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École des chartes » thèses » 2007

Autour de l’Hôtel de Saint Louis (1226-1270)

Le cadre, les hommes, les itinéraires d’un pouvoir


Introduction

Au Panthéon des figures les plus marquantes de la France médiévale, saint Louis occupe évidemment une place de choix. L’impression d’une grande proximité avec son règne est confortée par la reconstitution assez bien assurée de la trame chronologique de sa vie et par tout un ensemble d’anecdotes célèbres, transmises par les hagiographes. Pourtant, l’éclat de cette figure auréolée n’est pas sans laisser des ombres sur certains paradoxes : ainsi le gouvernement royal de cette période reste relativement méconnu, principalement en raison de l’absence d’édition des actes royaux, qui demeurent le fait de clercs dévoués encore maîtres des mots et des nombres. Par ailleurs, dans l’historiographie politique, le règne suscite toujours un certain embarras, pris en étau entre la période de la royauté féodale puis suzeraine et celle de la royauté souveraine. Enfin, le noyau qui englobe le roi et dans lequel se structurent les organismes de pouvoir, la cour, semble se complexifier.

L’un des moyens que l’on a retenu pour aborder ces questions est de partir de l’étude de l’Hôtel du roi, dont saint Louis a donné les toutes premières ordonnances, et qui a prouvé dans l’historiographie récente combien il pouvait mener à des voies d’étude prometteuses. Ensemble des serviteurs chargés à l’origine de veiller à l’approvisionnement et au déroulement de la vie quotidienne du roi et de la cour, l’Hôtel conduit toutefois à s’interroger sur les distinctions et les liens entre service domestique et service plus politique, principalement à travers le suivi de la carrière des officiers ; sur l’itinérance d’une royauté qui rayonne dans une sphère géographique précise, révélatrice aussi bien de son emprise sur le territoire qu’elle prétend diriger que des limites des déplacements et des habitudes du Capétien ; enfin sur la manière dont la figure du prince se distingue du reste de la cour au sein des palais, que ce soit dans l’instauration de son service personnel ou la symbolique inhérente à chaque section de la résidence. La proximité avec le maître de certaines catégories de serviteurs, passés à la postérité, aide à affiner cette gradation qui conduit de la figure d’un roi public à celle plus inaccessible d’un prince qui tient en certaines circonstances à s’isoler.

Néanmoins, parvenir à scruter la réalité d’un pouvoir dans son quotidien, à expliciter sa nature à l’aune de ses hommes, de son cadre de vie et de ses itinéraires, suppose que l’on ait une documentation suffisamment abondante et surtout qu’elle puisse tenir un tel pari. Une étude critique de la documentation, en particulier diplomatique, s’imposait donc, d’autant plus que ce questionnement donne en fin de compte quelques aperçus sur l’évolution des structures internes de la cour.


Sources

L’établissement du corpus diplomatique a été la principale réalisation de cette thèse. Il n’aurait pas été possible sans la mise à disposition du fonds d’archives de l’historien Louis Carolus-Barré, décédé en 1993, dont l’œuvre érudite accorde une place particulière à Louis IX, dont il préparait l’édition critique des actes. Lui-même avait hérité des travaux de ses prédécesseurs chartistes qui avaient accompli un travail considérable de transcription et d’analyse des actes royaux : on retrouve ainsi les figures de Léopold Delisle, de Georges Daumet qui, avec L. Carolus-Barré, est sans doute celui qui aura fourni l’effort le plus conséquent, de Maurice Prou et d’Henri Stein. La tâche a donc consisté à compiler un ensemble assez imposant de fiches et de notes de travail, conservées à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, en les reclassant dans l’ordre chronologique. L’ampleur de cette réalisation, qui n’avait pour premier but que de livrer une synthèse des recherches précédemment menées et jusque-là inédites, a empêché la vérification et l’actualisation de références qui pour un grand nombre d’entre elles, il ne faut pas le cacher, restent imprécises voire parfois douteuses. Néanmoins, le travail a aussi porté sur les registres de chancellerie JJ 26 et JJ 30A des Archives nationales et le ms. lat. 9778 du département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France. N’étant pas encore l’outil d’enregistrement systématique des actes qu’ils deviendront à partir du xive siècle, ces registres fournissent des informations fort utiles pour l’étude de l’Hôtel : listes d’hommages et listes de gîtes dans lesquels le roi a séjourné. Les archives de l’Assistance publique et des Hôpitaux de Paris, peu explorées par L. Carolus-Barré, ont livré quelques références supplémentaires. Au total, 2382 actes ont été inventoriés à travers l’ensemble des institutions de conservation en France. Le travail demeure bien entendu incomplet et perfectible.

