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École des chartes » thèses » 2008

Les carnets de voyage de Malesherbes

Étude et édition critique


Introduction

Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes est un personnage bien connu. Cette notoriété est due à son origine familiale, puisqu’il est le fils du chancelier Lamoignon, et à ses fonctions : premier président de la Cour des Aides, directeur de la librairie, puis secrétaire d’État à la Maison du Roi et ministre sans portefeuille et enfin avocat de Louis XVI lors de son procès. De nombreuses études lui ont été consacrées, retraçant sa carrière de juriste et d’administrateur ou ses opinions sur les lettres de cachet et les protestants ; néanmoins, une partie de sa vie n’a pas encore été explorée, alors même qu’elle éclaire le personnage et ses centres d’intérêt de façon nouvelle. Il s’agit des voyages que Malesherbes a pu effectuer quand ses obligations officielles lui en laissaient le temps.

Ces voyages se déroulent en 1751 en Auvergne, en 1767 dans une partie des Alpes, la Provence et les Pyrénées, en 1776 dans le Bordelais et les Landes, puis en Hollande, en 1778 en Franche-Comté et dans les Alpes suisses, et enfin en 1779 en Bretagne et en Normandie. D’autres périples, notamment en Italie et en Amérique, ont été projetés, qui n’ont pu être réalisés, en raison de son âge et de ses obligations. Il a cependant trouvé en 1791-1792 la force d’aller rendre visite à sa fille en exil en Suisse.

Lors de ses différentes pérégrinations, Malesherbes note au jour le jour sur des carnets ou dans des lettres son trajet, des observations et des réflexions qui permettent de comprendre sa façon d’appréhender le voyage. Il rend ainsi compte de son intérêt pour les matières scientifiques et économiques (botanique, minéralogie, agronomie, industrie, etc.) et se pose en passeur d’informations, qui se renseigne sur place et transmet le fruit de ses observations au monde savant. Ce sont ces carnets qui font l’objet ici d’une édition critique partielle.


Sources

Les archives de Guillaume-Chrétien de Lamoignon de Malesherbes sont réparties en trois fonds : le chartrier du château de Malesherbes, conservé aux Archives nationales, et ceux du château de Rosanbo et de Tocqueville, en mains privées, mais néanmoins consultables sous la forme de microfilms aux Archives nationales. Parmi ces trois fonds abondants, divers éléments concourent à la connaissance de Malesherbes voyageur. On trouve ainsi les carnets de voyage proprement dits, très succincts pour le voyage de 1751, plus détaillés pour les voyage, de 1767, 1776, 1778 et 1779. Mais ces carnets ne peuvent être compris sans le reste des papiers. Ils sont en effet complétés par une correspondance abondante, par des comptes détaillés, par des listes de livres présents dans la bibliothèque de Malesherbes et enfin par des mémoires techniques. Ces mémoires sont des textes scientifiques thématiques reconstruits après le retour de voyage, à l’aide des informations récoltées sur place, de lectures et de discussions ; ils se veulent une somme de connaissances sur divers éléments (à titre d’exemple représentatif, on peut citer « sur les volcans », « pruniers », « procédés pour faire le fromage », etc.). Ils ont été inventoriés et certains sont édités en annexe.


Première partie
Les conditions de voyage


Chapitre premier
Attitude face au voyage

Avant de partir, l’expédition projetée fait l’objet de différents préparatifs qui en eux-mêmes témoignent des intentions du voyageur. Malesherbes prend donc des informations sur ce qu’il faut voir au cours de son trajet, fait des lectures, commence à se mettre en rapport avec des personnes qui pourront le loger ou lui donner des renseignements de première main sur les thèmes qui l’intéressent. Cette préparation minutieuse constitue un précieux témoignage sur l’insertion de Malesherbes dans un réseau de sociabilité typique des Lumières, celui de savants et de voyageurs qui s’efforcent de mettre en commun leurs informations.

Pour garantir cette collecte d’informations sur le terrain, Malesherbes adopte une façon de voyager fréquente à son époque, l’anonymat, qui apparaît comme un gage de mieux voir, de mieux connaître la réalité.

Enfin, Malesherbes n’échappe pas à la reprise de poncifs du journal de voyage, telle la liste des dangers encourus au cours de l’expédition ou l’image du voyageur et de son équipement – il est vrai, limité à une canne graduée et à un baromètre.

Chapitre II
Caractères généraux

Les carnets de voyage sont rédigés dans un contexte matériel précis qui influe nécessairement sur leur contenu. Il en va ainsi du choix des moyens de transport (en voiture, à cheval, à pied) ou des lieux où l’on couche et où l’on mange (dans des auberges, chez des connaissances, chez l’habitant, en plein air). De la même façon influent les personnes qui se joignent à l’expédition : Malesherbes voyage en 1751 avec le docteur Guettard, mais pour tous les autres voyages, il est le plus souvent seul, accompagné seulement d’un ou deux domestiques (Jacquemin et Saint-Louis), et de façon ponctuelle de véritables compagnons de route, qui ne sont présents que pour une ou deux étapes, car notre voyageur se sent plus libre seul. Enfin, les mésaventures qui surviennent jouent également un rôle dans le déroulement des voyages et se retrouvent dans la rédaction des carnets : le voyageur s’égare, se trouve confronté à des dangers, à des formalités administratives ou à des intempéries.

