La Bible de Saint-André-au-Bois
(Boulogne-sur-Mer, BM, ms. 2)
Introduction
La Bible dite de Saint-André-au-Bois a été redécouverte à l’occasion de l’exposition L’Art du Moyen Âge en Artois, organisée par le Musée d’Arras en 1951. Sa présence parmi les œuvres exposées ne se justifiait que par l’origine artésienne de l’abbaye prémontrée à qui elle doit son nom, et où elle a été conservée jusqu’à la Révolution. Ayant intégré le fonds de la bibliothèque municipale de Boulogne-sur-Mer sous la cote 2, elle garde le silence sur ses origines. Remarquée pour sa qualité, elle fit quelques années plus tard l’objet d’un article d’André Boutemy, qui, à son tour, ne put que constater son extrême originalité, concluant qu’elle ne pouvait être rattachée à aucun atelier connu. En 1953, elle était à nouveau mise à l’honneur à l’occasion de l’exposition L’art graphique au Moyen Âge, présentée par l’École nationale supérieure des Beaux-arts, où furent proposées quelques lettrines de la collection Jean Masson, identifiées par Hanns Swarzenski comme appartenant au manuscrit de Boulogne-sur-Mer. L’œuvre ressurgit dans la polémique relative aux manuscrits légués à l’abbaye de Christchurch par Herbert de Bosham, le secrétaire de Thomas Becket (1120-1170), et aujourd’hui conservés au Trinity College de Cambridge et à la Bodleian Library d’Oxford (Cambridge, Trinity College, B. 5. 4. ; Oxford, Bodleian Library, Auct E.inf.6). Il s’agit d’exemplaires des Commentaires sur les Psaumes et sur les Épîtres de Pierre Lombard, corrigés par Bosham lui-même et qui auraient été réalisés sur le continent avant 1177. Si Charles Reginald Dodwell les a attribués à la région de Sens, Christopher de Hamel, repris par Walter Cahn, a suggéré un centre plus important, qui a vu se développer la production de la glose en lien avec le marché universitaire : Paris. Sans que son lieu de production n’ait été véritablement connu, le manuscrit de Boulogne-sur-Mer est devenu l’un des témoins les plus invoqués pour illustrer la production septentrionale française du XII e siècle tardif et a servi à affirmer l’origine continentale de ces œuvres.
Cette étude a pour objet de retracer l’origine précise de la Bible de Saint-André-au-Bois, en se fondant sur l’étude archéologique du manuscrit, considéré sous ses aspects codicologiques, paléographiques, philologiques, iconographiques et stylistiques. Une fois replacé dans son contexte de production, ce dernier constitue un exemple privilégié pour aborder des questions récurrentes dans l’étude de l’enluminure romane, tels le rôle de l’image par rapport au texte biblique ou la signification des formes ornementales.
Première partieLa Bible de Saint-André-au-Bois
aspects historiques, codicologiques et philologiques
Chapitre premierL’abbaye et la Bible de Saint-André-au-Bois à travers les sources
Comme toutes les séries anciennes des Archives départementales du Pas-de-Calais, et notamment celles affectées aux fonds ecclésiastiques, la sous-série 22H relative à l’abbaye de Saint-André-au-Bois a été quasiment anéantie en 1915. Le fonds subsistant conserve le cartulaire en deux volumes de l’abbaye ou Livre Rouge, couvrant partiellement les années 1165-1760, ainsi que le terrier des biens de cette institution, réalisé à la demande de l’abbé Nicolas Lédé (1636-1680) en 1636. Quelques pièces diverses concernant l’abbaye de Saint-André-au-Bois et s’échelonnant entre 1264 et 1783 sont également présentes aux Archives départementales du Nord et les Archives Royales de Bruxelles conservent des extraits de titres de l’abbaye. Un obituaire datant de 1762, appartenant aujourd’hui à une collection particulière, prévoyait le catalogue de la bibliothèque, mais seuls les titres courants ont été notés.
Un autre type de source potentielle est fourni par les chroniques établies à l’époque moderne. Celle de l’abbé Nicolas Lédé (1636-1680) est partiellement conservée sous forme d’une copie réalisée par l’érudit Roger Rodières en 1893-1894. En 1634 et 1651, Claude Salé, prieur de Valrestaud de 1599 à 1670, publia un Chronicon rerum memorabilium sui monasterii. Antoine Boubert, abbé de 1731 à 1736, a rédigé une troisième Chronique de Saint-André jusqu’en 1733, continuée jusqu’en 1770 par son successeur, Ignace Crépin, abbé de 1750 à 1777 ; elle nous est parvenue sous forme de copies réalisées en 1860 et 1880 et conservées aux Archives départementales du Pas-de-Calais. La documentation réunie vers 1720 par Charles-Louis Hugo, historiographe de l’Ordre de Prémontré, pour rédiger ses Sacri et canonici ordinis Praemonstratensis Annales, permet de compléter ces écrits.