Les autres sources exploitées ont été les comptabilités royales, en particulier celles de l’Hôtel, qui, bien que peu nombreuses, renseignent abondamment une multitude de champs. Certaines ont été récemment éditées, notamment les comptes sur tablettes de cire de Jean Sarrazin, chambellan de saint Louis, par Élisabeth Lalou. Les autres comptes ont été consultés dans le Recueil des historiens des Gaules et de la France(t. XXI et XXII), ainsi que, pour quelques fragments, dans des recueils érudits du département des manuscrits de la BnF. Ce service conserve également d’autres compilations intéressantes pour cette étude : fragments de comptabilité, listes de manteaux donnés aux chevaliers et aux clercs du roi, liste des gîtes dans le royaume…

Enfin, les chroniques et les récits biographiques et hagiographiques, principalement de Geoffroy de Beaulieu, Guillaume de Chartres, Guillaume de Nangis, Guillaume de Saint-Pathus, Jean de Joinville, du Ménestrel de Reims ou encore du Moine anonyme de Saint-Denis, ont été mis en relation, autant que possible, avec les sources précédemment citées et les problématiques définies en introduction.


Chapitre liminaire
Situation de L’Hôtel dans la dynamique institutionnelle capétienne

L’Hôtel surgit assez abruptement dans le paysage institutionnel de la royauté avec deux ordonnances, les premières en la matière, données par Louis IX, l’une datée de façon imprécise après 1241, l’autre, beaucoup plus complète, en 1261. Ces ordonnances, si elles permettent aisément de retracer les contours institutionnels de l’Hôtel, suscitent toutefois de nombreuses interrogations plus qu’elles n’établissent de certitudes. D’abord, traduisent-elles l’apparition d’une entité nouvelle imposée par la rapide évolution du milieu curial, s’étoffant sans cesse avec l’importance prise par la royauté ? L’étude en amont amène bien entendu à répondre par la négative : le service personnel et domestique du prince est ancien, déjà décrit précisément par Hincmar à la fin du ixe siècle. Les dénominations des officiers de l’Hôtel de Louis IX se rencontrent dans ce traité, tout comme dans les sources diplomatiques et les quelques témoignages narratifs relatifs aux premiers Capétiens. Alors que ces premiers noms contenus dans un embryon d’Hôtel ne jouent qu’un rôle a priori modeste, la situation subit quelques infléchissements au xiie siècle et au début du XIII e siècle, moment où le motif de la mesnie, ensemble de clercs, de chevaliers et de serviteurs dévoués et modestes, trouve des prolongements aussi bien dans les textes littéraires que documentaires. Selon un mouvement similaire à celui qui s’est produit pour les grands officiers, les serviteurs domestiques, côtoyant de près la source du pouvoir, sont amenés à gagner une envergure politique en se voyant attribuer des missions de confiance. Plusieurs exemples de ce genre se rencontrent sous Philippe Auguste, mais à la différence de ce qui s’est produit pour les grands officiers, le roi prend soin de garder ces serviteurs dans une dépendance plus forte.

