Représentations de la table et de la commensalité (1150-1350)
Dans la moitié septentrionale de la France, l’Angleterre et les Pays-Bas
Introduction
Cette thèse s’inscrit au croisement de l’histoire de l’alimentation et de l’histoire des idéologies et des représentations. La première a progressivement affirmé, depuis une trentaine d’années, une solide vocation à étudier un ensemble englobant d’aspects de la vie matérielle, sociale et culturelle des temps anciens. En particulier, les historiens de l’alimentation s’intéressent de plus en plus à la cour. Comment des images et des textes littéraires produits le plus souvent en lien avec un milieu curial construisent-ils une représentation de la cour à table ? Plus généralement, la représentation du banquet participe d’un discours métonymique sur la société ; le roi, les serviteurs, les jeunes, les femmes, les clercs sont mis en relief par la table à laquelle ils siègent. On s’intéresse aussi, de près, à l’iconographie « religieuse » – les repas vétéro-testamentaires et eucharistiques –, non pour faire une histoire de l’eucharistie et de ses représentations, déjà écrite, mais pour les réintégrer dans le cadre plus large des représentations de la commensalité. Il faut en introduction définir les termes de la recherche et présenter le corpus de travail. On a retenu le terme « commensalité », car s’il ne se diffuse, simultanément en français et en latin, qu’au début du xve siècle, il a l’avantage de placer l’objet qu’est la table au centre de la pratique conviviale. Or on peut manger ailleurs qu’à table – à l’instar d’Adam et Eve et de nombreuses allégories de la Gourmandise – et, à table, on ne fait pas que manger tant il est vrai que l’espace commensal est un lieu privilégié de la parole, de la séduction, de la traîtrise, de l’assassinat...
Sources
Les sources de cette étude sont des images et des textes. Dans le premier cas, on a retenu comme manifestation de la commensalité toute présence de deux personnes ou plus autour d’une table, de préférence garnie de nourriture mais sans que ce critère soit discriminant. Ont donc été exclues du corpus iconographique les images de consommation alimentaire hors la table, et, a priori, celles de repas à table solitaire. Les limites chronologiques du corpus répondent à plusieurs logiques. Au plan de l’histoire des images, elles correspondent grossièrement à une période cohérente de l’histoire des formes de l’enluminure : c’est vers 1150 que la masse des images narratives ornant les livres s’accroît nettement ; à la moitié du xive siècle – plus tôt en Italie –, la représentation de l’espace et du détail, les « realia », évolue sensiblement, rendant plus ardue une mise en série des images d’agapes situées de part et d’autres de cet infléchissement. Par ailleurs, cette période est – dans la région considérée –celle d’un fort développement des cours princières et royales et de leur mécénat artistique. Tandis que le banquet palatial s’organise, le processus de production des miniatures s’exporte du monastère à la ville et à la cour. Enfin, au plan de l’histoire de l’alimentation, l’étude de ces images fortement idéalisées est rendue urgente par la rareté des sources documentaires écrites antérieures à 1300 : livres de cuisine, récits historiographiques permettant la reconstitution de plans de table. Au demeurant, l’étude tire un intérêt supplémentaire du fait qu’on peut faire l’hypothèse a priori d’une certaine correspondance entre ces deux formes de représentations agissantes que sont le banquet et l’image. Les limites géographiques – moitié septentrionale de la France, Angleterre, Flandres – se justifient principalement par la nécessité de restreindre le corpus de travail. À coté des images, la lecture d’un grand nombre de textes littéraires et didactiques s’est révélée très intéressante pour l’étude de l’espace commensal.
Le corpus iconographique comprend des images localisées – par un dépouillement tendant à l’exhaustivité des répertoires et catalogues descriptifs, des bases de données en ligne, d’un grand nombre de catalogues d’exposition et de monographies, ainsi qu’une consultation de l’Index of Christian Art de Princeton à la bibliothèque des lettres d’Utrecht –, ainsi que des images vues une fois, sur microfilm ou sur manuscrit, et des images numérisées. Dans les deux derniers cas, les unes ont été vues en couleur, d’autres en noir et blanc. Au total, 755 miniatures illustrant un repas à table ont été repérées, sans compter celles contenues dans les bibles moralisées. Moins de la moitié de ces images ont été vues. Par ailleurs, afin d’exploiter un autre type d’interrogation statistique, un corpus restreint a été composé à partir des figurations de la commensalité dans une des premières bibles moralisées, celle d’Oxford, Paris et Londres (150 images). De façon non systématique, un regard complémentaire a été porté sur des images de table appartenant à d’autres supports iconographiques, comme la sculpture ou le vitrail...
