Guizot et la Grèce
Questions d’influences
Introduction
Les années 1840 sont pour la Grèce celles de la recherche d’un régime politique stable pérennisant le nouvel État reconnu dix ans auparavant par les puissances européennes. En 1833, le prince bavarois Othon Ier, premier roi de Grèce, débarquait à Nauplie. Il tente de mettre en place une monarchie absolue, jamais acceptée par les Grecs : en septembre 1843, une révolution non sanglante le contraint à promettre une constitution. Le texte de la constitution, dont la rédaction est confiée à une assemblée constituante, est promulgué quelques mois plus tard. Jean Colettis (1774-1847), chef de file des profrançais en Grèce, prend une large part à la rédaction de la constitution, puis s’attelle pendant trois années (1844-1847) à la tâche d’implanter en Grèce le régime constitutionnel ; or, c’est un ami du ministre français des Affaires étrangères François Guizot (1787-1874). Doit-on s’étonner si le régime qui est alors adopté est, à bien des égards, comparable à celui de la France de la monarchie de Juillet ? Toute la question est de savoir dans quelle mesure Guizot a-t-il pu influer sur la destinée politique de la Grèce.
La relation franco-grecque de la décennie 1840 est remarquablement complexe : théoriquement régie par le fameux « concert des grandes puissances », elle fait apparaître pêle-mêle calculs d’intérêts nationaux, défense des liens personnels et, dans une moindre mesure, sentimentalisme se traduisant, dans le cas grec, par le philhellénisme. La question de relations internationales se mue alors en une problématique plus générale interrogeant à toutes les échelles les mécanismes d’influence, de contre-influence et enfin de transfert d’idées.
Sources
L’histoire diplomatique traditionnelle telle qu’elle fut écrite par Éd. Driault et M. Lhéritier au début du xxe siècle est centrée sur la problématique des intérêts contradictoires des États-nations. Placer les acteurs de la diplomatie (ministres des Affaires étrangères et ambassadeurs) au cœur du raisonnement permet une autre approche. François Guizot fut particulièrement soigneux de ses archives, aujourd’hui déposées aux Archives nationales. Elles forment un fonds très riche, composé d’un vaste ensemble de correspondance active et passive. Dans cet ensemble, sont conservées les minutes des lettres particulières adressées à Théobald Piscatory, envoyé du roi Louis-Philippe en Grèce, d’abord comme chargé de mission (1841) puis comme ministre plénipotentiaire (1843-1848), ainsi que les lettres particulières du même à Guizot. On y trouve également quelques lettres de la correspondance échangée entre Guizot et Colettis. À ce versant privé de la correspondance entre les trois hommes d’État que sont Guizot, Colettis et Piscatory, correspond un versant public : ce sont toutes les archives de la correspondance politique conservée au Quai d’Orsay dans le dossier « Grèce » (volumes 31 à 50). Cette relation triangulaire dans laquelle Piscatory joue un rôle d’intermédiaire important – nous n’avons retrouvé que 35 lettres directement échangées entre Guizot et Colettis – structure fortement la relation politique franco-grecque. Certes, ces personnages ne sont pas les seuls en scène : la correspondance privée de Colettis, conservée à l’Académie d’Athènes, témoigne de l’ampleur des réseaux soutenant la relation franco-grecque. Mais ces réseaux fonctionnent la plupart du temps sur le modèle du clientélisme, si bien que très peu d’actions peuvent être menées sans l’assentiment ou l’appui de l’un des trois hommes, même quand ces derniers ne sont pas directement impliqués.
Pour comprendre l’origine de l’importance politique prise par Guizot et Colettis, et dans une moindre mesure par Piscatory, dans la relation franco-grecque, il convient de revenir au temps où Colettis était ambassadeur de Grèce à Paris (1835-1844). Si, sur ces premiers temps, les archives françaises contiennent quelques renseignements (en particulier les archives privées de Guizot), les archives du Ministère grec des Affaires étrangères sont très décevantes : les quelques pièces concernant l’ambassade de Grèce à Paris ne permettent d’éclairer que des aspects purement fonctionnels de l’ambassade (versement des traitements aux employés de l’ambassade par exemple). Il faut alors traquer les informations dans un vaste corpus de sources imprimées : pamphlets, correspondance éditée, mémoires – à commencer par les Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, de Guizot – et rapports prononcés devant diverses assemblées (assemblées parlementaires et comités philhellènes). Ces sources offrent en outre un précieux éclairage sur l’arrière plan culturel du jeu diplomatique, encore dominé, au moins dans les premières années de la monarchie de Juillet, par le philhellénisme.
