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École des chartes » thèses » 2008

Architecture et liturgie

Étude d’une interaction spatiale et mémorielle à Saint-Denis à l’époque gothique


Introduction

La connaissance de l’abbaye de Saint-Denis, enfant gâté de l’historiographie dans le champ des études médiévales, mais enfant choyé en raison du puissant attrait exercé trop exclusivement par la figure de l’abbé Suger et son legs artistique, a connu une avancée remarquable au cours des années 1980 et 1990 grâce à la convergence de travaux portant sur deux domaines complémentaires : l’architecture des parties de l’abbatiale qui ont été élevées dans le style gothique rayonnant entre 1231 et 1281 et la liturgie dont cette église est le cadre. Une voie nouvelle s’est alors entrouverte, propre à faire sentir la relation qui existe entre expansion spatiale et inflation cultuelle en un lieu aussi emblématique que l’abbaye royale. Cependant, ces recherches n’ont pas eu de postérité car les annexes adjointes à l’édifice n’ont suscité aucune interrogation. De fait, entre 1320 et 1324, l’abbé Gilles de Pontoise fait élever contre le bas-côté nord de la nef un ensemble de six chapelles dont la raison d’être n’a jamais été envisagée de manière satisfaisante. Or, le chantier de reconstruction de l’abbatiale, qui s’est fermé quelques années auparavant, semblait avoir livré un ensemble complet et cohérent dont on perçoit mal les lacunes éventuelles. Comment expliquer la résurgence tardive d’une activité constructrice à Saint-Denis ?

Ces espaces adventices se définissent par leur excentricité plus que par leurs fonctions supposées : c’est un problème spatial qu’ils suggèrent d’emblée. Aux centres liturgiques de l’abbatiale que sont le sanctuaire, le chœur des moines et la nécropole de la croisée du transept, s’articule le complexe des additions successives. Il constitue ce que l’on peut considérer comme une périphérie secondaire par rapport à la nef et aux extrémités de la vaste structure que, par commodité, il convient d’appeler « carré du transept » en raison de sa forme, et qui font figure quant à eux de périphérie intégrée. Quelle est leur destination ? Le fonds d’archives de Saint-Denis n’est pas d’un grand secours à cet égard : les rares éléments qu’il délivre sont tous polarisés sur le maître-autel et l’autel des Corps-Saints. Le déséquilibre documentaire qui traduit le prestige exceptionnel des reliques de saint Denis et, plus tard, de celles de saint Louis, ne laisse pourtant en rien préjuger d’une pauvreté des pratiques mémorielles et dévotionnelles que les périphéries de l’abbatiale sont susceptibles d’abriter. Par ailleurs, étudier le rôle de ces espaces, c’est élucider l’évolution des ressorts liturgiques et mémoriels qui sous-tendent les choix de la communauté monastique à la fin du Moyen Âge, période peu représentée dans la bibliographie dionysienne.

L’augmentation des pratiques dévotionnelles à la fin du xiii e et au début du xiv e siècle amène à en postuler l’impact architectural ; cette approche est d’autant plus stimulante qu’elle est documentée. Distincte de la commémoration institutionnelle des rois, elle soulève la question de l’accès aux suffrages des moines de ceux qui ne bénéficient pas du droit d’être inhumé dans leur église. Cette perspective amène à envisager la célébration de la mémoire des morts à Saint-Denis à travers toutes leurs modalités : fondations d’anniversaires, de chapellenies, de luminaires. Mais dans un lieu où la dévotion laïque ne trouve pas à s’exprimer sous sa forme habituelle en raison de l’exclusivité funéraire royale, de la politique restrictive des moines et du haut degré de leur sensibilité symbolique, qu’est-ce qui détermine l’ancrage spatial de ces modes commémoratifs ? Autrement dit, l’objet de cette étude est d’isoler les tensions qui s’exercent entre l’expression architecturale et l’essence immatérielle de la chapelle, puisqu’il semble que c’est dans ce cadre à la fois institutionnel et monumental que s’exprime la singularité liturgique des marges de l’abbatiale. La disparition des décors primitifs et l’orientation administrative des archives de l’abbaye concourent à expliquer la perte de mémoire dont elles pâtissent aujourd’hui.