Outre les offices, la structure même de l’Hôtel précède les ordonnances. Les premières comptabilités de l’époque de Philippe Auguste et de Louis VIII montrent que, dans l’esprit des clercs comptables, l’organisation des métiers de l’Hôtel est déjà établie. Les ordonnances ne font donc que confirmer la répartition de cet ensemble de serviteurs, présents à l’origine pour gérer les grandes réalités du quotidien, en six grands métiers, dirigés par des maîtres : la Chambre, la paneterie, l’échansonnerie, la cuisine, la fruiterie et l’écurie. Les gages à verser à chacun d’eux ainsi que les conditions de leur logement et de leur approvisionnement au sein de la Maison du roi sont énoncées. À ces six métiers, les ordonnances ajoutent les personnes chargées de la fourrière, qui gère l’aménagement matériel au sein de la résidence, les clercs de la chapelle, le garde du sceau et d’autres ecclésiastiques importants. Un lien est ici tracé avec la chancellerie, encore englobée dans la Maison du roi.

En précisant de façon si fine les conditions et le coût du service de la cour, en dévoilant quelques aspects quotidiens du pouvoir, en mettant en évidence le poids de certains métiers sur d’autres, en dessinant des hiérarchies au sein des officiers, les ordonnances posent plus de questions qu’elles n’en résolvent. Une chose est sûre, elles traduisent un souci d’équité et surtout d’économie. Elles semblent montrer que l’ampleur prise par la cour avait pu entraîner une gestion myope dont le coût était susceptible de s’accroître déraisonnablement. Les ordonnances évoquent l’itinérance du roi, la distinction entre son service et celui du « commun », c’est-à-dire le reste de la cour, elles introduisent plusieurs perspectives d’études relevant du champ politique (liens entre service domestique et politique), social (prosopographie des serviteurs), géographique (itinéraires et déplacements du pouvoir en son royaume) et économique (coût et luxe de la cour). Pour approfondir toutes les voies ouvertes par ces deux textes réglementaires, il fallait donc se tourner vers d’autres sources fondamentales (actes royaux, comptabilités et récits narratifs), les présenter et les critiquer pour montrer leurs apports et leurs limites, ainsi que les éclairages sur la structure du gouvernement qu’ils étaient susceptibles d’apporter.


Première partie
Exploitation du corpus documentaire


Chapitre premier
Les actes royaux

L’étude des actes royaux constitue le temps fort de cette critique des sources, d’autant plus qu’ils demeurent le domaine le plus méconnu. On a essayé de présenter les principaux résultats de la compilation des archives de Louis Carolus-Barré et ses prédécesseurs. Les actes fournissent un matériau abondant et capital. 2382 actes ont été recensés, dont 480 originaux. La moitié se trouve dans les institutions de conservation parisiennes, l’autre se distribue dans les centres départementaux et communaux, essentiellement dans les séries liées aux établissements religieux, surtout réguliers. Leur répartition selon la localisation des destinataires montre que les diocèses de Paris, Beauvais, Sens, Rouen et Évreux sont les régions les plus représentées. Viennent ensuite, dans une moindre mesure, le reste de la Normandie, l’Orléanais, le Chartrain, la Touraine, le Berry et la Picardie.