Première partieLa conception de la relation franco-grecque chez Guizot
continuité ou rupture ?
Chapitre premierLes premières interventions françaises en Grèce
À la veille de la révolution grecque, la présence française dans la péninsule est numériquement faible : elle se résume à quelques missionnaires, consuls et marchands. L’épopée napoléonienne a certes conduit des soldats de l’Empire en Morée (l’actuel Péloponnèse), mais les principales opérations militaires se limitent en réalité à l’île de Corfou, rattachée à la Grèce en 1864 seulement. Pourtant, bien que la France de la Restauration entretienne des liens très ténus avec le territoire grec sous domination ottomane, elle intervient dès 1826 dans les affaires grecques et, plus remarquable encore pour un régime conservateur, elle prend parti en faveur des insurgés grecs. Cette intervention s’explique par deux facteurs : la conjoncture internationale et la mobilisation de l’opinion publique.
Au moment où éclate l’insurrection grecque (1821), la France sort tout juste de l’épisode napoléonien, qui s’est terminé par une coalition de toutes les puissances européennes (Angleterre, Autriche, Russie et Prusse) contre la France, ainsi mise au ban du concert européen malgré sa participation au traité de Vienne (1815). Dans ce contexte, l’insurrection grecque offre à la France l’occasion de sortir de son isolement diplomatique. La péninsule grecque est en effet convoitée à la fois par l’Angleterre – qui cherche à renforcer ses positions le long de la route des Indes – et par la Russie – qui souhaite garantir à sa flotte un accès aux mers chaudes (Méditerranée ou Mer noire et détroits de Constantinople). La rivalité et la méfiance réciproque entretenues par ces deux puissances les incitent alors à opter pour l’envoi de troupes françaises, supposées sans ambition dans la région. C’est l’expédition française de Morée qui se prépare, par laquelle la France réintègre le concert des puissances tout en se ménageant durablement un droit d’intervention dans les affaires grecques, puisqu’elle obtient en 1832, conjointement avec l’Angleterre et la Russie, le titre de « puissance protectrice de la Grèce ».
Toutefois, l’intervention française aux côtés des insurgés ne s’explique pas sans le vaste mouvement d’opinion favorable aux Grecs qui parcourut alors la France et l’Europe : le philhellénisme.
Chapitre IILe philhellénisme dans la première moitié du xixe siècle
L’ampleur du philhellénisme en France n’est guère à démontrer. On en trouve des traces aussi bien dans la littérature et le théâtre que sur des objets de la vie quotidienne. En outre, de nombreux Français, en particulier Théobald Piscatory, partirent se battre aux côtés des Grecs. Il est difficilement imaginable que le gouvernement ait totalement ignoré cette vague de sympathie au sein de l’opinion publique, d’autant plus que certains membres du gouvernement y prirent part à titre privé. Toutefois, les liens entre milieux philhellènes et milieux politiques, constatés ponctuellement, n’ont fait l’objet d’aucune étude systématique et restent à démontrer. L’exemple de François Guizot, exemple assez tardif si l’on tient compte d’un apogée du philhellénisme se situant vers 1825-1830, apporte quelques éléments à un débat qui reste ouvert. Sans être, semble-t-il, un grand humaniste, Guizot possède un solide bagage de culture classique. Au moment de l’insurrection grecque, il prend déjà une part active à la vie politique, dans les rangs de l’opposition. Il écrit également beaucoup et fréquente des philhellènes notoires comme le duc de Broglie. Or, malgré son éducation, ses fréquentations, son goût pour l’histoire et son intérêt pour les racines de la civilisation en Europe, l’engagement de Guizot en faveur des Grecs demeure limité. Son nom ne se retrouve jamais dans les listes de souscripteurs appuyant l’action du Comité grec de la Société de la Morale chrétienne. Il prend certes une part au Comité des Grecs de 1825, mais cet engagement ne dure pas car le comité s’autodissout. Par ailleurs, aucun écrit philhellène, ou même simplement concernant la Grèce, ne se retrouve sous la plume de cet auteur pourtant si prolifique. Sans doute doit-on alors s’interdire de voir en Guizot un ministre philhellène, et refuser d’expliquer l’action de son gouvernement par de simples sentiments de sympathie envers les Grecs.