Il s’agit de retrouver l’intelligence de ces espaces ; leur plus petit dénominateur commun est la chapellenie, unité insécable de la chapelle dont elle est l’essence juridique, mais la fondation d’anniversaire, si elle n’a pas de répercussions spatiales, contribue à la pression mémorielle à laquelle la construction des chapelles répond. Une chapellenie se définit par rapport à la mémoire d’un fondateur, à l’office d’un desservant désigné sous l’appellation de chapelain et à un autel auquel cette mémoire est attachée. Ces trois éléments de définition forment les trois axes de cette étude ; ils seront analysés au cours de la période délimitée par la première fondation d’anniversaire répertoriée à Saint-Denis – celle de Dagobert par l’abbé Adam – en 1108, et 1514, date de la dernière fondation enregistrée. Au-delà de ce découpage, c’est dans l’interaction de trois données matérielles et immatérielles qu’il faut trouver les équilibres et les dynamiques qui ont façonné l’espace sacré dionysien : l’architecture, la mémoire et la liturgie. Ces trois termes, seuls ou associés, recouvrent ou coordonnent toutes les manifestations dévotionnelles dont l’abbatiale est le théâtre. Leurs convergences et leurs dissociations alimentent toute réflexion sur cet espace.


Sources

La liturgie dionysienne, transmise par une longue tradition orale, n’a pas donné lieu à l’abondante floraison de manuscrits qui est l’une des manifestations du rayonnement de l’ordre clunisien, pour ne citer que lui. Paradoxalement, les moines de Saint-Denis ont peu ressenti le besoin de mettre par écrit le détail du cérémonial qui structure la vie de leur communauté ; cela s’explique entre autres par le fait que l’abbaye royale, fondamentalement unique, n’a pas vocation à essaimer et réformer. En revanche, les chantiers de reconstruction qui ne cessent de reconfigurer les espaces cultuels et processionnels dionysiens au cours des xii e et xiii e siècles ont entraîné la confection et l’actualisation d’une série d’ordinaires, source de premier ordre pour l’étude de la desserte des centres liturgiques de l’abbatiale. De nombreux travaux les ont mis en valeur depuis une vingtaine d’années. Rien de tel n’existe cependant dans le domaine dévotionnel et mémoriel, pour des raisons similaires sans doute : à côté des obituaires et nécrologes, l’abbaye n’a semble-t-il jamais produit de livre des anniversaires comparable à ce qui existe ailleurs. C’est donc vers les seules sources d’archives qu’il faut se tourner. Plus particulièrement, vers les actes de fondation originaux, dont la mise en série doit faire ressortir les caractères significatifs au service de l’étude de la diversité et des évolutions de la politique mémorielle de l’abbaye. Cependant, l’ampleur du fonds d’archives de Saint-Denis, conservé aux Archives nationales à Paris, est de nature à décourager toute prétention à l’exhaustivité, tout au moins dans un délai limité. La clef du chartrier avant 1300 est le Cartulaire blanc, principal cartulaire de l’abbaye, dont le dépouillement livre l’essentiel des actes de fondation, classés selon un cadre géographique. Néanmoins, l’absence d’édition et plus encore d’index en rend l’exploitation peu commode : il est nécessaire de passer l’ensemble des chapitres en revue pour repérer les actes à valeur mémorielle.

L’examen des archives de l’abbaye révèle à quel point la connaissance du paysage dévotionnel qui se structure progressivement dans les marges de l’abbatiale dépend de la configuration des sources disponibles. Le réseau documentaire qui permet d’appréhender les chapellenies dionysiennes déroute de prime abord, car il révèle une réalité liturgique par le biais de sources avant tout domaniales et comptables. En l’absence de sources spécifiques, il faut s’en tenir à des listes de bénéfices divulguées par les registres de comptes produits par les officiers claustraux concernés, ainsi qu’aux actes de fondation, lorsqu’ils sont conservés. En somme, cette démarche consiste à développer une approche thématique d’un ensemble conçu dans une optique juridique et administrative. Les lacunes constatées sont d’ailleurs révélatrices de l’attention variable que portent les moines à ces institutions avant tout foncières que sont les fondations de messes. La logique domaniale qui structure le fonds n’est pas tant géographique qu’institutionnelle : les biens de l’abbaye sont en fait répartis entre un nombre variable d’officiers claustraux qui les administrent directement au moyen de cadres documentaires propres et souvent organisés selon un modèle similaire. Les cadres documentaires produits par la communauté et la cour abbatiale n’en sont pas moins utiles, notamment les comptes de la Commanderie et divers règlements ; les actes capitulaires, en revanche, sont inopérants dans la perspective choisie.