La typologie des actes est assez délicate à établir en raison de la mouvance des formes et des influences qu’exercent certaines catégories sur d’autres. On peut commencer par distinguer les actes selon leur degré de solennité, en partant des diplômes et des chartes, scellés de cire verte sur lacs de soie rouge et verte, pour continuer avec les lettres patentes, catégorie la plus hétérogène entre des formes solennelles proches de la charte et des confections beaucoup plus courantes avec un scellement de cire vierge sur double et simple queue – il s’agit le plus souvent de mandements dans ce dernier cas de figure. Les lettres closes sont à mettre à part : elles s’opposent aux lettres patentes pour désigner un pli confidentiel, vraisemblablement scellé du sceau du secret. Les anomalies repérées par Georges Tessier s’expliquent par les influences exercées par les formes les plus solennelles sur des types censés incarner des sujets plus courants. On peut ainsi être très surpris de voir une lettre patente dont le formulaire n’annonçait pourtant pas un scellement solennel. Des influences dans le formulaire, en particulier dans la présence de certaines clauses et dans la formulation des dates, se décèlent. Ces anomalies, sans doute moins fréquentes qu’on ne l’a pensé, traduisent en réalité une réflexion des rédacteurs sur la forme des actes. Un véritable tournant s’opère dans les cinq dernières années du règne avec la quasi disparition du diplôme, forme la plus ancienne et la plus lourde. L’héritage semble alors capté par les chartes très proches dans l’objet et dans la forme de certaines lettres patentes, fort soignées. La chancellerie, dont la production s’accroît très fortement après la croisade de 1248-1254, semble ainsi préférer des formes plus concises. À cette période de la fin du règne se rattache également l’évolution des registres de chancellerie, sans doute plus nombreux qu’on ne l’a cru, et qui commencent à abandonner le classement méthodique des actes pour un enregistrement plus systématique, à la suite. Le gouvernement de saint Louis, s’il repose sur des formes peu renouvelées, ne connaît donc une véritable rupture qu’à la fin du règne. La carrière des clercs de la chancellerie et des gardes du sceau révèle une certaine homogénéité dans la formation qui nécessite aussi bien des qualités de lettré que de comptable pour évaluer précisément chaque donation faite par le roi… Les gardes du sceau, qui connaissent de belles carrières ecclésiastiques après être passés par la chancellerie, se voient souvent attribuer par le souverain des places importantes comme la trésorerie de Saint-Martin de Tours ou de Saint-Frambaud de Senlis, l’évêché d’Évreux…

Enfin les actes montrent tout leur intérêt quand il s’agit d’établir l’itinéraire. Il semble incontestable que la chancellerie suit le même trajet que le roi. Elle est encore incluse dans l’Hôtel et dépend de l’itinérance du prince. Les autres sources, en particulier comptables, confirment en effet que les dates contenues dans les actes reflètent le trajet du reste de la cour. Toutefois, peu nombreux sont les actes qui permettent de retracer précisément l’itinéraire : les diplômes sont souvent imprécis dans leur datation, et les mandements ainsi que certaines lettres patentes peu solennelles n’intègrent véritablement le quantième que dans la seconde moitié du règne. Par ailleurs, le déséquilibre de la production des actes, bien plus dense après 1254, influe obligatoirement sur la précision de l’itinéraire, plus incertain dans les années 1230-1240…

Chapitre II
Les comptes

De l’époque de saint Louis, il ne reste qu’un nombre restreint de documents comptables, transmis en majorité par des copies faites par la Chambre des comptes dès l’époque médiévale, puis par les érudits de l’époque moderne. L’historiographie de la seconde moitié du XIX e siècle a effectué un grand travail d’édition et d’exploitation de ces comptes, en particulier avec Natalis de Wailly et Borelli de Serres. Le xxe siècle a lui aussi utilisé les comptabilités médiévales, dans une optique plus économique, mais a également poursuivi les entreprises d’édition ou de réédition.

Les comptes concernant strictement l’Hôtel sont encore moins nombreux. Il faut alors partir des comptes généraux d’exercice, où l’Hôtel ne se devine qu’à travers ses grandes dépenses ( Itinera, Dona et Hernesia, Equi et roncini, Balistarii et servientesétant les rubriques constantes), pour voir ensuite toute sa complexité et sa gestion interne prendre corps dans les rôles dénommés Itinera, dona et harnesia, produits par le clerc comptable de l’Hôtel. Les tablettes de cire de Jean Sarrazin constituent le niveau le plus fin d’observation des mécanismes financiers de la cour, les rôles étant la mise au net donnée au Temple. Les comptes de chevalerie des princes Capétiens, plus courts et synthétiques, n’en sont pas moins capitaux pour saisir la place et le rôle de l’Hôtel au sein de la cour.