De la même manière, le corpus textuel a été constitué en fonction d’une volonté de varier les types d’approche.
Chapitre premierConstitution du corpus iconographique
Après une présentation des instruments bibliographiques utilisés pour la constitution du corpus, on s’interroge sur sa représentativité. Un survol comptable du corpus iconographique révèle une valeur modale de sa distribution chronologique vers 1200 et une augmentation accrue du nombre d’images à partir de 1250. Surtout, l’indexation thématique (« Cène », « Arthur et Laure de Carduel », « Repas de couronnement d’Henri le Jeune »...) révèle une diversification croissante du répertoire thématique et met en exergue ce qui doit être considéré comme l’événement principal de l’histoire des représentations de la commensalité au Moyen Âge : le surgissement et la rapide domination de l’iconographie non biblique. Si la Cène est de loin le thème le plus illustré, la totalité des repas eucharistiques est numériquement inférieure à l’iconographie littéraire de la table. À cet égard, cette recherche souhaite mettre le doigt sur une déficience de l’histoire récente des images médiévales en même temps qu’elle est gênée par elle : son désintérêt pour une iconographie que, par défaut et sans ignorer les problèmes que pose ce mot, on appelle profane. En effet, si quelques historiens de l’art ont depuis longtemps réuni des informations sur le style et la thématique des images illustrant les manuscrits littéraires, ce continent iconographique – dont l’irruption au xiiie siècle doit sans doute être considéré comme un fait culturel majeur, au même titre que l’évolution des représentations de l’espace au siècle suivant – est encore délaissé par l’histoire proprement dite des images. Le contraste est ici frappant avec l’intégration des romans à l’histoire culturelle de la société médiévale.
Chapitre IIQuelques modèles de commensalité en vigueur vers 1150-1200
Au seuil de cette recherche, l’état des recherches sur le festin au haut Moyen Âge – le hall anglo-saxon, l’invention de la Table Ronde, le repas monastique, la table au tympan comme affirmation ecclésiologique et image de lutte contre les hérésies rejetant la doctrine eucharistique – fait l’objet d’une présentation sous la forme de « modèles » et de nouvelles pistes de recherche. Au XII e siècle, un imaginaire antique de la table perce en plusieurs lieux de la documentation historique : un motif iconographique, le trépied de table, peut être suivi du ive au xiie siècle et jusqu’aux gloses marginales des traités d’apprentissage du latin ; Jean de Salisbury recopie Macrobe et rêve probablement du temps d’Apicius ; enfin, le succès des images de table et leur première diversification thématique à la fin du siècle suggèrent une rencontre heureuse de l’esprit historiciste du « moment 1200 » avec l’imaginaire du festin : la présence ici et là de tables courbes, inspirées de l’imagerie byzantine et antique, va dans le même sens. Le fantasme oriental – dont l’influence sur certaines modes du goût médiéval est déjà documenté – est à chercher dans les récits liés aux lettres du Prêtre Jean ou dans l’hagiographie de Thomas l’Apôtre.
Chapitre IIIQu’est-ce qu’un « dois » ?
Entre 1150 et 1250, bien plus rarement au-delà du xiiie siècle, de nombreux récits de repas font intervenir un « dois » que les traducteurs disent être une table. Le constat que « dois » et « table » coexistent alors fréquemment dans les mêmes récits invite à rejeter leur équivalence et à considérer comme insatisfaisantes les précisions de glossaire telles que « table d’honneur » ou « table surélevée ». L’enquête procède à un vaste relevé d’occurrences. On s’intéresse ensuite à l’histoire du mot « discus », l’étymon de « dois ». Les rapports entre « discus », « dois » et « table » font problème dès les xiie-XIIIe siècles, les lexicographes d’alors hésitant dans leur définition. On tente un recours aux images, mais celui-ci est rendu difficile par la contemporanéité de l’iconographie profane susceptible d’illustrer des « dois » littéraires et la transformation du « dois » en dais. La documentation réunie permet cependant de proposer une définition du « dois » comme contraire de la table médiévale : une table inamovible. Dans l’ordre du discours, « dois » est donc – paradoxalement – un mot plus concret que « table » ou « mensa » dont l’extension sémantique dépasse largement l’alimentation et le support, comme le montrent par exemple la mensa episcopalis ou la Table des pauvres... La question se pose alors : le « dois » a-t-il existé, ou est-il une création littéraire ?