Première partie
Fondations et fondateurs


Chapitre premier
Fondations d’anniversaires dans l’abbatiale

Les moines de Saint-Denis disposent, à l’attention des fidèles, d’un cadre liturgique fondé sur une gamme hiérarchisée de suffrages ; la fondation d’obit, qui pérennise la célébration de l’anniversaire du décès au moyen d’une messe de Requiem, en constitue le dispositif le plus répandu. Les actes de fondation concédés par le chapitre publient les termes du consensus défini entre l’abbaye et ceux dont elle prend en charge la mémoire. L’étude de ce corpus, organisée selon l’état et le statut des fondateurs, est l’occasion de mettre en lumière, chaque fois que les sources textuelles le permettent, les modalités du dialogue entre l’abbé, la communauté des moines et les solliciteurs. La composition du groupe des fondateurs d’obits mérite à plus d’un titre d’être analysée et envisagée dans son évolution chronologique, ne serait-ce que pour comprendre de quelle manière la mémoire de simples particuliers finit par s’imposer à côté de celle des rois. Il s’agit ensuite d’isoler les réseaux de fondateurs avec lesquels l’abbaye est en relation ; de mesurer les mouvements d’expansion et de repli qui peuvent affecter les fondations de messes quotidiennes, et de faire surgir enfin le contexte institutionnel qui favorise ou freine les campagnes d’expansion architecturale.

Les premières fondations d’anniversaires sont le fait des abbés : Adam poursuit un dessein politique en instituant celui de Dagobert en 1108 ; Suger l’imite un peu plus tard à l’intention de Louis VI, et élargit aux abbés ce qui était jusque lors réservé aux seuls rois. Hugues Foucault, Eudes Clément et Gilles de Pontoise, grands instigateurs de fondations, conçoivent probablement cette pratique comme un mode de régulation des relations entre les religieux et un pouvoir abbatial dont les prérogatives ne cessent de croître. Elle sert aussi à récompenser les moines méritants et à attacher à l’abbaye ses anciens membres élevés à des dignités extérieures ; elle témoigne encore du changement d’attitude des moines à l’égard des laïcs, qui voient se restreindre progressivement l’accès à la prière des moines après en avoir largement profité au cours du xiii e siècle.

La création de l’office des Charités, institution dionysienne chargée de l’administration des anniversaires, avant le dernier quart du xii e siècle, est rendue nécessaire par l’inflation du phénomène mémoriel à cette époque et l’augmentation des biens communautaires acquis par les dons qui sont la contrepartie des prières des moines. Mais cette crue mémorielle, si elle entraîne des répercussions considérables sur la gestion de la mense capitulaire et les relations du monastère avec les laïcs, n’a aucun impact sur l’activité liturgique dionysienne telle qu’elle est définie par les ordinaires successifs et n’a pas vocation, de ce fait, à influer sur la configuration spatiale du lieu. Les logiques à l’œuvre dans l’édifice sont l’exaltation des reliques qu’il contient, la mise en valeur des sépultures capétiennes dans le cadre de la nécropole royale, les nécessités du culte enfin, qu’il s’agisse de la desserte des autels principaux ou des rites processionnels aux autels secondaires. En conséquence, le chapitre ne peut éprouver la nécessité de donner une forme spatiale à un phénomène mémoriel qu’à partir du moment où la pression liturgique ou dévotionnelle qu’il induit se fait assez sensible pour qu’il décide d’y remédier. Les anniversaires doivent être considérés dans une optique cumulative, comme un élément du réseau mémoriel qui se tisse dans l’espace dionysien et finit par s’imposer, au côté de la liturgie « principale » de Saint-Denis, comme une dynamique majeure dont les moines doivent tenir compte.

