Pierre Germain dit le Romain (1703-1783)
Vie d’un orfèvre et de son entourage
Introduction
Entre sa mort en 1783 et sa première biographie en 1887, celui qui fut l’« un des plus connus pour le bijou et la vaisselle » selon l’Almanach Dauphin(1776) ne résista à l’oubli que grâce à la signature d’un célèbre recueil de modèles, Les Eléments d’orfèvrerie, publié en 1748 et copié jusqu’à la fin du xixe siècle. Mais on avait tout oublié de Pierre Germain. Ce qui faisait son originalité, ses publications, sa correspondance retrouvée en partie en 1862 lui furent enlevées pour mieux parer la figure emblématique de son homonyme et maître Thomas Germain. Confondu dès son vivant, oublié quelques décennies après sa mort, Pierre Germain dit le Romain (Villeneuve-lès-Avignon, 5 avril 1703-Paris, 12 janvier 1783) eût put disparaître de l’historiographie à la fin du xixe siècle si Germain Bapst n’avait ajouté un court chapitre à son Étude sur l’orfèvrerie française au XVIII e siècle : les Germain orfèvres-sculpteurs du Roy. L’orfèvre commença dès lors à retrouver sa personnalité et son importance au fur et à mesure des découvertes postérieures, que l’on doit principalement à l’érudit avignonnais Adrien Marcel qui publia en 1916 un article intitulé « L’orfèvre Pierre Germain dit le Romain » dans les Mémoires de l’Académie de Vaucluse. Cette étude malheureusement peu diffusée et encore trop peu connue un siècle après fut la dernière consacrée à cet orfèvre qui se cache et se laisse difficilement trouver dans les archives.
Sources
Les sources qui éclairent la vie de Pierre Germain sont dispersées entre la région avignonnaise et Paris. Les registres paroissiaux des Archives municipales de Villeneuve-lès-Avignon et d’Avignon livrent l’environnement familial de l’orfèvre ; les études notariales 3 E 5, 3 E 6 et 3 E 7 aux Archives départementales de Vaucluse et II E80 et II E81 aux Archives départementales du Gard révèlent l’assise foncière et sociale de l’orfèvre et de ses proches. Une partie de la correspondance de ce dernier est conservée dans le fonds Franque à la Bibliothèque municipale d’Avignon (mss. 1298-1300) et une autre dans une collection particulière inconnue, en partie publiée en 1916 par Adrien Marcel.
Les sources parisiennes retracent, quant à elles, son activité d’orfèvre. Au Centre historique des Archives nationales, les études notariales XXIV et, dans une moindre mesure, LIII, XLVII, LXIV et CXV offrent quelques renseignements indispensables pour retracer sa carrière, ainsi que les études de ses maîtres Nicolas Besnier et Jacques Roëttiers (LXV et CXXI). Ce sont surtout les archives du corps des orfèvres de Paris, mises sous séquestre à la Révolution et divisées entre les séries T et K, qui apportent des informations sur sa richesse (T 1042), sur son activité de garde puis de grand-garde des orfèvres (K 1045) et sur sa production (T*1490, 40-168). D’autres séries ont été dépouillées avec profit pour la connaissance de ses maîtres et commanditaires, notamment la série O1 de la Maison du Roi pour les orfèvres du roi, la sous-série R1 ou les séries conservant les scellés d’Ancien Régime, V3 et Y.
D’autres institutions ont enfin été mises à profit : le Centre des Archives d’Outre-Mer (Colonies E : personnel colonial antérieur à 1789), les Archives de Paris (sous-série DC : enregistrement des actes), le département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France (nouv. acq. fr. 21813-22060, archives du corps des libraires, qui nous renseignent sur l’édition des deux recueils que publia l’orfèvre en 1748 et 1751), et le département des estampes et de la photographie de la BnF qui conserve des dessins signés ou attribuables à l’orfèvre : Le 39, Le Mat 2 (III) et Le Mat 2a (III).