Pourtant, plusieurs termes récurrents dans la correspondance diplomatique concernant la Grèce, en particulier celui de « bienveillance », laissent croire – ou veulent faire croire – à une action totalement désintéressée de la France, qui ne serait mue que par la sympathie portée aux Grecs et à la Grèce. Inversement, certaines dépêches de Guizot, alors Ministre des Affaires étrangères, recommandent à son destinataire, qui n’est autre que le représentant de la France en Grèce, Piscatory, de se méfier des attitudes que pourrait lui dicter son philhellénisme. Toutes les protestations de « bienveillance » françaises ne sont pourtant pas, selon nous, pure rhétorique, mais traduisent la volonté d’instaurer un rapport nouveau entre la France et la Grèce qui doit être compris sur le modèle de la tutelle, à mi-chemin entre soumission et rapport égalitaire. Si les correspondants grecs de Guizot, en particulier Colettis, tendent parfois à penser que les revendications de « bienveillance » de la France doivent être interprétées comme une marque du philhellénisme, rien n’autorise donc à suivre la même piste.
Chapitre IIILa relation Guizot-Colettis
Dès lors que Guizot se refuse à inscrire la relation franco-grecque dans le cadre symbolique du philhellénisme, selon lequel la Grèce serait le berceau de la culture européenne et donc française, il lui faut se forger une représentation de la Grèce sur d’autres bases. Les discours des envoyés de la France en Grèce et celui de Colettis, ambassadeur de la Grèce à Paris puis chef du gouvernement grec à partir de 1844, sont les principales sources d’information du Ministre. L’importance de Colettis dans la perception de la Grèce par Guizot – perception qui guide largement l’action politique de Guizot en Grèce – peut être rapportée à deux faits principaux : la durée de la relation Guizot-Colettis (1835 ?-1847) et le caractère exclusif de cette relation, Colettis étant le seul Grec pouvant se prévaloir d’une relative intimité avec Guizot.
La relation Guizot-Colettis ne permet cependant pas seulement de comprendre tout ou partie des décisions politiques de la France. Elle structure véritablement la relation franco-grecque. Dans un premier temps, c’est d’abord la relation franco-grecque, relation de tutelle induite par l’idée de « puissance protectrice », qui modèle la relation Guizot-Colettis. Bien que Colettis ait déjà été plusieurs fois ministre, Guizot tend à le considérer comme un disciple à former sur le plan politique. Lorsque Colettis parvient au pouvoir en 1844, Guizot estime que la phase de tutelle personnelle est achevée : se met alors en place une relation de clientèle. Colettis, désormais chef du gouvernement grec – et l’ambassade de Grèce en France ayant été supprimée –, devient pratiquement le seul interlocuteur grec de Guizot. La personnalisation de la relation franco-grecque, de plus en plus poussée, aboutit à une impasse : à la mort de Colettis, en 1847, la France, désemparée, se retire de la Grèce. Le ministre plénipotentiaire en poste à Athènes, Piscatory, reçoit ses lettres de rappel et est remplacé par un simple chargé d’affaires, Thouvenel.
Le rôle structurant de cette relation personnelle apparaît enfin dans la coïncidence entre la chronologie des initiatives françaises en Grèce et celle des grandes étapes de la relation Guizot-Colettis. C’est donc la chronologie de l’action diplomatique de Guizot en Grèce dans les années 1840 qu’il faut maintenant analyser.
Deuxième partieL’action de Guizot en Grèce
Chapitre premierLes intérêts de la France en Grèce, selon Guizot
Pour Guizot, la Grèce apparaît très tôt comme une voie privilégiée pour sortir la France de l’isolement diplomatique où l’a reléguée la fameuse « crise d’Orient » de 1840-1841 et les propos belliqueux d’Adolphe Thiers, puisque aucune affaire ne peut y être réglée sans la France, « puissance protectrice ». Guizot reprend à son compte une stratégie politique déjà observée sous la Restauration et, quoique dans un contexte différent, l’intérêt que la France porte à la Grèce dans les années 1840 demeure conjoncturel. Les projets internationaux de Guizot en matière d’union douanière, d’union dynastique, de politique maritime et enfin de politique méditerranéenne – si tant est que l’on puisse parler d’une politique méditerranéenne cohérente chez Guizot – négligent totalement la Grèce. Le seul intérêt direct de la France en Grèce ayant quelque importance est de nature financière : il découle du prêt de 60 millions de francs consenti à la Grèce par les trois « puissances protectrices ».