Chapitre III
Trajets effectués

Pour étudier les carnets de voyage de Malesherbes, il faut par ailleurs en présenter les itinéraires, puis voir comment ceux-ci ont été choisis par notre voyageur. On comprend dès lors que ce dernier s’appuie de façon préférentielle sur les routes de poste, qui offrent des conditions de voyage et des temps de parcours intéressants. À partir de ces routes, il s’enfonce dans les parties transversales, en partant à pied ou à cheval sur des portions moins balisées, moins entretenues et donc moins rapides et surtout plus fatigantes. Pour se repérer dans ces différents espaces, Malesherbes utilise des almanachs pour les postes et des cartes pour le reste du territoire, à l’aide desquelles il arrive à appréhender l’espace dans lequel il évolue. Cependant, même si l’itinéraire semble organisé avant le départ et si Malesherbes a sélectionné les endroits où il voulait se rendre, les détours sont assez fréquents, ce qui démontre la souplesse de notre voyageur malgré sa préparation et ses repérages minutieux.


Deuxième partie
Collecter des informations scientifiques et pratiques


Malesherbes veille à collecter des informations pratiques qui concernent les domaines de l’économie et des sciences et qui visent à améliorer la vie du pays. Ses pérégrinations sont indissociables de son activité d’administrateur et constituent autant de voyages d’étude. Son attention à la valorisation des ressources naturelles et à la circulation des biens et des personnes s’inscrit parfaitement dans la réflexion scientifique et économique de son époque – celle de l’Encyclopédie, des physiocrates et des premiers penseurs du libre échange ou de Parmentier – et ses préoccupations trahissent celles des élites administratives et marchandes à l’orée de la première révolution industrielle.

Chapitre premier
Paysages

Certes, comme pour tout voyageur, les paysages constituent le premier élément qui retient l’attention de Malesherbes : les vues et la beauté des paysages marquent notre voyageur, par ailleurs attentif aux populations qui façonnent ces terroirs. Mais ce sont bien les aspects économiques qui intéressent au premier chef cet administrateur ami des Lumières.

Chapitre II
Agriculture

Ainsi, les richesses naturelles et leur exploitation possible constituent-elles une des préoccupations continuelles de Malesherbes. Les notes prises sur les cultures (plantes, irrigation, rotation) sont assez précises et documentées pour pouvoir être réutilisées dans le cadre de la mise en valeur d’autres espaces. L’élevage fait l’objet d’études fouillées dans les différentes régions traversées, pour comprendre comment nourrir au mieux la population et accroître la rentabilité de la terre. Les eaux minérales sont l’une des ressources naturelles qui retient l’attention de Malesherbes, tant d’un point de vue scientifique et notamment chimique – la composition des eaux – que pratique – l’exploitation potentielle de cette richesse naturelle. Les informations collectées sur la pêche sont plus générales, du fait des espaces traversés, mais répondent au même souci utilitariste : comprendre l’exploitation des ressources, en vue d’en augmenter la production, d’accroître les revenus des producteurs et d’améliorer l’approvisionnement de populations toujours sous la menace de disettes.

Chapitre III
Industrie

C’est en effet l’utilité publique que Malesherbes vise dans ses carnets, au travers de la meilleure utilisation possible des ressources. De ce fait, les richesses en bois et en minéraux susceptibles de faire l’objet d’exploitation retiennent naturellement son attention. La question de l’approvisionnement de la Marine en grandes pièces de bois est un thème crucial dans la deuxième moitié du xviii e siècle et, lors de ses trajets, Malesherbes ne manque pas de réfléchir à une meilleure utilisation des forêts montagnardes dans cette optique. De même, les richesses en minerais et en pierres doivent faire l’objet d’une plus grande attention selon le ministre. Par ailleurs, de façon plus anecdotique il est vrai, Malesherbes s’intéresse à la production de la faïence ou de la poterie.

Chapitre IV
Commerce

Une fois repérées les richesses exploitables de chaque région, se pose le problème de leur transport vers les lieux de consommation. Malesherbes est particulièrement attentif aux conditions d’amélioration de l’efficacité des voies de communication. La question de la frontière devient à ce sujet cruciale, car elle constitue le plus souvent une barrière étanche, du fait des taxes qu’on y perçoit, qui sont vues comme des freins au commerce, tournés par la contrebande.