Première partieVie familiale et formation (1703-1755/1756 ?)
Chapitre premierUn milieu familial qui ne prédispose apparemment pas à devenir orfèvre
Fils d’un boulanger, Jean Germain, et d’une fille de manouvrier, Madeleine Lhermite, Pierre Germain ne semblait pas prédisposé à devenir orfèvre. Sa première formation reste encore mal documentée. Cependant l’évolution de son entourage familial après le remariage de son père, le 3 février 1714, joue certainement un rôle déterminant. Apparaissent alors dans l’entourage de Pierre Germain un oncle, Jean-Baptiste Franque (1678-1738), maître maçon puis architecte avignonnais, et avec lui Pierre Projet († après 1771) entrepreneur maçon d’origine toulousaine, Charles Boisselin († après 1738), menuisier et facteur d’orgues avignonnais. Dans sa correspondance de jeunesse (1726-1734), Pierre Germain mentionne aussi fréquemment le frère Joseph Gabriel Imbert (1666-1749), peintre de la chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, avec le neveu duquel il semble passer une partie de sa jeunesse à Paris et à Rome. Des noms d’orfèvres apparaissent également : les Clerc, Vinay et Mézangeau, orfèvres à Avignon, les Durand et Giraud, orfèvres à Marseille. Mais l’influence de ces personnages sur le jeune homme reste encore floue.
Chapitre IIUne longue période comme ouvrier à Paris et à Rome (1726-1736)
Paris et l’atelier de Thomas Germain (1726-1729). — C’est à partir du 24 mai 1726, date de sa première lettre conservée, que l’on connaît mieux la vie du jeune homme. Au sein de l’atelier de Thomas Germain, il participe à la confection de la toilette de la reine Marie Leszczinska (1726), de la layette du Dauphin (mai-août 1727) – commande annulée à la naissance de jumelles – et de la toilette de la reine d’Espagne (décembre 1727-1728).
Séjour à Rome (1729-1733). — Entre le 23 octobre 1729, date de sa dernière lettre française envoyée depuis Marseille, et le 23 mars 1733, date de sa première lettre à son retour par Lyon, Pierre Germain réalise un voyage à Rome, entreprise peu fréquente dans le milieu des orfèvres, qui lui vaut dès son vivant le qualificatif de « Romain », attesté le 9 décembre 1765 dans un article du Mercure de France, en 1776 dans l’Almanach dauphin, sur une reconnaissance de dette de 1777 et sur une facture de 1781. Ce séjour romain, encore mal documenté, est connu par une lettre adressée à Jean-Baptiste Franque par un certain Paul Mignard Cadet, personnage d’une quarantaine d’années retrouvé dans les Stati delle anime de la paroisse San Marcello en 1730 et 1731. Le groupe de jeunes Français comporte, outre Mignard Cadet, le neveu du frère Imbert, M. Pont logeant chez M. de Cavaillon, M. Guignet et un Lyonnais dénommé Du Prat.
Retour à Paris, l’atelier de Jacques Roëttiers (1733-1736). — Appelé par Jacques Roëttiers pour travailler pour le roi, Pierre Germain gagne directement Paris via Lyon et s’installe place du Carrousel, chez son maître, de quatre ans son cadet. Commence alors une relation privilégiée de vingt ans entre les deux hommes qui pourraient s’être connus dans l’atelier de Thomas Germain. Pierre Germain, émancipé par son père depuis le 7 juin 1733, travaille avec toute la confiance de son maître (« Il s’en rapporte entièrement à moy sur ce que je fais exécuter») et compose déjà des œuvres pour son compte.
Dans la correspondance de ces années, se dessine un caractère ardent au travail, consciencieux et pointe l’ambition de devenir maître, source de conflits avec Jacques Roëttiers.