L’analyse des comptes révèle des données institutionnelles importantes : l’ordonnancement des rubriques de dépenses confirme que la structure de l’Hôtel a précédé les ordonnances. Ensuite, on remarque que dès le début du règne, la Chambre joue un rôle très important à la cour. En effet, c’est un clerc qui en est issu qui tient l’ensemble de la comptabilité, en résumant les dépenses inhérentes à chaque métier. La figure du chambellan Jean Sarrazin conforte l’idée que ce métier est le seul référent en matière de finances au sein de la cour itinérante. Elle acquiert par ce biais une importance politique certaine. Ce trait, finalement compréhensible quand on sait que même depuis Hincmar la Chambre est responsable de la cassette royale, augure le poids pris plus tard par les chambellans.

Les comptabilités fournissent enfin une quantité pléthorique d’exemples du quotidien, évoquant aussi bien les dépenses entraînées par l’itinérance que les achats de chaque métier. Ils introduisent également la question du luxe à la cour : ils révèlent les frais importants engendrés par les cérémonies de mariage ou de chevalerie. Louis IX sait tenir son rang. Les comptes de 1234 et 1239 donnent aussi quelques indications sur les vêtements du roi, assurément somptueux à cette époque.

Enfin, les comptes précisent de nombreux noms des serviteurs et officiers de l’Hôtel : il est alors possible d’en restituer partiellement la composition à un moment donné. Ils fournissent le matériau de base pour entamer une prosopographie.

Chapitre III
Les sources narratives

Les récits narratifs, fort bien analysés par Jacques Le Goff qui en a décortiqué les présupposés et les influences idéologiques, donnent néanmoins de l’épaisseur au roi et à ses proches par nombre d’anecdotes et de traits de caractère. Cette situation, assez exceptionnelle, agrémente de façon heureuse l’étude, même si de nombreuses précautions sont à adopter. Mais certains témoignages sur le roi sont d’autant plus importants qu’ils proviennent de membres de l’Hôtel. L’ensemble de ces récits confère aussi l’impression de pénétrer dans les arcanes du palais et de percevoir l’ambiance qui régnait à la cour.

Assurément, les récits des hagiographes sont ceux qui donnent le plus de détails sur la vie privée et intime du roi, ainsi que de très nombreux exemples visant à mettre en valeur le roi, comme pour montrer qu’il était prédestiné à être canonisé. Bien souvent, lorsque les serviteurs de l’Hôtel sont évoqués, ils sont utilisés comme faire-valoir des vertus du maître : leurs négligences montrent la magnanimité du roi qui leur pardonne, leurs graves péchés prouvent l’inflexibilité de Louis IX sur les questions de morale et de religion, leur proximité et leur dévouement, en particulier chez ceux issus de la Chambre, dénotent la fascination exercée par le Capétien sur ses contemporains…

Le témoignage de Joinville est bien plus singulier. Fruit de la perception d’un laïc, le récit introduit davantage le lecteur autour de l’entourage politique, des réunions du Conseil, mais aussi de la mise en scène du roi à table. Quelques noms de chevaliers et de serviteurs sont évoqués avec des détails psychologiques intéressants.

D’autres voix originales ont été abordées, comme Salimbene de Adam ou le Ménestrel de Reims qui livre par exemple un important détail sur l’utilisation des lettres closes.

Les chroniques, enfin, permettent de préciser l’itinéraire lorsque les actes et les comptes ont révélé leurs limites. Cela est surtout le cas pour les périodes de campagnes militaires, donc essentiellement dans les premières décennies du règne. Cependant, les indications des chroniques n’ont pu réellement être intégrées à l’échelle du règne dans l’itinéraire et confrontées avec les autres données, par manque de temps.

L’étude critique de ces sources a donc permis de préciser la place de l’Hôtel au sein du gouvernement capétien, principalement en montrant que, outre les tâches purement domestiques, il englobe aussi des structures politiques : gens de la chancellerie et gestion par le biais de la Chambre de l’ensemble des finances de la cour… Enfin cette documentation permet de restituer véritablement l’itinéraire d’une cour dont les entités sont encore toutes solidaires et unies dans les déplacements du roi. À plusieurs reprises, anecdotes et détails du quotidien sont révélés.