Chapitre IVLa constitution d’un langage iconographique
Comment réalise-t-on une image de repas au xiiie siècle et dans la première moitié du xive siècle ? Les instructions aux enlumineurs du manuscrit du Chevalier au Beau Cygne de la Bibliothèque nationale de France, ainsi qu’un document iconographique présentant un défaut de fabrication – le linceul d’une bière a été confondu avec la nappe d’une table – suggèrent que le contenu de la table, en particulier les plats, relèvent de l’ornementation plus que du discours iconographique. Ce qui pose le problème des classifications de l’aliment dans l’imagerie de la commensalité. Si on ne peut exclure une ponctuelle utilisation du binôme viande/poisson comme marqueur symbolique, celle-ci ne saurait être considérée comme un critère de lecture a priori de l’image, sauf dans un cas : comme en littérature, char et poisson symbolisent l’abondance. Le langage iconographique de la table repose bien plus sur un dispositif spatial qu’on appelle ici « modèle occidental ». Il est décrit par un ensemble de modalités : la table est rectiligne, tous les convives sont d’un seul coté de la table et le personnage principal tient une position centrale, la table occupe la totalité de l’espace narratif dans le sens de la largeur, le support tend à être occulté – ce qui contribue à dématérialiser l’espace commensal –, notamment par la nappe qui constitue un objet important de la représentation. Constitué dans l’iconographie germanique du xie siècle, il demeure majoritaire tout au long de la période considérée. Le langage iconographique de la table exploite aussi une gestuelle de table, attendue à l’époque où les contenances de table issues des milieux monastiques et curiaux s’efforcent de régir l’attitude des convives.
Chapitre VReprésentations de la table dans la Bible moralisée conservée à Oxford, Paris et Londres
Une autre base de données a été constituée à partir des images de table contenues dans la bible moralisée conservée à Oxford, Paris et Londres, grâce à l’exploitation des volumes de fac-similés publiés au début du xxe siècle. Chaque image a été indexée, notamment en fonction des caractères suivants : nombre de convives, place de la table dans l’espace de la représentation, dans l’espace narratif, type des convives (Jésus, roi, clerc, femme...), lexique du texte accompagnant l’image ( commessatio, mensa, deliciae...) ainsi, lorsque l’image s’y prêtait, d’une connotation morale évidente (bonne table, mauvaise table). Le tableau obtenu a ensuite été converti afin d’être traité par un logiciel d’analyses factorielles. Les plans factoriels suggèrent l’existence de trois groupes d’images : la table du Christ, la table du roi, la table peccamineuse. Plus généralement, les concepteurs de la bible moralisée semblent avoir eu le souci de respecter un certain équilibre dans la représentation de l’espace commensal, ni complètement perdu par la gula, ni absolument sauvé par l’eucharistie.
Chapitre VILa Table de Dieu
On s’intéresse surtout à la Cène, thème qui n’a pas fait l’objet d’une étude proprement iconographique pour cette époque et cet espace géographique. On soutient l’idée que la Cène est alors paradoxalement une image relativement rare. Moins de 120 miniatures la représentant ont été localisées pour la période 1125-1350. Ce constat est cohérent avec les remarques formulées par D. Donadieu-Rigaux, pour l’Italie, et M. Rubin, pour l’Angleterre, sur le rôle des développements tardifs de la dévotion eucharistique, notamment autour de l’instauration de la Fête-Dieu, dans le succès de l’iconographie des repas de Jésus. Il invite aussi à récuser – pour notre espace d’étude – l’idée selon laquelle il n’y a qu’un récit de la Cène. Sans nier les tendances à la polysémie et à la superposition des niveaux de lecture, la distinction entre un récit de l’annonce à table de la trahison de Judas et celui de l’instauration des espèces demeure pertinente. La lecture des paraphrases bibliques suggère d’ailleurs un rééquilibrage en faveur du second. La comparaison entre la bible moralisée OPL et celle conservée à Tolède, qui diffèrent dans l’illustration de la Passion, révèle un contraste entre deux séquences privilégiant l’un et l’autre récits. Mais, au xiiie siècle, l’image de la Cène, du moins dans les manuscrits, est d’abord celle de la chute du mauvais convive. Une étude sérielle de 58 miniatures permet d’approfondir les caractères de l’iconographie de la Cène, notamment la relation entre les trois principaux protagonistes : Jésus (le père), Jean et Judas (les deux fils ?). On se demande ensuite comment la Cène a pu, non systématiquement, apparaître comme un modèle pour les autres représentations de la commensalité. Enfin, le repas d’onction est à la fois un concurrent, un complément et un symétrique de la Cène.