Parmi les ouvrages de seconde main, figure l’Histoire des abbayes de Dommartin et Saint-André-au-Bois, publiée dans le dernier quart du xixe siècle par le baron Albéric de Calonne, alors président de la Société des Antiquaires de Picardie. Elle est accompagnée d’une édition de quelques pièces justificatives, comme le procès-verbal de l’inventaire effectué lors de la saisie des Biens nationaux les 7 et 8 juin 1790.
Enfin, à côté des sources historiques et documentaires, subsistent quelques rares manuscrits ayant appartenu à la bibliothèque de l’abbaye. Il s’agit en premier lieu d’un exemplaire d’Isidore de Séville copié au xiie siècle, relié avec un Commentaire sur l’Évangile de saint Jean du xiiie siècle, conservé à la Bibliothèque nationale de France dans le fonds de la bibliothèque de la Sorbonne (ms. latin 15680). Le second témoin de ce fonds est beaucoup plus tardif, puisqu’il s’agit d’un Commentaire sur saint Matthieu de Jean Chrysostome, daté du xive siècle et conservé à Bruges (Bibliothèque de la Ville, ms. 60).
En l’absence de catalogue, la bibliothèque de l’abbaye de Saint-André-au-Bois reste peu connue. Seul le procès-verbal de l’inventaire dressé par le maire et les officiers municipaux de la paroisse le 7 juin 1790 nous renseigne grossièrement sur son contenu, le rapport mentionnant la pauvreté de la bibliothèque en matière de manuscrits. La bible de Boulogne-sur-Mer a laissé peu de traces dans les sources et seul Charles-Louis Hugo, dans le premier tiers du xviiie siècle, mentionne, parmi les reliques, une « Biblia sacra manuscripta caractere majusculo, summa arte et elegantia, opus duodecimo seculo exaratum», dans laquelle il est permis de reconnaître notre manuscrit.
Chapitre IILe manuscrit Boulogne-sur-Mer, BM, ms. 2
particularités codicologiques et paléographiques
La Bible de Saint-André-au-Bois se compose actuellement de deux tomes, depuis la fin du Livre de Josué (tome I, fol. 2, Jos.) jusqu’aux Actes des Apôtres (t. II, fol. 299v, Act. VIII, 12-13). Le manuscrit originel comportait trois volumes, le premier allant du Livre de la Genèse jusqu’aux Chroniques (256 folios), le second regroupant la suite de l’Ancien Testament (280 ou 288 folios) et le troisième étant réservé au Nouveau Testament, précédé de la Passion des Macabées (180 folios). Les Psaumes n’ont jamais figuré dans cette bible et leur absence ne résulte pas d’une perte ultérieure.
Le manuscrit présente la particularité d’être réglé à l’encre, technique qui apparaît de façon sporadique au cours de la deuxième moitié du xiie siècle. Parmi les plus anciens exemples connus se trouvent quelques manuscrits réalisés à Corbie à la fin des années 1150 et au début des années 1160. Ce mode de réglure se fait plus fréquent dans le dernier quart du siècle. La plupart des témoins que nous avons trouvés peuvent être regroupés en trois grands ensembles : un groupe de manuscrits issus de grandes abbayes du Nord de la France, un groupe de manuscrits liés à la Grande Chartreuse et un groupe de manuscrits cisterciens ou bourguignons datant du quatrième quart du xiie siècle. Une œuvre qui nous intéressera tout particulièrement par la suite, la bible de Clermont-Ferrand, produite à Sens dans les années 1170-1189, présente une réglure mixte.
L’écriture de la Bible de Saint-André-au-Bois est l’œuvre de plusieurs copistes. Le texte trahit l’intervention d’une ou plusieurs mains principales auxquelles s’adjoint un correcteur, dont l’intervention sporadique est décelable tout au long du manuscrit. L’écriture principale, que l’on peut qualifier de gothique primitive, se caractérise par des traits insulaires.
Les pages du manuscrit sont couvertes de cinq types d’annotations différentes : indications pour le rubricateur et des lettres d’attente, chiffres romains marquant les divisions liturgiques du texte, des formules pieuses et des noms de frères de l’abbaye. La copie de la chronique de Saint-André-au-Bois réalisée à la fin du xixe siècle par Roger Rodière permet d’identifier ces derniers et de dater les graffitis. Ils constituent les plus anciens marqueurs chronologiques rattachant le manuscrit à l’abbaye de Saint-André et attestent de son usage à l’abbaye dans le premier quart du xviie siècle.