Deuxième partie
L’Hôtel, « poursuivant le roi »


Chapitre premier
Le parcours des itinéraires à travers les sentiers de l’historiographie

Une fois démontrée la cohésion du gouvernement et de l’Hôtel autour du roi, et une fois constitué l’itinéraire à partir de la documentation, il convenait avant tout d’expliciter le sens d’une entreprise qui, faisant le relevé détaillé des lieux où s’est trouvé le roi à un moment précis, peut à juste titre passer pour une initiative « positiviste ». Les itinéraires royaux et princiers, par leurs origines et les utilisations qu’on en a faites, sont des objets complexes. Il fallait relier le trajet de Louis IX aux problématiques actuelles des itinéraires, bien plus ouvertes que celles de l’historiographie qui les a consacrés.

Leur origine est essentiellement liée à la diplomatique qui souhaitait confronter la validité de certains documents à ceux dont on était sûr qu’ils étaient authentiques. La constitution d’un ensemble de dates avec un lieu qui leur correspondait, en même temps qu’elle tissait la trame chronologique d’un règne, permettait une critique serrée des instrumenta. L’école allemande a précisé cette méthode et a sans conteste influencé l’historiographie française. Dans l’historiographie méthodique, les itinéraires servaient à faire une critique des documents diplomatiques en montrant leurs limites et leurs apports, mais aussi à constituer le récit chronologique le plus précis possible afin d’effacer toute affabulation ou erreur de date.

Devenu le parangon de cette école, l’itinéraire a sans doute souffert des remontrances des Annales qui dénigraient le temps fragmenté à l’extrême dans lequel baignait la précédente génération d’historien. La décomposition d’un règne en une myriade de lieux et de dates gênait toute vision sur le temps long. Néanmoins, le renouvellement de l’histoire et la multiplication des champs de recherche ont redonné toute sa place à une telle entreprise : l’histoire économique et celle des transports avaient par exemple tout intérêt à exploiter les données des itinéraires. D’autres champs leur étaient inévitablement liés : histoire du pèlerinage, histoire du droit en ce qui concerne la réglementation des routes, enfin histoire politique renouvelée qui fut amenée à examiner le fonctionnement des pouvoirs à travers ses composantes fondamentales que sont les résidences et le nomadisme.

C’est dans cette perspective que l’on a souhaité placer l’Hôtel de Louis IX. L’itinéraire révèle la zone géographique dans laquelle évoluaient les serviteurs suivant les pas de leur maître. Il montre enfin les principales résidences dans lesquelles s’installe la cour et se déploie chaque métier.

Chapitre II
Itinera

L’itinérance constitue l’un des traits fondamentaux de la royauté : d’elle dépend le mode de vie de la cour et les pratiques de gouvernement. Les historiens ont cherché à expliquer ce caractère de façon diverse : circonstances politiques et militaires amenant le roi à gouverner dans la proximité avec ses sujets, d’où le besoin de circuler constamment, impératifs économiques obligeant le Capétien à écouler les denrées et les biens accumulés en différents endroits de son domaine… Ce dernier exemple n’est guère valable pour le règne de Louis IX où la royauté est suffisamment assurée de ses ressources. À preuve, l’utilisation fort limitée qu’elle fait du droit de gîte : plusieurs actes royaux affranchissent même certaines abbayes et villae de ce droit ou les convertissent en redevances perçues par les baillis. Pour les autres, le roi ne s’engage à prendre le gîte qu’une fois l’an. Le calendrier des fêtes permet aussi d’établir quelques points fixes dans l’année : le roi a tendance à se trouver dans un même palais pour les mêmes fêtes. Les conditions matérielles de la circulation sont malaisées à définir : on remarque toutefois l’utilisation intensive des voies d’eaux et des cours fluviaux en fonction desquels les itinéraires sont pensés. La circulation par voie terrestre devait s’effectuer sur des routes plutôt larges : comptes et ordonnances de l’Hôtel explicitent le nombre important de sommiers, de roncins et de chariots pour transporter les coffres et les ustensiles. On rencontre assez fréquemment dans les comptes les mentions de bêtes qui se sont tuées à la tâche : les conditions de circulation ne semblent guère aisées.