Un aspect important de la représentation de la commensalité se manifeste avec un éclat particulier dans les images de repas divins : l’importance de l’axe vertical. De l’iconographie du repas à Emmaüs au motif arthurien du « convive pensis », la table prolonge volontiers sa verticalité – structurée dans le vocabulaire par l’opposition du haut dois et de la porte, du haut bout et du bas bout – dans un mouvement d’ascension. Pourtant les repas proprement célestes, à l’instar de la communio sanctorum, sont rares à la fois dans l’iconographie, jusque vers 1250, et dans les textes (cf le genre des Voies de Paradis). On pose ensuite les premières bases d’une approche iconographique des Noces de l’Agneau, qui prend son essor avec les apocalypses anglaises de la moitié du XIII e siècle.
Chapitre VIILa Table du roi
L’étude systématique du Lancelot en prose permet d’identifier le banquet du roi – non la Table Ronde – comme une métonymie de la cour. On le démontre en procédant à l’analyse séquentielle du long et célèbre épisode de la libération des enfants Lionel et Bohort, qui couvre une grande partie des Enfances Lancelot. Utilisant les travaux de S. Vecchio et C. Casagrande, on s’intéresse ensuite au statut de la parole de table. Les textes normatifs hésitent sur ce point, trahissant ainsi la tension entre les deux pôles dont ils sont issus : le monastère, notamment dans la tradition victorine, et la cour, où domine l’idéal courtois. Quant à eux, les textes littéraires, notamment arthuriens, font grand prix de la parole de table – élément constitutif de la joie – et présentent à plusieurs reprises le pensé comme une forme de violence à l’encontre des convives. En réalité, la table semble avoir une véritable fonction de caisse de résonance, dont rend compte son positionnement au cœur des réseaux d’information : c’est à table que se fait la circulation des nouvelles, entre convives ou entre un messager et les convives. Les images rendent diversement la parole des convives. On observe ensuite comment les représentations littéraires et iconographiques prennent en compte les données de l’étiquette et du service, alors en progrès dans les salles palatiales. Le motif de la correspondance entre place à table et identité s’inscrit dans une grande intertextualité – mythe fondateur de la mémoire transmis au Moyen Âge par la tradition rhétorique, textes évangéliques... – et s’actualise dans la littérature, par exemple avec le Siège Périlleux de la matière arthurienne. Plus précisément, une comparaison séquentielle entre le Conte de la Charrette de Chrétien de Troyes et l’épisode de la charrette dans le Lancelot en prose indique clairement que l’étiquette occupe une fonction croissante de ressort narratif. Un cas particulier est celui de la place d’honneur, de l’autre côté de la table. Si les textes ne s’étendent jamais sur l’organisation hiérarchique de la table, se contentant d’un nombre restreint de niveaux, ou, à travers le siège périlleux ou le siège d’honneur, d’en produire une synecdoque, les images, elles, l’euphémisent ou la dénient. On parle alors de représentation déformante. Les serviteurs sont souvent présents dans l’image. Un cas particulier est celui de la danseuse : on prolonge les analyses de J.-C. Schmitt sur la réhabilitation par les clercs de la danse au xiiie siècle pour montrer que celle-ci se traduit aussi dans l’iconographie de la table. Enfin, les images de la table du roi présentent une évolution importante : l’isolement du roi. Alors que dès le xie siècle des souverains prétendent manger seul, l’iconographie opère autour de 1300 un véritablement renversement : le mangeur solitaire cesse d’être connoté négativement, le roi commence à manger seul, et les personnages négatifs (gloutons) ou suspects (Janus) tendent à partager leur repas.
Chapitre VIIILa coupe : un objet polysémique
Parce qu’elle est le plus souvent dorée, la coupe figurée est un élément onéreux de la table peinte. Par ailleurs, cet objet occupe souvent une place importante dans les récits de fiction. Il mérite donc une attention particulière et ne doit pas être réduit à un Graal qui au demeurant n’a pas toujours été une coupe. En littérature et dans les images, ainsi que dans un certain nombre de récits historiographiques, la coupe est associée à des gestes qui lui confèrent, ou sont censés lui conférer, une force rituelle, pacifique ou violente, que l’on s’efforce d’étudier. Ce dossier réunit un vaste corpus transdocumentaire. On est amené à formuler l’hypothèse de l’évolution suivante : à la fin du Moyen Âge, la coupe du roi, la coupe comme objet symbolique de la souveraineté, tend à disparaître devant la polarisation de l’objet coupe entre d’une part le calice et d’autre part la coupe empoisonnée.