Chapitre IILes projets politiques de Guizot pour la Grèce entre européanisation et défense de l’influence française (1841-1844)
Pour sortir son pays de l’isolement, Guizot conçoit d’adresser, sur l’initiative de la France, une lettre circulaire à Othon, roi de Grèce, signée par l’ensemble des « puissances protectrices ». Pour obtenir l’adhésion de la Russie et de l’Angleterre, mais aussi de la Prusse, Guizot rédige donc en mars 1841 un projet modéré, ménageant le roi de Grèce et pointant les principaux problèmes du jeune État. L’accent y est mis sur le besoin de rééquilibrer les finances de l’État et d’accroître l’efficacité de l’administration. Cette circulaire reçoit un accueil plutôt favorable, mais ne débouche sur aucun résultat concret, notamment à cause de remaniements ministériels en Grèce qui modifient les données du problème et rendent caduque toute une partie du texte rédigé par Guizot. Le but principal de cette dépêche – faire sortir la France de l’isolement – a par contre été atteint, vu l’approbation générale des cours à la dépêche de Guizot.
Guizot entreprend cependant de poursuivre son action en Grèce dans une autre direction. Il charge Piscatory d’une mission à travers la péninsule de juin à septembre 1841, « pour avoir sur l’état du pays, de son administration, de sa prospérité, de ses ressources, le rapport d’un observateur nouveau, non officiel, intelligent » (Guizot, Mémoires, t. VII, p. 263-264). Mais derrière le but avoué – et très flou – de cette mission d’information, les motivations réelles ne sont pas aisées à découvrir. S’agit-il de réanimer en Grèce les sympathies françaises par l’envoi d’un philhellène ayant combattu aux côtés des Grecs comme engagé volontaire ? S’agit-il de fédérer toutes les personnes témoignant de sentiments profrançais au sein d’un informe « parti français » ? S’agit-il enfin, comme cela apparaît parfois dans la correspondance de Guizot à Piscatory, de faire le compte des personnalités grecques influentes dignes de recevoir l’appui de la France ? Toujours est-il que les rapports de Piscatory sont catégoriques : Colettis, alors ambassadeur de la Grèce à Paris, est le seul homme en qui la France peut placer sa confiance. Dès lors, la France mène en Grèce une politique sans ambition, attendant semble-t-il l’occasion d’appuyer le retour aux affaires de Colettis.
Cette occasion est fournie par la révolution de « Septembre 1843 », qui introduit en Grèce le régime constitutionnel. Cette révolution, canalisée par les puissances et par la légation française en particulier, a un double résultat du point de vue des relations franco-grecques : d’une part, elle rapproche considérablement le régime politique grec du régime politique français ; d’autre part, elle permet à Colettis d’opérer son retour sur la scène politique nationale grecque, en assumant dès 1844 la direction du gouvernement, après avoir laissé son rival Mavrocordatos essuyer les plâtres du premier gouvernement constitutionnel de la Grèce et s’user en quelques mois à cette tâche.
Chapitre IIIDu désengagement à la débâcle (1844-1848)
À partir du moment où Colettis prend en Grèce la tête des affaires, la politique française, tout en demeurant, sur le fond, semblable à ce qu’elle avait été auparavant, change du tout au tout dans la forme. Comme nous l’avons déjà évoqué, la France s’en remet entièrement à Colettis, qu’elle se contente de surveiller ou de soutenir, selon les cas. Guizot cesse de rédiger de grandes dépêches programmatiques comme il avait pu le faire en mars 1841 ou encore au moment de la mise en place de la constitution (septembre 1843-mars 1844). Ce mode de fonctionnement très personnalisé, s’il porte ses fruits tant que Colettis, pris dans une relation de clientèle avec Guizot, se maintient au pouvoir, semble ébranler toute la politique de la France en Grèce lorsque Colettis meurt en 1847. De fait, Guizot, qui s’était peu à peu désintéressé de la Grèce en raison de sa confiance dans Colettis, rappelle Piscatory, promu ambassadeur à Madrid, semblant renoncer à tout projet en Grèce.
