difficile tout au long de la période : il est probable que les Chantiers n’auraient pu survivre sans l’aide financière permanente de l’État. Celui-ci compte également parmi les principaux créditeurs de l’entreprise, à travers des organismes spécialisés dans le financement à long terme de l’industrie. Le capital privé est également présent : le capital social des A.C.F. connaît une croissance importante durant la période envisagée et l’actionnariat se trouve bouleversé, en 1960, par l’entrée d’un actionnaire majoritaire : le groupe Schneider. Au total, la société des Ateliers et Chantiers de France semble viable, mais en étant soutenue par des intérêts extérieurs puissants, l’État et les actionnaires. Ces soutiens nécessaires permirent, tout autant que les réussites industrielles, le maintien des chantiers. Cependant, ils furent loin d’assurer une situation financière brillante : l’étude des résultats de l’entreprise montre une relative dégradation tout au long de la période étudiée. Ainsi, malgré un savoir-faire industriel remarquable, le chantier n’aurait pu survivre à cette période difficile sans de forts appuis, d’abord essentiellement publics, puis privés après 1960.
Troisième partie :Les Chantiers, enjeu local et national
Chapitre premierLes Chantiers et la ville
Au-delà de sa dimension purement économique, l’entreprise constitue une entité socio-économique en lien avec son environnement, à diverses échelles. Tout d’abord, les Chantiers représentaient un enjeu majeur dans la vie dunkerquoise, en raison de leur poids économique mais aussi de leur présence dans le vieux port de Dunkerque, cœur de la vie locale jusqu’aux années 1950. Le poids des Chantiers fut, en termes absolus, loin de reculer : la croissance de leur activité devait nécessairement impliquer un accroissement de leur rôle d’entraînement des entreprises locales. C’est, en revanche, en termes relatifs que l’importance des Chantiers connut une sévère décrue : Dunkerque devint un complexe économique majeur, alors que la ville n’avait eu qu’un rayonnement secondaire avant la guerre. De nombreuses industries s’installèrent et fournirent des emplois en grand nombre, entraînant une forte tension sur le marché du travail. Industrie majeure dans le Dunkerque d’avant-guerre, les Chantiers se voyaient réduits à un rôle de second plan. Néanmoins, ce rôle traditionnel des Chantiers ne disparut pas totalement : ils restèrent acteurs de la vie de l’ancien port, en lien avec les institutions portuaires ; ils demeurèrent, de façon plus modeste, un acteur de la vie économique et sociale dunkerquoise.
Chapitre IITravail et relations sociales
La principale relation qui unit les Chantiers à leur environnement local est l’emploi. Malgré leur régression relative dans l’agglomération, les Chantiers restèrent le lieu où au moins 2 000 personnes de Dunkerque et de ses environs travaillaient toute l’année. La période voit une transformation des méthodes de travail et des rapports sociaux anciens, ainsi qu’une remise en cause des rites et du folklore de la communauté. De ce point de vue aussi, la construction navale avait changé d’époque. L’organisation du travail s’adapta aux nouvelles exigences que l’évolution de la demande de navires imposait au chantier. Les méthodes et les conditions de travail se transformèrent parallèlement aux innovations techniques, et particulièrement à l’apparition de nouvelles machines. De nouveaux métiers apparurent, tandis que d’autres déclinaient. Ces transformations s’accompagnèrent d’un remaniement de l’organisation d’ensemble des Chantiers. Quant à la communauté des travailleurs, son identité fut modifiée par le bouleversement de la physionomie de l’agglomération dunkerquoise, la transformation de la hiérarchie des savoir-faire et les exigences de baisse des coûts de production.
Chapitre IIIUne concentration nécessaire
Traditionnellement, les chantiers de Dunkerque étaient donc une entreprise bien implantée localement ; assurément connue dans le monde des armateurs, en France et à l’étranger, elle avait peu de liens avec le reste du monde économique. Les Trente Glorieuses allaient bouleverser cette situation : les Chantiers passèrent sous le contrôle d’un groupe industriel, Schneider, ayant des implantations dans tout le pays et à l’étranger. Ce groupe, qui s’intéressait à la construction navale depuis plus d’un siècle, désirait s’assurer la présence en son sein d’un chantier naval, dont les besoins correspondaient étroitement à ses spécialités. Cette concentration intervint en 1960 à la suite de la fusion entre les chantiers de Dunkerque et ceux de Bordeaux, propriété du groupe Schneider depuis la fin du XIX e siècle. Cette reprise était un moyen pour le chantier d’obtenir un appui majeur en termes industriels, financiers et de communication ; elle renforçait par ailleurs la position de Schneider dans la rivalité, née à cette époque, entre les principaux groupes métallurgistes français. Dans cette évolution qui voit les Chantiers quitter, pour une part, leur identité dunkerquoise pour entrer dans un système économique plus large, l’entreprise se trouve entraînée dans des conflits d’intérêt qui la dépassent. Grande entreprise dunkerquoise, les A.C.F. sont en effet une entreprise moyenne à une échelle plus vaste et leurs difficultés financières les rendaient plus fragiles face à une concurrence mondiale de plus en plus rude.
Conclusion
Au vu de l’évolution de l’ensemble du secteur de construction navale dans la période étudiée, le fait que les Chantiers de Dunkerque aient survécu à ces trente années n’allait pas de soi et semble la conjonction de deux éléments : d’une part, le chantier trouva l’appui d’acteurs extérieurs puissants, capables d’apporter des solutions à ses difficultés financières et de lui offrir des opportunités nouvelles. Par ailleurs, les responsables des Chantiers menèrent une politique avisée en matière de choix de production et d’investissement, liée à l’existence d’une tradition forte aux Chantiers. L’existence de cette tradition fut probablement une des raisons de la – relative – réussite de l’entreprise au cours des Trente Glorieuses.
Annexes
Production navale comparée en France et à Dunkerque. – Bilans simplifiés. – Évolution de l’aide publique à la construction navale. – Services de la Marine marchande en rapport avec les chantiers de construction navale. – Liste des navires construits à Dunkerque. – Fournisseurs de moteurs des A.C.F. – Clients des A.C.F., par ordre croissant de tonnage commandé. – Plan de situation du port de Dunkerque – Plan des A.C.F. – Dossier photographique : vue générale des Chantiers ; construction de la nouvelle cale nord ; l’atelier de préfabrication n° 2, dit « la Cathédrale », avec l’enseigne des A.C.F. ; le navire en construction : pose d’un élément préfabriqué ; le navire en construction : vue du Pasteur ; le navire achevé : la salle des machines.