Chapitre IIILe texte de la Bible de Saint-André-au-Bois
Le trait le plus caractéristique de ce texte est la présence, au début du second volume actuel, du Quatrième Livre des Macabées. L’ensemble des témoins de ce texte rare se concentrent entre les xie et xiiie siècles, et les quarante-et-un manuscrits latins aujourd’hui répertoriés peuvent être regroupés en deux grandes familles, réparties entre recueils hagiographiques et manuscrits de la Vulgate. Un regroupement des manuscrits en fonction de l’ordre religieux de leur établissement d’origine révèle qu’en dehors des manuscrits cisterciens, la Passion des Macabées est surtout répandue dans les abbayes bénédictines, où l’on trouve également le plus grand nombre de bibles contenant ce texte. Le texte de la bible de Saint-André-au-Bois semble pour sa part dériver d’une tradition septentrionale, partagée par trois manuscrits du xiiie siècle, parmi lesquels une bible de Saint-Martin de Tournai, ainsi que la bible de Pierre Plaoul, évêque de Senlis de 1409 à 1415 (Paris, BnF, ms. latin 16260). Il est en lien avec le groupe de la Bible de Clairmarais (Paris, BnF, ms. latin 12). Nous pouvons en déduire qu’il a été copié soit dans le nord de la France actuelle, soit ailleurs, à partir d’un exemplaire issu de cette région.
Cette coloration septentrionale est confirmée par les croisements que nous pouvons effectuer entre le texte de cette bible et les dépouillements menés par les philologues, tels Samuel Berger et Donatien De Bruyne.
Les livres du manuscrit de Boulogne-sur-Mer (Jud. Ruth. Reg. Chr. Is. Jer. Bar. Ez. Dan. XII proph. Prov. Eccl. Cant. Sap. Sir. Job. Tob. Judith. Esth. Esdr. Mac. Ev. Rom. Cor. Gal. Eph. Phil. Col. Laodicenses. Thes. Tim. Tit. Philem. Hebr. Cath. Act. [Apo]) suivent l’ordre général de la Bible de Théodulfe, qui place l’ordo prophetarum avant les livres sapientiaux.
Les sommaires du Livre de Josué, des Proverbes, de l’Évangile de Matthieu et de l’Apocalypse sont perdus, tandis que les livres prophétiques et historiques n’en ont jamais été pourvus. La plupart des divisions se retrouvent dans la grande majorité des manuscrits et dérivent dans leur ensemble des systèmes déjà présents dans le codex Amiatinus ou le codex Fuldensis et partagés par la plupart des bibles carolingiennes. Quelques particularités restent à souligner, tels l’absence de sommaire pour le livre de Job, les livres historiques et prophétiques ou l’originalité des rubriques du Cantique des Cantiques et des divisions de l’Ecclésiaste.
La majorité des préfaces qui introduisent les livres de l’Ancien Testament sont communes à la plupart des manuscrits recensés par Samuel Berger. Le prologue de l’Ecclésiastique en diffère toutefois et le corps des Évangiles est précédé d’un ensemble de quatre prologues, que l’on trouve associés dans les manuscrits carolingiens du Nord-Est de la France. Les préfaces générales aux Épîtres de saint Paul sont constituées des trois textes les plus courants, attribués par De Bruyne à Pélage, auxquelles s’associe le prologue d’Isidore de Séville, scindé ici en deux arguments distincts. Le seul des manuscrits à associer ces cinq textes est le numéro 278-279 (268) de la bibliothèque municipale de Cambrai. Comme dans ce manuscrit, les Épîtres aux Philippiens et aux Colossiens, ainsi que II Corinthiens, I Thessaloniciens et I-II Timothée, conservent à la fois les arguments marcionites et pélagiens.
Comme la plupart des textes tardifs, celui de la Bible de Saint-André-au-Bois est relativement mêlé. S’il se rattache globalement au groupe de la Bible de Théodulfe, quelques uns de ses passages présentent des traits septentrionaux et se retrouvent dans les manuscrits 6, 7, 11, 12 de la bibliothèque municipale d’Amiens, dans la grande Bible de Corbie (Paris, BnF, ms. latin 11532-11533), ou dans les manuscrit latin 93 et 11504-11505, respectivement copiés à Saint-Riquier et Corbie au ixe siècle.
Les tables de concordances se répartissent sur six feuillets, intercalés entre les préfaces des Évangiles et le début de l’Évangile de Matthieu : 1 (canons I, II), 2 (canon II), 3 (canons III et IV), 4 (canon V), 5 (canons VI, VII, VIII, IX), 6 (X). Un tel ordre est inédit et se distingue notamment du groupe de bibles datant de la fin du xiie siècle, voisines de celle de Souvigny, dont les tables sont réparties selon un ordre commun en cinq feuillets.