Les principales conclusions sur l’itinéraire de Louis IX sont que le roi ne sort guère, en temps ordinaire, du vieux domaine capétien. L’essentiel des déplacements royaux est compris dans le quadrilatère traditionnel délimité du nord au sud par la Picardie (Beauvais, Compiègne, Saint-Quentin, Laon) et l’Orléanais (Orléans, Lorris et Gâtinais), d’est en ouest par les limites avec la Champagne et la Bourgogne (diocèse de Sens) et le Vexin (de Vernon à Chartres). 63 % des indications des actes royaux se répartissent entre Paris, Vincennes, dont la fréquentation s’est accrue sous Louis IX, Saint-Germain-en-Laye, Melun, Pontoise, Compiègne, Senlis, Vernon, Fontainebleau, Asnières-sur-Oise, et Beaumont-sur-Oise. Un deuxième niveau est constitué de quelques appendices : le Berry constitue un prolongement des séjours en Orléanais, et la Normandie, où le roi se rend régulièrement, au-delà de Vernon, est assez souvent fréquentée. Si les voyages à l’intérieur même du duché sont des trajets plus exceptionnels, Louis IX est assez souvent dans le diocèse de Rouen. Un dernier niveau se constitue à l’échelle du royaume. Le roi sort de son horizon géographique habituel pour des circonstances précises : guerres en Anjou et Poitou, pèlerinage à Rocamadour en 1244, rencontre du pape à Cluny en 1246 ou d’Henri III à Boulogne-sur-Mer en 1263, et enfin départs et retour de la croisade.

À l’exception de la Normandie, le règne de Louis IX demeure donc peu original. La fréquentation intense du premier quadrilatère se fait toujours via les mêmes trajets. Le rôle du roi dans l’organisation des voyages ressort souvent dans les témoignages hagiographiques, mais aussi dans les comptes : la volonté de fréquenter des lieux de culte et de faire quelques digressions pour la distribution d’aumônes aux miséreux n’est pas qu’une légende. Au total, à l’exception des mois d’hiver, en particulier février, où elle demeure en grande partie à Paris, la royauté apparaît comme extrêmement mobile : pour les années les plus finement reconstituées grâce aux comptes et au droit de gîte, on voit que la norme ordinaire est d’un à deux jours de séjour pour les étapes intermédiaires, et cinq à dix jours pour les grandes résidences.

Chapitre III
Sejorna

Les résidences sont le lieu où se déploient les métiers de l’Hôtel pour organiser le déroulement de la vie quotidienne à la cour. L’analyse des grands secteurs du palais, la proximité ou l’éloignement du roi avec ses serviteurs aident à définir différentes sphères d’intimité où il prend tour à tour le visage d’une personne publique dans les jardins et la grande salle du palais, semi-publique dans la chambre, enfin inaccessible au cœur de la chapelle et de l’oratoire, contigus au lieu de repos. La chambre est au cœur de ce dispositif : à la fois lieu du Conseil, d’accueil de certains privilégiés ou au contraire pièce à l’accès strictement interdit lorsqu’il pratique la pénitence ; le roi aime s’y isoler, y compris pour manger avec ses convives préférés, à l’écart du commun de la cour qui se sustente dans la grande salle devenue réfectoire.

Un trait particulièrement frappant est la distinction faite dans les comptes et les ordonnances entre le service du roi et celui du commun. Attesté dans les comptabilités dès le début du règne, il semble indiquer l’importance prise par la personne royale au sein du dispositif de la cour : il en accentue la dimension verticale en mettant un peu plus à part le détenteur de l’autorité.