Chapitre II
Fondations de chapellenies à Saint-Denis : la première vague

La liste des anniversaires, qui n’implique pas de contrainte spatiale particulière, conjugue ses effets à d’autres modes commémoratifs plus intrusifs, telles que les fondations de chapellenies, à partir de la première moitié du xiii e siècle. Il est possible d’en recenser cinquante-cinq, réparties sur une période de trois siècles environ, de 1209 à 1514. En dépit de variations d’intensité du flux des fondations selon les époques, les inflexions de la typologie documentaire permettent d’isoler trois moments, ou plutôt trois mouvements différents, pour ainsi dire trois vagues distinctes. La succession des comptes du commandeur, officier claustral en charge des fonds de la communauté, présente une liste de bénéfices dont l’ordre se fige peu à peu, jusqu’à en compter vingt-sept dans le deuxième quart du xiv e siècle ; il s’y ajoute un groupe de fondations royales. Le droit de collation abbatial est le dénominateur commun de tous ces bénéfices, dont l’archétype remonte à 1209. L’ensemble est mal documenté en raison de la disparition de la plupart des actes de fondation, mais des bourgeois et des clercs de la ville de Saint-Denis y figurent aussi bien que des Capétiens.

Les deux premières décennies du xiv e siècle correspondent à une multiplication des fondations royales, qu’il s’agisse d’anniversaires ou de chapellenies, si bien que les religieux, mus par une volonté dont on ne saisit que les effets, finissent par manifester les signes visibles d’un changement d’attitude dans la réception des fondations nouvelles. Tandis que la « première vague » de fondations s’essouffle et que les requêtes des bienfaiteurs locaux se voient refoulées, l’abbé Gui de Châtres n’hésite pas non plus à se montrer plus exigeant envers les princes : la fondation prévue par Charles IV le Bel dans son testament est rejetée en 1329, face à la volonté marquée par son successeur Philippe de Valois de se réserver le droit de collation du chapelain ; quant aux messes prévues par Clémence de Hongrie, elles sont réduites en 1331.

Chapitre III
La deuxième vague de fondations : une nouvelle conception de la nécropole royale

Ce mouvement de fermeture n’est pourtant pas absolu : plusieurs princesses royales obtiennent de fonder des chapellenies aux autels de l’abbatiale. L’initiative en revient à Jeanne d’Évreux, entre 1340 et 1343. Une fille de roi, Marguerite de France, comtesse de Flandre, et une autre reine, Blanche de Navarre, l’imitent en 1363 et 1372. Ces fondatrices d’un nouveau type font de leur ascendance ludovicienne la cause et la condition fondamentales de leur démarche. Leur qualité, mais aussi leur prodigalité hors norme leur permettent de formuler des exigences inouïes aux oreilles des moines, si bien qu’elles finissent par modifier la conception traditionnelle de la chapellenie telle qu’elle a été peu à peu définie par les fondations de la première vague. Ce faisant, la reine Jeanne n’entend pas tant entretenir la mémoire de son époux Charles IV le Bel que la restaurer après l’échec de sa fondation en 1329 ; ce n’est donc pas un souci funéraire qui motive son geste. Par ailleurs, la transformation du modèle de la chapellenie dionysienne apparaît comme le corollaire d’une stratégie dévotionnelle marquée par la mise en valeur des liens de filiation avec saint Louis.

Les composantes de ce modèle sont réinvesties, au même moment, par le dauphin Charles, futur Charles V, qui en modifie la portée et les infléchit selon le propos funéraire, puis dynastique qu’il s’emploie à mettre en œuvre en marge des autres tombeaux royaux. Il s’attache à créer de toutes pièces un ensemble au contenu à la fois funéraire et liturgique, dans un angle du carré du transept, destiné à rendre sensible une rupture spatiale délibérée avec la nécropole organisée dans la croisée voisine. Sur ce modèle s’organise, semble-t-il, un autre pôle familial, autour d’une branche cadette de la maison capétienne. Réalisée sans éclat et surtout sans programme explicite, et pour cette raison jamais repérée par les historiens de la nécropole, cette autre entité n’en apparaît pas moins avec netteté à la lecture de l’arbre généalogique des personnages inhumés dans les autres angles du carré du transept, et des liens de parenté qui existent entre eux : elle est en effet dévolue aux Évreux-Étampes, autour de la reine Jeanne.