Chapitre IXHommes et femmes à table
Iconographie de la Cause 36 du Décret de Gratien
La question de la mixité conviviale intéresse les historiens de l’alimentation et les représentations littéraires et iconographiques peuvent apporter des éléments de réponse. À l’instar des « traductions » françaises de l’Art d’aimer, elles traduisent des positions variées, plus ou moins méfiantes à l’endroit du mélange des genres. La littérature arthurienne en prose indexe le sens de cette mixité sur une typologie des lieux de table : à la cour, la présence de la reine est exceptionnelle – elle se produit par exemple lors de la fête de la Vierge – ; dans la maison seigneuriale, elle est systématique et peut même se passer sans mal de la présence du mari ; au déjeuner sur l’herbe, elle dénote un érotisme qui peut se révéler de bon aloi ou au contraire risqué ; enfin, il est un lieu où la femme convive est soit dangereuse soit en danger : le pavillon – et, en image, c’est aussi dans un pavillon que la mère d’Alexandre reçoit le baiser de Nectanebo ou que Judith enivre le général assyrien...
On s’intéresse ensuite de près à une série d’images illustrant toutes la cause 36 du Décret de Gratien. L’histoire des représentations de la commensalité rejoint alors l’histoire du droit, l’histoire du genre et l’histoire des jeunes. En effet, pour illustrer un texte traitant du rapt, les enlumineurs sont partis du récit de la causa : un jeune homme invite une jeune fille à un repas. Vers 1300, les artistes français, imités ensuite par leurs confrères italiens, flamands, espagnols et anglais, remplacent ce sujet par un autre : le repas de mariage, dont l’éventualité, celle du mariage, est discutée par le texte. En cela, ils opèrent un passage de la dépendance stricte aux premiers mots à un choix plus autonome et, du point de vue de l’illustration juridique, d’un déplacement du regard de la causa aux questiones, d’un pôle à l’autre de cette « tension, perceptible presque dans chaque image, entre la partie narrative de la cause, en principe plus commode à représenter, et ses parties normatives qui n’entretiennent parfois avec le casus que des liens ténus » (R. Jacob) ; enfin, au plan de la problématique assignée à l’image, le péché et la violence laissent la place à la paix et à l’alliance. Une mise en série des images, ainsi qu’un regard plus insistant sur quelques-unes d’entre elles, permettent de mettre en exergue une diversité de discours iconographiques sur la valeur du consentement de la femme dans l’union charnelle.
Conclusion
On le sait, les dimensions réflexive et transitive de la représentation sont indissociables. Cela est particulièrement vrai dans le cas de ce qu’on pourrait appeler des « représentations de représentations » : le geste de l’élévation du prêtre à la messe est probablement très peu différent dans une image de missel et dans l’église où officie le prêtre propriétaire de ce missel. Ceci vaut plus encore pour le banquet : la table et l’image, littéraire ou graphique, de table sont deux représentations, qui reflètent et en même temps projettent sur leurs spectateurs un espace symbolique organisé. On ne peut séparer le fond de la forme. Et parler d’un langage iconographique de la table, c’est sans doute désigner aussi bien les éléments idéalisés d’un cérémonial festif que les conventions artistiques de la figuration. Jusqu’à un certain point, cependant. Car si la table et l’image convergent dans leur fonction représentative, elles appartiennent l’une au monde, l’autre au monde des images. Or ces deux univers de sens, s’ils sont structurellement liés, ne se confondent pas. Par exemple, on n’imagine pas le roi de France manger dans le noir. La conclusion revient donc sur quelques-uns des caractères généraux des représentations de la table, à l’aide des catégories proposées par Georges Duby dans sa contribution à Faire de l’histoire. Les représentations sont déformantes, pratiques et concurrentielles. Ainsi la hiérarchie à table est souvent déniée, même si elle l’est de moins en moins. Certains repas ne sont jamais représentés, tels les festins funéraires et, sauf exception, les festins de couronnement. Le caractère pratique des représentations est exemplifié par le cas des vœux courtois, prononcés par les membres des ordres de chevalerie de la fin du Moyen Âge, et qui puisent leur forme dans la littérature du xiiie siècle. Ou encore dans le cas du banquet confraternel, contemporain, qui s’inspire de la Cène et probablement de ses images médiévales. Enfin, il est très probable que la représentation de la table pose problème et suscite de la part de l’Église des réactions différentes. Ce que suggère le relativement petit nombre d’images de la Cène dans les manuscrits.
Annexes
Liste des manuscrits formant le corpus iconographique. — Plan factoriel des notices d’images de table de la bible moralisée OPL. — Dossier iconographique commenté (parcours d’images). — CD-Rom comprenant la base de données de travail, au format Access, et le corpus iconographique de travail.