Deuxième partieÉtude iconographique et stylistique
Chapitre premierLe décor peint
La distribution des initiales historiées et des lettres ornées n’est pas homogène et se fait aux dépens de la première catégorie. Cinq lettres mettent en scène un épisode ou un personnage tiré du texte, tandis que dix autres figurent l’auteur de ce dernier ou un personnage non identifié, brandissant un rouleau ou un codex. La section de la Vulgate comptant la plus forte concentration d’initiales historiées est celle des Évangiles et de leurs préfaces, parmi lesquels manque toutefois une initiale essentielle, celle de l’Évangile de Matthieu. Les dix images restantes donnent à voir trois représentations d’auteurs – saint Jérôme, la vocation de saint Marc, le symbole de saint Marc –, une composition mettant en scène des figures de Parole – l’Évangile selon saint Luc –, et une image-commentaire, développant l’idée de succession des Alliances à travers une interprétation originale de l’arbre de Jessé – l’Évangile selon saint Jean. Les Livres historiques fournissent trois lettrines historiées, à savoir la représentation en pied du roi Assuérus, deux figures de parole au début du Second Livre des Macabées et une scène de lutte au commencement du Quatrième Livre des Macabées. L’Épître aux Romains et la Seconde Lettre aux Corinthiens conservent chacune une représentation de leur auteur, de même que la Première Épître de Pierre. Les autres illustrations sont éparpillées au fil de l’œuvre. Ainsi, une figure d’autorité est placée au début du Livre des Juges, le Premier Livre des Rois est introduit par un cycle monumental de l’histoire de David, le Songe de la statue composite et le groupe de Daniel et le lion jalonnent l’initiale du Livre de Daniel, tandis qu’une représentation de Ben Sirach le Sage et Salomon marque le commencement de l’Ecclésiastique. L’ensemble des sujets abordés par toutes ces images révèle d’emblée que le thème de la Parole est au cœur de la représentation.
Quelques points communs relient ces lettrines disparates, à commencer par une relation étroite au texte qui les entoure directement, en particulier les prologues ou les chapitres qui les accompagnent. Le thème de la succession des Alliances véhiculé par ces écrits semble avoir particulièrement attiré l’attention de nos peintres, qui en ont donné un développement magistral dans l’initiale du prologue de l’Évangile selon saint Marc, dans celle de l’Évangile selon saint Jean ou de l’Épître aux Romains.
Parmi les initiales historiées, quelques compositions trouvent des échos dans plusieurs œuvres sénonaises. La rencontre de David et Saül devant la grotte d’Engaddi (I Reg. 24, 1-8 ) représentée sur l’un des médaillons de l’initiale du Premier Livre des Rois (t. I, fol. 22), extrêmement rare dans la seconde moitié du xiie siècle, figure ainsi sur l’un des coffrets byzantins en ivoire appartenant au trésor de la cathédrale Saint-Étienne de Sens (Sens, trésor de la cathédrale, coffret C. I/4). Le groupe de David et le lion qui orne la même lettrine se retrouve sous une forme voisine sur le soubassement gauche du portail ouest de la cathédrale. Érigée après l’incendie de la ville qui endommagea le chevet en 1184, cette façade occidentale s’avère contemporaine de notre manuscrit. Dans la lettrine de l’Épître aux Corinthiens, saint Paul sort la main du cadre pour tracer les premiers mots du texte, adoptant une posture reprise par le peintre d’une copie sénonaise de l’Évangile de Matthieu (Paris, Bibliothèque Mazarine, ms. 116). Enfin, l’un des personnages qui ornent l’initiale de l’Évangile de Luc (tome II, fol. 190) trouve une réplique exacte dans un Décret de Gratien enluminé à Sens et conservé à Sienne (Sienne, Biblioteca Comunale degli Intronati, ms. G. V. 23, fol. 241v).
Quatre-vingt cinq initiales du manuscrit sont ornées de rinceaux habités, d’hybrides et de scènes de combats opposant figures humaines et animaux. Les petites Épîtres de Paul, les petites Épîtres canoniques et quelques livres prophétiques sont introduits par de grandes initiales champies multicolores. Comme la plupart des motifs caractéristiques du répertoire ornamental roman, les figures animales qui s’ébattent dans les rinceaux de nos enluminures sont un héritage de l’Antiquité ou de l’Orient, assimilé et transfiguré par les artistes occidentaux. Si certaines de ces formes, tels la sirène ou le centaure, sont universellement répandues, d’autres motifs s’avèrent plus rares, et leur moindre dispersion géographique peut fournir un indice de datation. Il s’agit d’éléments typiques du Channel Style, que l’on rencontre aussi bien dans la production insulaire que dans celle du Nord de la France, mais aussi de détails communs à une poignée d’œuvres sénonaises ou parisiennes.