Chapitre IV
La troisième vague de fondations

Après les efforts déployés par Isabeau de Bavière entre 1415 et 1418 pour fonder l’entretien de sa mémoire à Saint-Denis, les liens qui unissent l’abbaye à la monarchie se distendent. Charles VII ne manifeste pas une dévotion particulière à l’égard de saint Denis. L’amélioration de la situation politique et économique du royaume sous le règne de Louis XI suscite à nouveau des fondations, mais en nombre beaucoup plus réduit qu’auparavant. Deux ensembles de fondations, qu’on ne distingue qu’en fonction de la qualité de leurs fondateurs respectifs, mais qui participent de la même conception de l’intercession dionysienne, apparaissent entre 1460 et 1514 : quatre fondations laïques (dont trois royales) et trois fondations ecclésiastiques. Ces dernières consacrent le rétablissement de l’autorité morale des abbés, juste avant que l’introduction du système de la commende en 1529 n’éloigne définitivement leurs successeurs de leur abbaye. Parmi les premières, celle de Louis XI consacre une vision commémorative à la fois simple et efficace qui affirme avec force le retour de la mémoire royale au centre de l’espace liturgique de l’abbatiale de Saint-Denis, mais selon des modalités qui tiennent plus de la dévotion privée à saint Denis que de l’apparat monarchique. Pour peu de temps, cependant : après Louis XII, qui se préoccupe de sa mémoire et de celle d’Anne de Bretagne, les Valois Angoulême rompent avec les usages traditionnels.


Deuxième partie
La desserte des chapelles


Chapitre premier
Le fonctionnement des chapelles rayonnantes

Le fonctionnement quotidien des chapelles du chevet demeure largement méconnu, étant donné que les ordinaires liturgiques n’en tiennent pas compte. Malgré tout, le croisement de certains documents (extraits de règlements, actes divers, inventaires du trésor surtout) laisse entrevoir un lien institutionnel entre les officiers claustraux de l’abbaye et les autels à reliques de ces oratoires : chacun paraît responsable de l’entretien et de la desserte de l’une des chapelles. La régularité de ce principe est frappante, si bien que l’on est tenté d’y voir un véritable système d’association symbolique. Tout indique qu’il remonte à l’abbatiat de Suger, et qu’il a pu être mis en œuvre en même temps que la conception du chevet et la réforme des offices claustraux. Il faudrait dès lors y voir une métaphore de la communauté monastique, gardienne du tombeau de saint Denis et des saints qui lui sont associés ; c’est par un jeu spatial qu’elle s’exprime. De fait, les écrits de Suger ne manquent pas de références plus ou moins explicites au corps symbolique de l’Église et à ses membres, tandis que l’architecture et les dispositions spatiales du chevet peuvent être interprétées comme une mise en exergue du principe d’association. Il importe néanmoins de faire la part de deux éléments qui poussent à se montrer prudent : d’une part, plusieurs transferts de vocables affectent la répartition des autels dans ce cadre architectural ; d’autre part, le manque de points de comparaison dans des établissements comparables du domaine royal incite à une certaine réserve, bien que les linéaments d’un dispositif similaire soient discernables à Saint-Germain-des-Prés. Mais le rôle des officiers claustraux dans la desserte des différents espaces du sanctuaire doit être réévalué, à la lumière notamment de particularités tant spatiales que temporelles qui fondent les rapports des dignitaires de l’abbaye avec leurs contribuables : de fait, le jour de prélèvement des rentes provenant des censives de certains officiers correspond au jour de la fête du saint dont ils desservent l’autel.

Chapitre II
La desserte des chapellenies

Les actes de fondation de la première vague révèlent un système de desserte des chapellenies conventionnel. En effet, l’abbaye fait appel à des prêtres séculiers chargés de suppléer les moines, dont l’activité liturgique est réservée aux autels principaux de l’abbatiale. Le signe le plus visible de leur dépendance à l’égard de la communauté monastique est le droit de collation de l’abbé qui s’exerce sur leurs bénéfices. Une analyse de ce groupe de chapelains fait apparaître des liens étroits avec l’espace symbolique et juridique qui s’étend autour de l’abbaye, dans les limites du bourg abbatial : le cimetière ou atrium. De fait, la plupart d’entre eux sont chanoines de la collégiale Saint-Paul voisine ou bien curés des paroisses incluses dans le territoire qui correspond à l’exemption abbatiale ; certains cumulent les charges. À ce titre, ils sont doublement associés aux destinées de l’abbaye, et peuvent être considérés comme un réservoir de chapelains établi en communauté. Cet équilibre harmonieux où chacun trouve son compte ne suffit plus à satisfaire les exigences dévotionnelles des fondateurs de la deuxième vague, qui sollicitent les services de la plupart des officiers claustraux, peut-être considérés comme les chapelains spéciaux de la maison royale. La mise à contribution des moines se prolonge sous un autre forme à la fin du xv e siècle : les suffrages de l’ensemble de la communauté sont finalement requis à des moments qui n’entravent pas l’accomplissement du rite tel qu’il est prescrit par l’ordinaire.