Chapitre IIIApprentissage chez Besnier (1736-1744)
Grâce au privilège des Galeries du Louvre, qui autorise une entrée tardive en apprentissage, – Pierre Germain a alors 33 ans, soit dix-neuf de plus que l’âge traditionnellement requis –, il finit par être pris comme apprenti en surnuméraire chez le beau-père de Roëttiers, Nicolas Besnier, par contrat du 21 avril 1736. Quelques actes le disent loger aux Galeries du Louvre, chez son maître, mais la plupart le disent encore place du Carrousel, chez Jacques Roëttiers. Il est donc vraisemblable que cet apprentissage soit en réalité un arrangement entre gendre et beau-père qui travaillent désormais ensemble aux commandes royales. Pierre Germain est reçu maître orfèvre le 4 mai 1744, à 41 ans, et fait insculper son poinçon : « fleur de lys couronnée, deux grains, un germe ».
Chapitre IVJeune maître orfèvre au service de Jacques Roëttiers (1744 ?-1755/1756 ?)
La période qui court de 1739 à 1766 est plus difficile à aborder, puisque aucune lettre de Pierre Germain à ses proches n’a été retrouvée. Des preuves de son habitation chez Jacques Roëttiers, place du Carrousel, continuent au-delà de sa réception comme maître (en 1747, 1748, 1751 et le 13 avril 1755) et l’on retrouve par ailleurs des œuvres identiques dans la production des deux orfèvres (flambeaux, huiliers). Pierre Germain travaille alors vraisemblablement beaucoup pour Roëttiers et peu à son poinçon ; ce n’est qu’en 1754 qu’il commence à faire régulièrement enregistrer au Bureau de la Marque les objets qu’il exécute.
Durant cette période de prospérité pour l’orfèvre, il acquiert de nombreux biens à Villeneuve-lès-Avignon et a le temps de se consacrer à d’autres activités comme la fonction de messager juré de l’Université pour la ville et évêché de Kilmore. Mais il s’adonne surtout à la publication de deux recueils de modèles : les Eléments d’orfèvrerie en 1748, qui associe Jacques Roëttiers pour sept planches, et le Livre d’ornemens en 1751.
Deuxième partiePierre Germain dessinateur
Chapitre premierLe goût et l’importance du dessin chez Pierre Germain
La correspondance de jeunesse de l’orfèvre montrait déjà sa grande préoccupation pour le dessin et les estampes : ce ne sont que rapports de commissions de gravures auprès de Jean Mariette, d’achats de fournitures et d’outils de travail pour son oncle Jean-Baptiste Franque, architecte en Avignon, pour le peintre Philippe Sauvan et d’autres Villeneuvois et Avignonnais comme le capiscol Michel François Prat, Messieurs Vinay, Bariol et Michel. Tout un milieu avignonnais reçoit par son entremise les dernières nouveautés du marché parisien.
Pierre Germain achète alors les premiers ouvrages de sa bibliothèque et devient bibliophile : l’inventaire après décès de ses biens mentionne seulement la présence de 31 ouvrages et quelques 13 estampes encadrées, mais est-ce là sa bibliothèque entière ? L’identification récente de son ex-libris « P G Pulchra Tenaciter Collegi» gravé au milieu de motifs d’ornements permet déjà de répertorier trois ouvrages de la bibliothèque de travail de l’orfèvre : le Livre d’architecture contenant plusieurs portiques d’Alexandre Francini, des Vases dans le goût antique dessinés à Rome par Polidor de Carravage et une Suite de douze pièces ornementales due à Zacharias Heince, essentiellement donc des ouvrages d’architecture et d’ornements.
Dix ans avant la parution de ses deux recueils, Pierre Germain se soucie déjà de ses dessins et semble leur donner une réelle importance à en juger par le soin jaloux avec lequel il veut les faire revenir d’Avignon à Paris durant toute l’année 1734, alléguant que « Mss Germain et Roetier[…] son gros de lé voir».