Le réseau des petites initiales introduisant chaque chapitre constitue un ensemble hétérogène. Des folios 2 à 94 et 131 à 138 du tome I, et 231v à 235 du tome II, ces lettrines sont ainsi figurées par des animaux acrobates et des fleurons s’inspirant du répertoire propre au décor principal. En revanche, ces formes animées sont remplacées par des initiales champies des folios 95 à 130 et 139 à 247v du tome I, et 2 à 231 et 235 à 299v du tome II.
Certains motifs ou structures se répètent au fil des pages, tout en présentant des variations dans la qualité et la précision de l’exécution, ce qui suggère une collaboration entre quatre peintres différents. Deux artistes principaux partageant un répertoire commun de motifs mais faisant preuve d’une maîtrise inégale du coloris se copient au fil des deux volumes, tandis qu’un troisième peintre semble n’être intervenu que pour réaliser les lettrines des Évangiles, qui correspondent au premier cahier du troisième volume originel. Il se démarque des deux autres par sa palette aux couleurs extrêmement vives, par la particularité de ses drapés, par des formes végétales inédites, ainsi que par une iconographie extrêmement inventive. Un ornemaniste, à qui revient l’exécution des initiales champies, complète l’équipe qui a participé à la décoration de cette bible.
Chapitre IIL’enluminure à Paris et Sens dans la seconde moitié du xiie siècle
et la Bible de
Saint-André-au-Bois
Le débat historiographique sur les développements du Channel style s’est focalisé sur la région de Sens et de Paris, marquée par la présence de Thomas Becket et de son entourage entre 1164 et 1170. Le lieu de production de ses supposés manuscrits, ainsi que des copies de Pierre Lombard léguées par Herbert de Boseham à Christchurch, a tantôt été identifié à Pontigny et Sainte-Colombe de Sens, où ils ont passé quelques années, tantôt situé à Paris, « centre éditorial » plus important. En effet, les textes conservés par les manuscrits les plus représentatifs du Channel style sont d’origine parisienne et ont vu le jour dans l’effervescence intellectuelle de ses écoles. Toutefois, l’examen précis des initiales filigranées et du décor peint trahit l’hétérogénéité stylistique de ces manuscrits : si trois des pièces traditionnellement liées à l’archevêque de Canterbury sont d’origine anglaise (Cambridge, Trinity College, ms. B.3.12, B. 3. 30 et B. 55), les manuscrits B. 3. 11 et B. 4. 30 de Trinity College peuvent être rattachés au style parisien des années 1160-1180.
À la même époque, la ville de Sens s’impose comme un centre politique et intellectuel de premier ordre, puisque le siège archiépiscopal accueille la cour du pape Alexandre III pendant plus d’un an et demi lors du schisme qui l’oppose à Victor IV (1159-1164) et Frédéric Barberousse. Toutefois, le rôle de ce centre dans la production du manuscrit enluminé est longtemps resté dans l’ombre de Pontigny et a souffert du discrédit porté à cette « soi-disant école » par Christopher de Hamel. Ainsi qu’a pu le démontrer Patricia Stirnemann, Sens est en réalité le lieu d’une production hors scriptorium, se cristallisant autour du monde clérical. Émergeant dans les années 1150-1160, il bénéficie vers 1160-1180 d’une demande nouvelle, suscitée par la présence des cours de Becket et Alexandre III, mais aussi d’un rayonnement favorisé par l’archevêque de Sens, Guillaume aux Blanches Mains, frère du comte de Champagne. Cet éclat périclite au lendemain de son départ pour Reims en 1176-1177 et Sens redevient un centre régional. Les œuvres de Pierre Lombard corrigées par Herbert de Boseham (Cambridge, Trinity College, B. 5. 4 et B. 5.6 - B.5.7 ; Oxford, Bodleian Library, Auct. E. inf. 6) et une cinquantaine d’œuvres contemporaines se rattachent à ce foyer, ainsi qu’en témoignent leur répertoire ornemental et leurs initiales filigranées, dont les caractéristiques se démarquent nettement des réalisations parisiennes et révèlent un style solidement constitué.
Certaines compositions, inédites dans les manuscrits parisiens, se retrouvent à l’identique dans la Bible de Boulogne-sur-Mer et dans plusieurs manuscrits sénonais ou sur les bas-reliefs du soubassement Ouest de la cathédrale Saint-Étienne. Les caractères stylistiques de notre manuscrit tendent également vers ce centre. Au final, le décor de la Bible de Saint-André-au-Bois se révèle être un développement particulièrement somptueux du style sénonais des années 1180-1185.
La présence de membres de la communauté anglaise sur le marché du manuscrit sénonais transparaît à travers l’écriture de cette bible, dont les courbes épaisses trahissent l’origine du scribe qui l’a tracée. De fait, l’entourage de Thomas Becket constitue dans la région sénonaise un réservoir important de copistes et d’enlumineurs anglais, cherchant à assurer leur subsistance.