Troisième partie
Une géographie de la mémoire


Chapitre premier
Les premières chapelles dionysiennes : entre mobilité des vocables et insertion spatiale

L’élément le plus évocateur de la charge symbolique des espaces de l’abbatiale est la géométrie des vocables, soumise à des modifications dont il importe d’apprécier la portée. À cet égard, le phénomène qui touche les vocables assignés par Suger au massif occidental en 1140 est révélatrice des besoins évolutifs de l’abbaye en termes de reliques et de patronage. On constate ainsi leur transfert progressif, mais presque exhaustif vers les parties orientales de l’édifice, à mesure que la reprise et l’extension de ces dernières au cours des xiii e et xiv e siècles créent des espaces d’accueil favorables. Outre cette migration vers l’Est, révélatrice de la désaffectation des marges occidentales de l’abbatiale, on entrevoit également un rééquilibrage de la répartition des vocables dans le chevet dès après sa dédicace en 1144. Il consiste principalement en un transfert de certains vocables de la crypte, sous la forme de vocables secondaires, aux autels de la partie supérieure du chevet, c’est-à-dire le sanctuaire. Cette partie de l’édifice semble d’ailleurs réservée aux moines, si l’on en juge par les restrictions à la circulation des fidèles que suggère la disposition spatiale et structurelle du chevet. L’indice principal de cet état de fait est l’inaccessibilité de ses autels à la mémoire des particuliers, en raison sans doute du système d’association des officiers claustraux, mais aussi de la dignité éminente du lieu, largement sous-estimée jusqu’à présent.

Chapitre II
Le flux des fondations dans la sphère liturgique de l’abbatiale

Les fondations de la première vague se répartissent dans les espaces laissés vacants par la liturgie principale de l’abbaye, hors donc du sanctuaire. En 1209, seul l’autel Saint-Hippolyte, situé dans la nef, est accessible ; plus tard, la création de nouveaux autels permise par la construction du carré du transept et des chapelles latérales nord de la nef multiplie les possibilités de localisation des bénéfices. Nombre d’entre eux sont transférés à cette occasion, mais il n’est pas possible de déterminer à quels autels ils étaient primitivement attachés. L’augmentation de la pression mémorielle occasionnée par ce flux des fondations est probablement l’une des causes structurelles d’un phénomène de cristallisation architecturale au flanc nord de la nef. Cette pétrification attire l’attention sur un mouvement plus profond qui affecte les équilibres dévotionnels au sein de l’abbatiale, et que l’on se propose de qualifier de « moment 1320-1330 ». La pression mémorielle n’est cependant pas seule en cause : elle se combine à un faisceau de motifs parmi lesquels il faut mentionner la volonté de créer un nouveau cadre pour le culte de saint Louis, de faire une place pour la dévotion des laïcs et d’accueillir les fondations que multiplient les derniers Capétiens, et particulièrement Philippe V le Long, dont le rôle n’est pas apprécié à sa juste valeur dans la bibliographie existante. Toutefois, c’est bien de la volonté de l’abbé que procède cet ajout, même s’il porte l’empreinte formelle développée dans les chantiers royaux contemporains. Ainsi, le discours architectural des chapelles latérales est ambivalent.

Les fondations de la deuxième vague investissent les angles du carré du transept, dans la continuité spatiale de la nécropole de la croisée, et privatisent peu à peu ces espaces. Ce mouvement dévotionnel centrifuge est interrompu par les troubles politiques de la première moitié du xv e siècle et l’éloignement du pouvoir royal ; lorsque Louis XI se rapproche à nouveau de Paris, il ne reprend plus à son compte les modèles symboliques anciens lentement définis par les moines, mais en use à sa guise en portant directement sa dévotion à l’autel des Corps-Saints. Louis XII l’imite, et attache même la mémoire de sa défunte épouse Anne de Bretagne au maître-autel. L’attraction du centre liturgique de l’abbatiale, jusque lors réservé à l’exaltation de saint Denis au moyen d’un découplage spatial intangible, reflète une désaffection profonde et définitive de la monarchie à l’égard de la construction sacrale dionysienne.