Chapitre IIL’œuvre de dessinateur : la publication de deux recueils d’orfèvrerie en 1748 et 1751
En novembre 1747 est annoncée dans le Mercure de France la publication de ses Eléments d’orfèvrerie, recueil de 100 planches de modèles d’orfèvrerie religieuse et civile, gravées au burin par Jean-Jacques Pasquier et Baquoy. L’orfèvre présente les deux parties de son ouvrage à la Librairie le 26 juin 1748 et reçoit le privilège royal le 16 juillet, alors que la première partie du recueil se vend déjà ou est sous presse. Pierre Germain ajoute à la main le privilège sur les volumes déjà imprimés, l’authentifiant de sa signature. Le second recueil, le Livre d’ornemens, paraît en 1751.
La publication de recueils d’orfèvrerie est un procédé rare. Les orfèvres sont en général jaloux de leurs modèles. Une étude spécifique détaille les motifs possibles de ce parti original pris par l’orfèvre, motifs financiers, besoin de reconnaissance, et avant tout souci pédagogique : « je n’ay eu d’autre but en composant cet ouvrage, dit-il dans son Avis au lecteur, que d’engager la jeunesse à se former des principes sur les differens genres d’orfèvrerie et sur la diversité des contours».
Les volumes sont vendus successivement par Nicolas Bonnart, par la veuve de François II Chereau, Geneviève Marguerite, active de 1755 à 1768, puis par son fils Jacques François (1742-1794), enfin par Etienne François Joubert, qui achète à ce dernier les cuivres des deux recueils. On trouve aussi des exemplaires en vente, de 1773 à l’an X, chez le sieur puis citoyen Watin. L’ouvrage vieillissant, son prix baisse de moitié entre 1748 et 1778. Il est acheté par des orfèvres (Benjamin Febvrier, orfèvre à Landernau) et des collectionneurs comme Caze de la Bove, Simon-Judes-François Délézenne, le surintendant des bâtiments Marigny ou le marquis de Paulmy.
Les sources d’inspiration de cette œuvre très construite semblent trahir quelques proximités avec des œuvres de Jacques Roëttiers, mais trop peu d’objets subsistent pour l’affirmer de manière certaine. L’influence postérieure du recueil est en revanche plus visible. Celui-ci est imité en province, par exemple par Frédéric Ier Nesme en 1756 à Lyon et par Joseph Opinel en 1759 à Dôle. Il remporte aussi un certain succès à l’étranger, particulièrement en Angleterre, à Londres, où il est largement plagié, imité ou adapté par Thomas Heming, Parker et Wakelin, ou en Italie, où il influence peut-être Andrea Boucheron à Turin. Il reste une source d’inspiration majeure jusqu’à la fin du xixe siècle, particulièrement dans les maisons Aucoc et Cardeilhac. En gravure, il est largement repris dans les planches de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert entre 1751 et 1772.
Troisième partieLe maître orfèvre à « La Garde Royale » (1755/1756 ?-1783)
Chapitre premierLe corps des orfèvres de Paris
Statuts et organisation du travail. — La vie professionnelle et les conditions de travail de Pierre Germain s’insèrent dans un cadre corporatif régi par des statuts et organisé efficacement, au point que Turgot en fit l’objet d’une exception lorsqu’il supprima la plupart des autres corps de métier en 1776. L’objet principal de cette organisation est la surveillance des métaux précieux, de leur bon aloi. À cette fin, le corps élit quatre gardes et deux grands-gardes, qui sont chargés principalement de surveiller la fraude sur l’aloi, d’asseoir et de percevoir l’impôt, de défendre les intérêts du corps et de le représenter, de visiter les ateliers, de faire la police du corps et de surveiller l’accès à la maîtrise. Pierre Germain exerce cette fonction de garde puis grand-garde en 1757-1759 et en 1772-1774.