Troisième partie
Un regard scientifique


Chapitre premier
L’importance des sources

La démarche scientifique de Malesherbes se manifeste d’abord par une attention scrupuleuse portée à ses sources : avant de noter une information dans ses carnets, il s’efforce de la vérifier auprès de plusieurs interlocuteurs, de la compléter avec des données de première main, de s’enquérir de l’avis du spécialiste qui fait autorité dans tel ou tel domaine ; il ne manque pas non plus d’apprécier le degré de fiabilité des renseignements collectés. Par ailleurs, lui-même constitue ses propres sources en se livrant à des expériences scientifiques sur le terrain et en mettant en œuvre des raisonnements critiques sous forme d’hypothèses ou de déductions. Enfin, il collecte, étiquette et conserve de nombreux échantillons qui lui serviront par la suite à fixer sa mémoire et à étayer ses raisonnements, à constituer un matériau pour de nouvelles expériences avec un équipement plus complet ou en compagnie de plus savant que lui.

Chapitre II
Malesherbes comme moyen de transmission d’informations

S’il est si minutieux dans l’attention qu’il accorde aux sources, c’est que Malesherbes se comporte au cours de ses périples non comme un scientifique en tant que tel, mais plutôt comme un médiateur entre les données qu’il collecte et les savants qui pourront utiliser ces informations pour faire progresser leurs connaissances et leurs recherches. Malesherbes se positionne comme un passeur. Ainsi, il se livre à une véritable collecte d’informations, souvent ciblées, pour l’une de ses connaissances. De plus, il écrit abondamment à divers correspondants pendant ses expéditions, pour leur transmettre directement les renseignements qui intéressent tel ami, souvent un scientifique. Enfin, il rédige à partir de ses carnets de voyage et d’autres éléments des mémoires techniques. Ces mémoires sont destinés à rassembler toutes les connaissances dont il dispose sur un thème donné, et sont également voués à être diffusés et complétés par la suite par d’autres personnes.

Chapitre III
Des sujets scientifiques

Au-delà de la collecte critique des données et de leur transmission au monde savant, le caractère scientifique de la démarche de Malesherbes est perceptible dans la mise en œuvre de savoirs techniques au service de sujets scientifiques. Les considérations sur la botanique sont celles sur lesquelles Malesherbes semble le plus s’être appliqué. Il prend de nombreuses informations sur place, des échantillons pour son herbier et fait, de retour chez lui, des expériences, des plantations, boutures, etc. La faune retient un peu moins son attention, même s’il prend tout de même quelques notes. Enfin, les connaissances en minéralogie de Malesherbes sont longuement sollicitées pendant ses déplacements, au cours desquels il observe toutes les pierres, les carrières, les couches, qui peuvent se présenter à ses yeux.

Chapitre IV
Un aspect particulier du paysage : les montagnes

Pour bien comprendre la démarche de Malesherbes, un élément a été étudié en tant que tel, qui reprend de façon transversale tout ce qui constitue sa méthode et qui met en valeur le caractère scientifique de ces carnets de voyage. Le thème retenu a été celui de l’espace montagnard, qui offre de plus l’avantage de mettre en valeur les progrès des connaissances scientifiques au xviii e siècle. En effet, au temps des Lumières, se pose la question de l’origine des montagnes et de nombreuses hypothèses sont formulées, sur lesquelles Malesherbes prend position. Les points sur lesquels Malesherbes, à l’image des savants de l’époque, s’interroge sont les rivières et les vallées, l’étagement de la végétation et le climat et en particulier les avalanches et la neige. Enfin, les voyages édités dans la présente thèse permettent d’établir une évolution du regard de Malesherbes – les carnets s’étalent sur plus de vingt ans (1751-1778) – et des comparaisons entre les différentes chaînes de montagnes du territoire (Massif central, Alpes, Pyrénées).


Conclusion

Ainsi, les carnets de voyage de Malesherbes apparaissent comme les témoins d’une pratique de transmission de connaissances entre l’informateur qui se rend sur le terrain et des savants qui peuvent exploiter ensuite les informations collectées. De ce point de vue, les voyages sont un moment privilégié de cette collecte et les carnets le moyen le plus efficace de garder en mémoire et de transmettre les observations faites, tout en rendant compte de cette pratique aux yeux des historiens. Cette pratique est représentative de l’époque des Lumières et rend compte des préoccupations de notre voyageur et de son réseau de sociabilité.


Édition

Édition critique de trois carnets correspondant au premier voyage de Malesherbes, en 1751, en Auvergne, où ne sont notés que des compléments aux informations prises par son compagnon le docteur Guettard ; au voyage de 1767, qui emmène Malesherbes de Moulins à Avignon, en passant par les Alpes, puis d’Avignon à Tarbes, et des Pyrénées à la côte atlantique ; au voyage de 1778, intitulé par Malesherbes « voyage de Suisse », qui inclut par ailleurs des descriptions des Alpes françaises, de la Franche-Comté, de Montbéliard, de Belfort et de la Lorraine. L’édition est pourvue d’index des noms géographiques et des noms de personnes, d’un dictionnaire biographique et d’un glossaire scientifique.


Annexes

Sélection de mémoires scientifiques, notamment des mémoires minéralogiques rédigés à l’issue du voyage de 1767, pour illustrer les liens qui unissent ces écrits aux carnets de voyage.