Sous le pinceau du premier peintre, certaines scènes trahissent une influence byzantinisante. Cependant, plus qu’une reprise stricte des modèles orientaux, elle s’exprime surtout sur le mode d’une tonalité stylistique venant se mêler discrètement aux formes et aux structures typiques du Channel style. Si les régions du Centre de la France sont marquées par un contact renouvelé avec la culture gréco-byzantine, l’ensemble de la production sénonaise reste dominé par le Channel style auquel les byzantinismes ne viennent s’adjoindre que par petites touches.
Les sources ne nous renseignent pas sur l’existence de liens directs entre Sens et Saint-André dans le dernier quart du XII e siècle, ni sur l’état de la bibliothèque ou du trésor à cette époque. Les graffitis conservés sur les marges supposent que celui-ci fut acquis avant les années 1620-1630. Avant cette date, un seul personnage est passé à la postérité pour sa culture et ses acquisitions somptuaires : l’abbé Denis Daviau (1498-1521), ancien prieur du monastère prémontré de Saint-André-de-Clermont, en Auvergne, dont la fondation vers 1169 est l’œuvre de Pierre de Chamalières, prévôt de la cathédrale de Clermont. L’érection de cette abbaye est contemporaine de l’épiscopat de Pons (1170-1189), qui fit réaliser à Sens les enluminures de la bible de Clermont-Ferrand et du sacramentaire qui porte son nom (Clermont-Ferrand, BM, ms. 1 et 63). Or, la bibliothèque de Saint-André-de-Clermont semble avoir fait l’objet de pillages incessants au cours de son histoire. Le manuscrit de Boulogne-sur-Mer aurait pu avoir accompagné l’abbé Denis Daviau, depuis Clermont jusqu’en Artois.
Troisième partieLe Verbe en représentation
Chapitre premierAnimer le Verbe : syntaxe générale de l’espace pictural
Les lettrines qui ornent les livres bibliques « présentifient » le Verbe dont elles sont les supports visuels. Toutes les représentations qui jalonnent le Livre de Parole concourent ainsi à dire l’action du Logos à travers l’histoire humaine. Au sein même de la Bible de Saint-André-au-Bois, les images entretiennent des rapports divers avec le texte sacré, mais toutes cependant gravitent autour d’un même objet, la mise en lumière de la Parole, que ce soit en réactualisant la scène biblique ou l’échange entre les personnages par le biais de la figuration, en introduisant un dialogue avec le lecteur pour l’inviter à se l’approprier, en rappelant le contexte de sa publication à travers les figures d’auteurs, ou en introduisant directement la vie et le mouvement grâce à l’ornement. Or, pendant longtemps, chaque type d’image a fait l’objet d’études séparées, l’iconographie étant considérée comme relevant du domaine du « sens », tandis que l’ornement était intégré aux questions de « style ». Parallèlement, les spécialistes se sont longuement confrontés à la question de la définition de l’ornement. Le cœur de la polémique s’est cristallisé autour de la nature de ces éléments, la question étant de savoir s’il s’agit de motifs ne relevant pas du discursif mais de l’efficacité esthétique, ou de véritables signes sémantisés. Pendant longtemps, les spécialistes ont alors pensé le sens des représentations non scripturaires en termes généraux, parlant de lutte du Bien conte le Mal ou de valeur apotropaïque. Toutefois, à partir des années 1980, les chercheurs sont revenus sur cette question en privilégiant les analyses détaillées qui prennent en compte l’ensemble des composantes de l’œuvre. Dans le domaine de l’enluminure, la multiplication des recherches sur les pratiques culturelles médiévales, ainsi que sur les rapports entre le texte et son interprétation picturale, ont favorisé une étude de l’image non plus en tant qu’entité autonome mais en fonction du manuscrit où elle s’insère et de sa destination. Le rôle de l’image dans les pratiques de lecture et de méditation ou dans la performance liturgique fait l’objet d’un intérêt nouveau, de même que son rapport aux autres modes de pensée, notamment le langage verbal.
Partant de l’idée que le service de la Parole est au cœur des représentations illustrant la Bible médiévale, nous pouvons nous interroger sur la finalité des images qui ponctuent la Bible de Saint-André-au-Bois. L’instrument statistique offre entre autres la possibilité d’analyser assez précisément la structure générale des lettrines et permet de dégager quelques principes qui président à ce que Wilhelm Koehler a appelé l’« énergie cinétique » de l’image. L’étude des modalités plastiques du langage pictural constitue un premier niveau d’interprétation des scènes ornementales, puisque, avant de véhiculer une éventuelle signification symbolique, les jeux de lutte, d’entrelacs et de dévoration contribuent à la construction de l’espace pictural.