La répartition et la richesse des orfèvres dans Paris. — L’activité et le commerce de l’orfèvrerie se concentrent sur l’île de la Cité et dans les rues les plus proches de la rive droite, non loin du Bureau des orfèvres : lors de la Capitation de 1772, les rues les plus peuplées d’orfèvres sont le Pont-au-Change (50 orfèvres), la rue Saint-Louis (38), le quai des Orfèvres (34), la place Dauphine (32), le Pont Notre-Dame (26), le Pont Saint-Michel (26), la rue de Harlay (25) et le quai Pelletier (22). Entre le 13 avril 1755 et le 3 mai 1756, lorsque Pierre Germain s’installe sur le quai des Orfèvres, à La Garde Royale, il choisit donc un des quartiers les plus renommés de l’argenterie. L’Almanach parisien de Pons Augustin Alletz vers 1776 ou le Tableau de Paris de Louis Sébastien Mercier en 1788 confirment cette hégémonie : « La perfection à laquelle on a porté le travail de l’orfèvrerie paraît soumettre tous les bijoux de l’Europe à passer par les mains des ciseleurs et bijoutiers fixés en grand nombre sur ce quai […], ce quai brillant, qui d’un bout à l’autre offre un long cordon d’argenterie divisée en cent mille pièces éparses […], ce quai plus riche qu’une mine du Potosi ». Les sources fiscales concordent également : en 1772, les orfèvres qui paient les plus lourds montants d’imposition, au titre de la Capitation, tiennent boutique rue de Bussy (en moyenne, 73 £), quai des Orfèvres (45 £), place Dauphine (34 £) ou rue de l’Arbre Sec (31 £), tandis que les orfèvres implantés Cour Lamoignon ne versent que 9 £ en moyenne. Avec une taxation de 21 £ 12 deniers, Pierre Germain se situe à la fin du premier tiers du corps, mais apparaît parmi les orfèvres les moins taxés du quai des Orfèvres. Il semble donc avoir une réussite financière moyenne, mais en revanche certaine par rapport à ses proches avignonnais.
Chapitre IIPierre Germain marchand orfèvre joaillier
Les compagnons et apprentis de Pierre Germain. — Dans la boutique qu’il loue, à La Garde Royale, Pierre Germain forme plusieurs apprentis : l’Avignonnais Ange Joseph Aubert de 1750 à 1762, nommé joaillier du roi en 1774, qui gardera toujours des liens avec lui, Jean Simon Pontaneau de 1761 à 1763 ; il cautionne enfin Damien Jean Aman Juin pour sa réception comme maître en 1768.
La production de Pierre Germain. — Pierre Germain possède un petit atelier et produit peu à son poinçon. Ses habitudes de travail, sa production et ses commandes peuvent être retracées à partir de l’étude statistique des Registres trimestriels de perception du droit de 10 sols par once d’or et de 5 sols par marc d’argent attribué au corps d’orfèvrerie, registres tenus par le receveur de cet impôt, dit le receveur de la Marque, qui consigne tous les poids apportés chaque jour par chaque orfèvre à partir de 1750 (AN, T*1490). Les principales conclusions sont les suivantes : entre 1750 et 1753, lorsqu’il travaille pour Roëttiers, l’orfèvre ne semble rien produire à son nom. Puis entre 1754 et 1783, il apporte au Bureau de la Marque environ 1400 kg d’argent à poinçonner à son nom avant de pouvoir en faire commerce. Il cisèle donc en moyenne 50 kg par an à partir de 1754, masse peu importante en comparaison des plus grands orfèvres comme Jacques Roëttiers, Jacques Nicolas Roëttiers ou François Thomas Germain qui apportent en moyenne 320, 796 et 474 kg par an tout au long de leur carrière respective. La production de Pierre Germain connaît des aléas selon les années : les plus productives sont les années 1760 au sortir de la guerre de Sept Ans, notamment 1762, 1765 et 1774, années où il livre ses plus grosses commandes. Deux chutes brutales sont à noter, en 1757-1759, puis en 1772-1774, soit durant les années où Pierre Germain est nommé garde puis grand-garde du corps, ce qui laisse penser qu’il a peu d’ouvriers pour le seconder dans son atelier. Enfin, la production des dernières années chute régulièrement après la soixante-dixième année de l’orfèvre et se tasse autour de 10 kg par an.