Enfin, la proximité entre le roi et ses serviteurs n’est pas homogène, tout comme d’ailleurs l’origine et la fortune de ceux-ci, bien que cette étude n’ait pu constituer une véritable prosopographie. Louis IX connaît une véritable complicité avec les maîtres des métiers, mais tout particulièrement avec les chambellans, ce qui confirme l’importance qu’ils prennent sur les autres. Néanmoins, certains panetiers et cuisiniers ont des relations également privilégiées. C’est à ce genre de personnes que le roi peut confier des missions politiques assez importantes. Les serviteurs, et plus généralement les chevaliers et les clercs de l’Hôtel, sont donc bien au confluent entre service politique et domestique. Par rapport aux serviteurs secondaires de l’Hôtel, la figure du roi est ambiguë, oscillant entre le modèle patriarcal autoritaire et la bonté indulgente. Le témoignage de Joinville met en lumière les conceptions de Louis IX : le serviteur doit être rétribué justement, mais il doit être irréprochable sur le plan des mœurs. Le roi semble à cet égard d’une grande exigence envers ceux qui entrent à son service dans sa maison. Louis IX suit aussi l’adage de son grand-père Philippe Auguste selon lequel le serviteur doit être aussi facilement récompensé que puni.


Conclusion

La royauté de saint Louis est donc au confluent de permanences lourdes et d’évolutions décisives qui interviennent principalement à la fin du règne. Les permanences tiennent d’abord à l’horizon géographique du pouvoir qui ne varie guère. Hormis quelques résidences qui gagnent une importance nouvelle, en particulier Vincennes, et Paris, qui acquiert une stature de référence pour le royaume, les principaux centres du pouvoir demeurent également inchangés. Les liens entre Hôtel et gouvernement paraissent encore particulièrement forts. Les exemples de la carrière des plus grands officiers de l’Hôtel montrent la finesse de la cloison entre les deux pôles domestique et politique.

Toutefois, des évolutions notables se dessinent également. La cour gagne en importance : les services de la chancellerie sont nettement plus sollicités à partir des années 1250, et les clercs sont amenés à simplifier la forme des actes royaux, en abandonnant une partie de l’héritage. Les règles du formulaire sont également plus fermes. Les cinq dernières années constituent un tournant indéniable dans la production documentaire et augurent une nouvelle période. L’Hôtel lui-même n’est pas une structure immobile : l’importance prise par la Chambre l’amène à se défaire d’une partie de ses attributions domestiques données à la fourrière. La figure du chambellan dessine ainsi un nouvel agencement des structures de la cour. Enfin la personne du roi semble amplifier son isolement en certains endroits du palais et en certaines circonstances. Cela est aussi dû à la personnalité de saint Louis, mais l’intimité du roi semble plus difficile à gagner, ce qui d’une certaine manière, rehausse la figure du Capétien. L’institutionnalisation de l’Hôtel et la définition précise du service du prince complexifient le protocole régissant le quotidien.

La question mérite encore bien des approfondissements à travers des réalisations essentielles que cette étude n’a eu le temps de mener : une prosopographie des serviteurs de l’Hôtel reste à faire, tout comme il conviendrait de relater plus finement le coût véritable de la cour.


Annexes

Annexe I : Ordonnances de l’Hôtel et tableau de reconstitution à partir de ces réglementations. — Pièces complémentaires à l’étude des actes royaux : cartes de répartition et graphiques, reproduction d’actes. — Reproduction d’un fragment de compte. — Regeste développé d’un acte accordant des aumônes prises sur les biens de l’Hôtel. — Liste des gîtes royaux d’après une compilation de la fin du XIV e siècle. — Cartes illustrant les principaux itinéraires et palais. —  Liste des actes concernant les serviteurs de l’Hôtel.

Annexe II : Reconstitution de l’itinéraire de Louis IX à partir des données diplomatiques et comptables.