Dans les productions du Channel Style, l’hésitation entre rigueur structurelle et discontinuité du détail apparaît ainsi comme une expression privilégiée du mouvement. Les peintres prêtent notamment un soin particulier à varier les modes de répartition des couleurs et des formes et n’hésitent pas à orchestrer des ruptures rythmiques discrètes, mais visibles au sein de séries ou de compositions chromatiques régulières ou normées. Ces infimes irrégularités animent la composition chromatique, en surprenant le regard habitué à une répartition réglée de la couleur sur la structure d’ensemble. Ces quelques principes de construction de l’image rappellent que l’ornement est avant tout un véhicule de dynamisme.
Chapitre IISignifier le Verbe : Parole de Vie et fracas du monde
Si toutes les lettrines historiées se rattachent selon des modalités diverses à la Parole divine, reste à déterminer comment les formes ornementales s’articulent avec ce contexte scripturaire pour mieux en définir le sens éventuel. L’ornement s’impose comme une entité profondément ambivalente, qui peut véhiculer des valeurs contradictoires à l’intérieur même d’un seul manuscrit. Il n’en constitue pas moins un élément structurel, transmettant sa puissance générative. Exclusivement dédiées à leur fonction rythmique et magnifiante, les lettrines ornées convoquent la Création tout entière pour célébrer l’Écriture, dont elles traduisent la force vitale. Les motifs animaux et végétaux, de par leur potentiel formel et chromatique, sont surtout le lieu de la varietas, qui est citée aussi bien par les traités sur les arts que par les théologiens comme un critère essentiel de beauté, reflétant à la fois la splendeur de la Création et l’habileté de l’artisan. Elle donne à voir la plénitude du Verbe divin, tout en traduisant la puissance de vie qui s’en dégage.
L’ornement est également le sanctuaire de l’animalité et du combat, le thème de l’affrontement occupant une place prépondérante dans la Bible de Saint-André-au-Bois, comme dans la plupart des œuvres contemporaines. Héritage antique, lutte du Bien contre le Mal, de nombreuses interprétations contradictoires ont été plaquées sur ces innombrables figures. Bénéficiant de l’outil statistique, nous pouvons tenter d’approcher les valeurs syntaxiques qui sont à l’œuvre dans ces représentations, afin d’esquisser la sphère sémantique avec laquelle elles sont susceptibles d’entrer en résonance. L’étude de leur distribution, de leurs modalités plastiques et chromatiques, du contexte scripturaire et iconographique dans lequel elles s’inscrivent, révèle ainsi l’ambivalence de l’ornement, qui est à la fois vecteur d’une force générative et capacité sémantique, support de la célébration du Verbe et reflet du vacarme du monde.
Toutefois, les caractères internes de certaines formes ornementales les opposent fondamentalement aux représentations scripturaires du Verbe et de l’ordre divin, à commencer par l’hybridation qui contredit l’ordre institué par le Logos, tel qu’il est relaté dans la Genèse. Alors qu’Adam exerce sa maîtrise sur la nature et s’impose aux animaux par le pouvoir de sa parole, les personnages de nos images sont menacés par leurs attaques ou tombent eux-mêmes dans la bestialité. Par ailleurs, les personnages anthropomorphes qui ne relèvent pas de la représentation biblique adoptent le plus souvent des caractères antithétiques à ceux des figures de Parole.
Dans la Bible de Saint-André-au-Bois, sept images opposent formellement figures ornementales et scripturaires. Dans ces cas, l’ornement semble remplir une fonction de repoussoir pour la représentation sacrée, les scènes de combat ou les créatures animales incarnant l’agitation terrestre que le juste doit fuir en trouvant refuge sous le manteau de l’Écriture.
Chapitre IIIActualiser le Verbe : image, lectio et memoria
Si ces formes peuvent jouer un rôle sémantique par rapport à la représentation ou au texte qu’elles accompagnent, il ne faut pas oublier qu’elles s’ancrent avant tout dans la page et participent pleinement à l’économie de celle-ci. Elles sont souvent utilisées comme opérateurs syntaxiques liant le texte à l’image, assurant l’articulation entre les figures ou faisant office d’index directionnel pour mettre en valeur le début du texte. Les motifs ornementaux, qu’ils soient animaux, anthropomorphes ou végétaux, sont ainsi des acteurs essentiels de l’actualisation de l’écrit et jouent un rôle premier dans le parcours visuel de la lecture. Célébration, potentiel sémantique et symbolique, l’ornement sert également la Parole en guidant la performance liturgique. Il rejoint en ce sens les représentations scripturaires, qui, tout en illustrant le texte biblique, rythment le manuscrit et guident l’interprétation ou la méditation. En suivant les différentes étapes qui président à la lectio liturgique et monastique – lectio, meditatio et recordatio–, nous sommes donc invités à réévaluer la place de l’image au sein de la Bible de Saint-André-au-Bois.