Quelques habitudes de travail transparaissent dans les archives : l’orfèvre travaille particulièrement durant la fin de l’été et l’automne, d’août à octobre et au mois de mai, tandis qu’il travaille peu en février-mars et en juillet ; cette caractéristique est commune à l’ensemble des orfèvres. En comparaison d’autres orfèvres, il se déplace peu au Bureau de la Marque pour faire poinçonner ses objets : 18 fois par an en moyenne entre 1754 et 1782, puis jusqu’à près de 40 fois dans les années 1760 et enfin régulièrement de moins en moins à mesure que l’âge avance. À chaque déplacement, il y apporte en moyenne 2,6 kg, chiffre bas par rapport aux plus grands orfèvres comme Jacques ou Jacques Nicolas Roëttiers qui apportent respectivement 9 et 24 kg, mais néanmoins supérieur aux orfèvres de moindre importance et renommée.
Mais ces données ne disent pas tout de la production de l’orfèvre, car Pierre Germain ne travaille vraisemblablement pas uniquement à son poinçon : on retrouve des attestations de sous-traitance pour François Thomas Germain pour des commandes de Joseph Ier de Portugal en 1755-1756 et 1765 et des collaborations, notamment avec le cuilleriste Nicolas Martin Langlois en 1761-1763, avec Thomas Chancellier et Philippe Caffieri pour la toilette de la princesse des Asturies en 1765, et avec Denys Frankson en 1764-1765 et 1766.
Le style ou les styles de Pierre Germain ?– On estime d’ordinaire que seulement 2 % de la production d’orfèvrerie du xviiie siècle a été conservée. Le reste a été en grande partie fondu lors de la guerre de Sept Ans et la Révolution française ou simplement à différentes époques pour faire réaliser une vaisselle neuve plus au goût du jour. Pour l’heure 1,5 à 1,8 % de la production de Pierre Germain enregistrée au Bureau de la Marque a été retrouvée sur le marché de l’art ou dans les musées. Ceci interdit toute étude stylistique sérieuse. Parmi la cinquantaine d’objets retrouvés, l’unité stylistique semble incertaine et très éloignée du canon des Eléments d’orfèvrerie. La plupart des objets retrouvés sont simples, dénués d’ornements. Cependant, aussi dépouillées soient-elles, ces œuvres conservent souvent la gravure d’armoiries ou de monogramme d’une grande finesse. Quelques objets sont néanmoins particulièrement ouvragés et typiques du style rocaille, comme le réchaud du roi Joseph Ier de Portugal en 1755-1756, une paire de flambeaux de 1755-1756/1773-1774 et deux huiliers de 1757-1758 et 1760-1761 dont le modèle est aussi décliné par Jacques Roëttiers. Le style Louis XVI est quant à lui représenté par une massive paire de flambeaux de 1782 aux armes du comte d’Artois.
La connaissance de ce style est susceptible d’évoluer et de s’affiner, notamment grâce à la découverte possible de dessins de l’orfèvre conservés dans le recueil Le 39 du département des estampes et de la photographie de la BnF. Au sein de ce recueil, au moins trois dessins de l’orfèvre ont été identifiés avec certitude mais d’autres méritent une étude précise.