Pourtant, cet échec apparent peut être nuancé. Durant toutes les années 1840, Guizot, sans toujours y prendre une part directe, a permis l’installation en Grèce d’institutions françaises durables, comme l’École française d’Athènes, conçue par Piscatory comme un centre de rayonnement de la culture française davantage que comme un centre d’étude de la Grèce. L’échec politique de Guizot s’accompagne ainsi de réussites culturelles, économiques – la France a grandement aidé à la création de la Banque de Grèce – et même religieuses – les sœurs de la Charité s’installent dans l’île de Santorin. Enfin, Guizot a pu, par l’intermédiaire de Colettis, participer à l’européanisation des structures politiques grecques. Cette acculturation partielle – cette modernisation, pensait-on alors – de la vie politique grecque répond à l’un des objectifs de Guizot. Aussi est-il nécessaire d’en évaluer la portée. Une étude comparative de Guizot et de Colettis en tant que chefs de gouvernement permet une approche précise de ce problème.
Troisième partieEssai d’étude comparative : de Guizot à Colettis
Chapitre premierLe style et l’image
Si l’on se rapporte à la bibliographie existante, force est d’admettre que beaucoup de traits opposent Guizot et Colettis. Le costume noir et la pose austère de Guizot portraituré par Paul Delaroche vers 1878 contrastent étrangement avec la veste colorée de Colettis peint par Dominique Papety en 1848, dans un tableau ayant d’ailleurs appartenu à Guizot. En outre, Colettis, ancien guerrier pallicare, est volontiers présenté comme un fauteur de troubles, tandis que Guizot, dès 1840, apparaît comme le pacificateur choisi par Louis-Philippe pour remplacer le trop belliqueux Thiers. Dans ces conditions, la relation nouée entre les deux hommes pourrait apparaître comme contre-nature. Ce serait là faire peu de cas du regard que chacun portait sur l’autre et de la complexité du jugement porté par les contemporains sur les deux hommes. Un certain nombre d’auteurs ne manquent pas de souligner au contraire les points communs à Guizot et Colettis : ambition démesurée, corruption, attachement au pouvoir, etc. Tous ces traits sont largement repris par une historiographie souvent hostile à ces personnages qui ont commis l’erreur, aux yeux de presque tous les historiens, d’avoir interrompu ou empêché la marche vers la démocratie. L’historiographie incite donc à donner du crédit à l’hypothèse selon laquelle il est possible d’établir une parenté, ou une analogie, entre les pratiques politiques des deux hommes.
Chapitre IILa pratique gouvernementale et ses fondements
Les pratiques gouvernementales de Guizot et de Colettis présentent en effet de réelles similitudes qui ne sont pas imputables au hasard. Malgré des différences majeures qui s’expliquent aisément par les différences de contextes dans lesquels il faut replacer l’action de chacun, il est possible de déceler une réelle communauté de point de vue. L’exemple le plus pertinent est sans doute celui de la manière dont chacun des deux hommes définit son pouvoir par rapport à celui du roi. Tant chez Guizot que chez Colettis, il y a une conscience de la fragilité de leurs souverains respectifs, fondateurs de dynastie ne pouvant se prévaloir du principe légitimiste qu’avec grande précaution. L’attachement des deux hommes à leur souverain provient pourtant d’une lecture particulière de l’histoire, plus que d’une reconnaissance des capacités effectives du souverain à gouverner. Tous deux en effet partagent l’opinion selon laquelle leurs pays respectifs ont besoin de dépasser la phase révolutionnaire de leur histoire pour commencer à reconstruire un ordre nouveau opérant la synthèse entre acquis révolutionnaires et besoin de stabilité, ce dernier passant par la consolidation du trône. Cette obsession de la consolidation du trône implique, chez Guizot comme chez Colettis, une dévalorisation implicite des Chambres (chambre des députés et Sénat) qui, en discutant la politique du « gouvernement du Roi », sont inévitablement conduites à émettre des critiques le plus souvent perçues par Guizot et par Colettis comme un facteur de fragilisation du régime, et presque jamais comme un moyen donné au gouvernement de lui éviter d’éventuelles erreurs. Aussi les rapports entretenus par Guizot et Colettis avec les Chambres sont-ils éminemment conflictuels.