Élément de jonction entre les différentes sections du livre sacré, les initiales ornées jalonnent le manuscrit, rythmant la performance liturgique et balisant le chemin de la lecture. Certaines d’entre elles engagent également un jeu visuel avec le texte, voire avec les lettrines historiées, qu’elles amplifient ou parodient, structurent ou soulignent.
L’image, quelle que soit sa nature, ouvre également l’espace de la meditatio. L’illustration met en exergue certains passages ou fournit des indications exégétiques et heuristiques. Elle attire l’attention sur un détail du texte ou de son interprétation et trace un chemin de réflexion, pouvant servir de point de départ à la prédication. L’ornement donne vie à ce lieu de contemplation qu’est l’image : par leur système complexe de rotations, par l’extravagance des formes végétales et animales qu’elles recèlent, les lettrines ornées invitent le lecteur à s’arrêter pour dépasser l’analyse conceptuelle et s’engager dans la meditatio. Toutefois, à l’inverse des pages-tapis insulaires du haut Moyen Âge, les créatures que dissimulent les tiges ne véhiculent pas un symbolisme christologique, mais constituent une faune étrange et repoussante, qui transgresse les espèces définies par le Logos. Les fibres colorées ne plongent pas tant le lecteur dans les arcanes divins qu’elles ne l’amènent à rencontrer des figures surprenantes qui défient la taxinomie zoologique. L’esprit humain est dérouté par les formes hybrides savamment réparties entre les tiges ou par les enchaînements d’espèces emboîtées les unes dans les autres. Puisque la tradition patristique considère l’Écriture comme un miroir tendu à l’homme et un instrument d’introspection, la question de la dimension spéculaire des images qui l’ornent se pose à nous. Les scènes tourmentées imposées au regard du lecteur n’exprimeraient pas tant l’idée générale d’un combat du Bien contre le Mal qu’elles ne constitueraient une invitation personnelle à se pencher sur ses propres difformités et à les confronter au modèle donné par les figures de Parole.
Enfin, par des jeux qui viennent heurter la pensée humaine, les formes ornementales constituent le principal support du travail mnémonique. Si la mémoire est à la fois le principe et la fin de la lectio médiévale, l’image est utilisée depuis la rhétorique antique pour mémoriser un discours. L’exubérance des formes dessine un panorama unique pour chaque livre biblique et vient marquer la mémoire du lecteur.
Conclusion
Réalisée à Sens dans les années 1180, la Bible de Saint-André-au-Bois est un exemple de la production hors scriptorium qui se met en place sous le règne de Philippe Auguste. Le caractère septentrional de son contenu témoigne de la circulation des textes entre les régions du Nord et Sens ou Paris, ainsi que le révèle également la présence de manuscrits sénonais à l’abbaye cistercienne de Clairmarais, au nord de Saint-Omer. Enfin, son écriture rappelle l’importance de la communauté insulaire dans le royaume de France à cette époque, notamment autour de Sens et Paris. L’iconographie met en œuvre à la fois des motifs caractéristiques du Channel Style et des éléments dont la diffusion se restreint à la région de production, l’hétérogénéité des illustrations trahissant par ailleurs une réaction plus ou moins spontanée des peintres face au texte biblique.
Néanmoins, en dépit d’une telle originalité, les images de ce manuscrit renvoient à un certain nombre de polémiques qui sont au cœur de l’historiographie relative à l’art roman. Le manuscrit de Boulogne-sur-Mer nous a ainsi suggéré d’étudier l’ornement en lien avec la thématique de la Parole divine. Son rôle, en effet, ne peut pleinement se comprendre que dans le rapport qu’il entretient avec la représentation scripturaire, l’économie de la page et la structure du manuscrit dans lequel il s’inscrit. Au-delà de la question d’une éventuelle opposition sémantique, l’ornement est par ailleurs indissoluble de l’illustration de la Parole, avec laquelle il entretient des liens formels et fonctionnels. Loin d’être antithétiques, toutes les formes picturales se rejoignent dans l’usage qui est fait du manuscrit sur lequel s’incarne l’Écriture et concourent, à divers titres, à l’actualisation du discours écrit. Ouvrant l’espace de la lecture et de la méditation, elles constituent alors le creuset dans lequel le lecteur s’approprie l’histoire sainte, exerce sa propre capacité d’invention et se lance dans la quête de l’infini.
Annexes
Catalogue de l’ensemble des lettrines de la Bible de Saint-André-au-Bois. — Transcription du texte de la Passion des Macabées et stemma. — Tableau des préfaces et des sommaires. — Catalogue des principaux manuscrits parisiens et sénonais cités. — Répertoires iconographique et ornemental.