La clientèle de Pierre Germain. — Cinq sources permettent d’appréhender la clientèle de Pierre Germain : l’inventaire après décès de ses papiers, sa correspondance, une facture, les poinçons et éventuellement les armoiries gravées sur les objets. La majorité des objets retrouvés et épargnés par les fontes a été réalisée pour des commanditaires étrangers, souvent de haut rang : le roi Joseph Ier de Portugal en 1755-1756, Jacques François de Wal de Baronville (dans l’actuelle Belgique) entre 1761 et 1763, la princesse des Asturies en 1765 dont la toilette fit l’objet de louanges de la part du Mercure de France, les Wandalin Mniszech en Pologne et plusieurs autres clients attestés par la présence sur l’objet d’un poinçon de décharge pour l’étranger. En France, parmi les personnages fréquentant la cour, citons le vicomte Prosper Rastel de Rocheblave, sous-gouverneur des pages de la Grande écurie du Roi entre 1777 et 1783, le comte d’Artois en 1782 et Henriette Anne Eugénie de Béthisy de Mézières, princesse de Ligne la même année. D’autres commanditaires sont attestés : le lieutenant du roi à Québec, Paul Joseph de Longueuil et son épouse Marie Geneviève de Joubert en Nouvelle-France en 1750-1752, ou bien encore le chevalier de Baudouin en octobre 1781.
Chapitre IIILe maître parisien et ses attaches avignonnaises
Les relations conservées et entretenues en Avignon et à Villeneuve-lès-Avignon. — Malgré son ancrage parisien d’une soixantaine d’année, le maître orfèvre ne cesse de revenir régulièrement dans sa région natale et d’entretenir ses relations, que ce soit avec sa famille, notamment son frère cadet Jean Antoine et le fils de celui-ci, le banquier Jean Pierre Germain (Villeuneuve-lès-Avignon, 1745-vers 1803) qui vient s’installer à Paris, ou avec des proches comme l’orfèvre Joseph Antoine Aubert (1730-av. 1785) ou l’abbé Joseph François Salomon à qui il ne manque guère de fournir par correspondance des nouvelles d’ecclésiastiques comme dom Bousquet, dom Augier, dom Ladre ou l’abbé d’Expilly.
La gestion de ses biens depuis Paris : une administration par procuration. — Pierre Germain conserve longtemps des biens à Villeneuve-lès-Avignon, qu’il fait gérer par procuration. A l’époque florissante dans l’atelier de Jacques Roëttiers, où se succèdent achats et baux à partir de 1743, puis un héritage paternel à partir de 1748, suit l’époque où Pierre Germain commence à tenir boutique, période correspondant à la Guerre de Sept Ans. Ces années 1756 à 1764 sont marquées par des ventes foncières massives en Avignon, que l’orfèvre confie à un proche, Gabriel Barthélemy, négociant de Roquemaure. La gestion des dernières années, confiée à son frère cadet, Jean Antoine Germain à partir de 1769, ne semble guère marquée par des transactions foncières, l’orfèvre ne se risquant peut-être plus à des achats.
Conclusion
Les derniers jours de Pierre Germain. — Le 6 décembre 1782, Pierre Germain fait marquer pour la dernière fois des objets au Bureau de la Marque. Il est alors déjà affaibli puisqu’une garde-malade est à son chevet. Il meurt le matin du 12 janvier 1783, après avoir testé. Les gardes du corps des orfèvres font part du décès à tous ses collègues et font dire une messe le 3 février suivant. Son neveu et légataire universel, Jean Pierre Germain, banquier demeurant rue Mauconseil, fait procéder à l’apposition des scellés et à l’inventaire de ses biens. La famille engage toutes les démarches d’héritage par procuration depuis Villeneuve-lès-Avignon, Avignon et Marseille. Pierre Germain lègue en tout 28 200 £ à ses héritiers et aux pauvres du bureau des orfèvres. Nous ne savons ce qu’il advint exactement de ses biens mobiliers, notamment de ses modèles, de ses outils et de ses livres. Nous n’avons pas trouvé trace de vente. Reviennent-ils donc tous à Jean Pierre Germain ou certains sont-ils dévolus à ses neveux Antoine (Avignon, 2 décembre 1729-après 1783) et Benoît Agricol Germain (Avignon, 1740-après 1783), orfèvres à Marseille rue des Carmes Déchaussés ? Certains descendants de ces héritiers possédaient encore au XX e siècle au moins une œuvre ciselée de l’orfèvre et une correspondance tardive entre celui-ci et son frère cadet Jean Antoine.