Il est vraisemblable que Guizot ait influencé Colettis dans cette voie, mais aucune certitude n’est possible sur ce point. La nécessité de soutenir le trône pour éviter le retour de l’anarchie est un lieu commun de l’Europe de l’après congrès de Vienne. De plus, il apparaît très tôt dans la correspondance de Colettis, dès les premières années de celui-ci à Paris, à partir de 1835. Cependant, Guizot insiste particulièrement sur ce point dans sa correspondance avec Colettis, ou avec Piscatory, et l’on peut légitimement se demander pourquoi Guizot ressentirait le besoin de tant se répéter si Colettis avait été dès avant leur rencontre convaincu par cette idée. L’hypothèse d’une réelle éducation politique de Colettis par Guizot s’étaye ainsi peu à peu.
Avant de ramener l’action proprement politique de Guizot en Grèce à un échec pur et simple soldé en 1847-1848, il convient donc de souligner les points de contact entre les pratiques gouvernementales de Guizot et de Colettis. Cette piste que nous ne faisons ici que mentionner suggère ainsi que le bilan de la politique de Guizot en Grèce est sans doute plus nuancé – et plus favorable également – qu’il n’y paraît à première vue. Toutefois, si Guizot donne force conseils, apparemment suivis, sur la manière de gouverner, il est loin d’influencer Colettis dans tous les domaines.
Chapitre IIILes deux hommes face aux grandes questions de leur époque
Les questions de portée internationale qui agitent l’Europe postnapoléonienne, aussi bien la question des nationalités que celle des révolutions, ou que celle du paupérisme, apparaissent relativement peu dans la correspondance dépouillée. Ce sont pourtant des points intéressants à étudier, puisque c’est là que sont repérables les divergences les plus significatives entre Guizot et Colettis. Les quelques lettres de la correspondance Guizot-Colettis concernant la Grande Idée en offrent sans doute l’illustration la plus éloquente.
Colettis pour sa part développe à partir de 1843 un discours irrédentiste en prétendant assigner pour mission à la Grèce la reconstitution de l’Empire byzantin sur les bases du royaume hellénique nouvellement créé. Guizot, quant à lui, tente tant bien que mal de faire valoir la nécessité du statu quo en Méditerranée orientale, dans l’intérêt même de la Grèce. Selon lui en effet la Grèce ne pourrait que perdre l’appui des puissances si elle se laissait entraîner à rallumer la guerre avec l’Empire ottoman, ce qui de fait risquerait fort de remettre en cause l’existence de la Grèce en tant qu’État. Cette divergence ne va certes pas jusqu’à la rupture entre Guizot et Colettis, tant il est vrai que Colettis, qui se préoccupe d’abord de consolider l’existence de l’État grec avant de chercher à en accroître l’étendue, s’en tient strictement aux mots. Néanmoins, c’est là un désaccord de fond entre Guizot et Colettis dont Guizot ne semble parfois pas mesurer tous les enjeux.
Conclusion
La politique de Guizot en Grèce est certes dictée, d’abord et avant tout, par les intérêts diplomatiques de la France. Nous en voulons pour preuve la dépêche de Guizot de mars 1841 qui provient de la volonté de faire sortir la France de l’isolement. Cependant, la défense des intérêts français par Guizot, pour être bien comprise, doit être replacée dans son contexte. La France a en effet trop peu d’intérêts positifs en Grèce pour que l’on puisse réduire la portée de son action politique à un simple calcul d’intérêt. À travers sa politique grecque, c’est tout un système de relations internationales très personnalisé que Guizot met à l’épreuve, et même un système de gouvernement, puisque la politique qu’il préconise pour la Grèce diffère finalement bien peu de celle qu’il préconise pour la France.
L’influence de Guizot sur le cours de la politique grecque est donc certaine. Toutefois, cette influence doit encore être replacée dans un contexte plus large d’interactions entre la France et la Grèce, entre Guizot et Colettis. La lumière rapidement jetée sur le philhellénisme ou sur l’importance structurante de la relation Guizot-Colettis rappelle que toute relation s’inscrit dans un système complexe d’échanges croisés. Ce n’est qu’en faisant abstraction de cette complexité que la politique grecque de Guizot a pu apparaître pauvrement cynique aux yeux de certains historiens. C’est au nom de cette complexité qu’une réévaluation de la réussite politique de Guizot en Grèce sur le long terme est sans doute possible.
Annexes
Cartographie. — Tableaux d’analyse. — Iconographie. — Pièces justificatives. — Index.