Le temps des redécouvertes. — Mais l’orfèvre ne laissant pas de postérité propre ou de dynastie, son souvenir fut emporté avec ses contemporains. Commença alors un siècle d’ombre et d’oubli avant son exhumation par Germain Bapst en 1887. Après plus d’un siècle de recherche se dessine un portrait vivant mais encore entre ombre et grisaille. L’artiste, original à plus d’un titre, parce que formé à Rome et dans les plus grands ateliers du temps, parce que bibliophile, parce qu’auteur du plus vaste recueil d’orfèvrerie de son temps, ne se laisse cependant pas dévoiler comme d’autres confrères contemporains. De nombreuses découvertes sont donc encore à espérer et attendre.
Catalogue des œuvres de Pierre Germain et de son entourage
Deux tomes de catalogue répertorient les différentes œuvres de Pierre Germain dit le Romain (t. ii) et de son entourage (t. iii). Les œuvres du tome iiconsistent en gravures, œuvres ciselées et dessins. Les gravures comprennent 93 planches de modèle d’orfèvrerie religieuse et civile publiées par l’orfèvre en 1748 dans son recueil des Eléments d’orfèvrerie gravées au burin par Jean-Jacques Pasquier et Baquoy, 9 planches d’ornements publiées dans son Livre d’ornemens en 1751 gravées au burin par Jean-Jacques Pasquier ainsi qu’un ex-libris gravé au burin par le même Jean-Jacques Pasquier. Les notices n° 104 à 133 répertorient ses pièces d’orfèvrerie ; les n° 134 et 135 répertorient les faux et les pièces suspectes ; les n° 136 à 140, les dessins signés ou qui ont pu lui être attribués lors de la présente recherche.
Les orfèvres de son entourage dont les œuvres retrouvées ou connues par des documents d’archives ont été répertoriées sont divisés en deux catégories. Tout d’abord, les orfèvres parisiens, classés par ordre alphabétique : son maître Nicolas Besnier (notices n° 1 à 18), son confrère Denys Frankson (n° 19-62), son maître Thomas Germain (n° 63-122), son apprenti Jean Simon Pontaneau (n° 123-132) et son maître Jacques Roëttiers (n° 133-152). Ensuite, les maîtres orfèvres provinciaux cités dans la correspondance de l’orfèvre, toujours classés par ordre alphabétique : Sauveur Ier Clerc, orfèvre d’Avignon (n° 171-174), la dynastie des Durand, orfèvres à Marseille (notices n° 175-201), Antoine Germain, neveu de Pierre Germain, orfèvre à Marseille (n° 202-203), la dynastie des Giraud, orfèvres à Marseille (n° 204-241) et les Mézangeau, orfèvres à Avignon (n° 242-244).
Un numéro de notice comprend soit un objet isolé, soit un ensemble d’objets identiques provenant d’une même commande. Toutes les œuvres font l’objet d’une fiche signalétique fournissant illustration, mesures, datation, description, commentaire stylistique et/ou historique et bibliographie.
Pièces justificatives
Édition critique de la correspondance de l’orfèvre et de son entourage (35 lettres). — Visites des gardes orfèvres parisiens dans les ateliers. — Minutes notariales concernant l’activité de Pierre Germain.
Annexes
Chronologie familiale. — Généalogies. — Recensement des exemplaires retrouvés des Eléments d’orfèvrerie et du Livre d’ornemens. — Tableaux et graphiques détaillés des impôts payés par les orfèvres parisiens en 1772. — Tableaux et graphiques de la production de Pierre Germain et de plusieurs orfèvres (Denys Frankson, Louis Lenhendrick, Jean Simon Pontaneau, Jacques et Jacques Nicolas Roëttiers) d’après les poids enregistrés au Bureau de la Marque entre 1750 et 1782.