Chapitre III
Le flux redirigé : le rôle de la collégiale Saint-Paul de Saint-Denis

Reste à expliquer l’amenuisement spectaculaire de l’obituaire à partir du deuxième quart du xiv e siècle. Outre des raisons conjoncturelles liées à des difficultés politiques et économiques généralisées, une répartition des compétences dévotionnelles se dessine au sein de l’exemption abbatiale. En effet, la reconstitution de la liste des anniversaires fondés dans la collégiale Saint-Paul de Saint-Denis fait apparaître de nombreux points de convergences avec l’obituaire de l’abbaye ; surtout, le premier semble réagir en fonction de la politique mémorielle retranscrite dans le second. Les liens entre les deux chapitres se confirment à l’analyse de leurs interactions liturgiques. Plus encore, la comparaison du fonds de vocables de chacun des deux édifices laisse supposer une distribution concertée des reliques ; un réseau particulièrement sensible est tissé avec les chapelles latérales de la nef déjà évoquées. En fin de compte, Saint-Paul apparaît comme un espace de régulation mémorielle de l’abbaye, qui redirige son trop-plein de fondations en direction de cet établissement associé. L’atrium qui l’environne fait figure quant à lui d’espace d’amplification liturgique ; il n’est dès lors plus possible d’envisager l’abbatiale indépendamment de son environnement urbain et religieux.


Conclusion

L’élargissement de l’étude des chapelles de l’abbatiale de Saint-Denis à l’ensemble des pratiques mémorielles qui se déroulent à ses autels montre assez que la fondation de chapellenies n’est qu’un aspect, certes visible et particulièrement solennisé, de la dévotion des fidèles attachés à ce lieu. Elle est un épiphénomène qui n’épuise pas la variété des solutions offertes à ceux qui souhaitent être associés aux prières de la communauté monastique, que ce soit par l’entretien de cierges ou la fondation d’anniversaires. La hiérarchie des dispositifs mémoriels qui se dessine ici n’est d’ailleurs pas propre à Saint-Denis. En effet, c’est bien plutôt le découplage initial entre la qualité royale et princière – qui ne souffre que peu d’exceptions et n’a jamais été remise en cause – de ceux qui jouissent du droit d’être ensevelis dans l’abbatiale, et la diversité sociale de ceux qui accèdent progressivement aux bénéfices spirituels de la commémoration, qu’il convient de remarquer. Les marges architecturales envisagées tout au long de cette étude sont le lieu d’un dialogue permanent entre la communauté ecclésiale organisée autour des moines de Saint-Denis, le clergé local qui lui est affilié et l’élite aristocratique et urbaine qui forme leur clientèle. La reconstitution des modalités mémorielles et liturgiques de ce dialogue permet de mesurer la variété et l’amplitude du rôle commémoratif de l’abbaye, dont son identification traditionnelle avec la sphère royale a fait perdre la notion.

Qui plus est, ce n’est pas tant l’organisation des tombeaux qui agit sur l’espace dionysien que la crue des messes de fondations ou d’anniversaires. Le tombeau n’est pas nécessaire à la fixation de la mémoire aux autels de l’abbatiale ; en revanche, le corps privé des suffrages des moines perd une partie de sa présence au sein du sanctuaire, ainsi que le mécanisme compensatoire lisible dans la fondation de Jeanne d’Évreux permet de le mesurer. La mémoire est le maître-mot à Saint-Denis, et la mort y est seconde.


Annexes

Introduction au corpus documentaire. Principes généraux : l’organisation des pièces justificatives. Principes d’édition des actes. — Autels et chapellenies : cinquante-cinq dossiers documentaires rangés selon un ordre topographique comprenant un profil de chaque fondation, l’acte de fondation et les mentions comptables recensées. — Anniversaires : actes de fondation dans l’abbatiale, la collégiale Saint-Paul de Saint-Denis (sélection), l’église Saint-Jean de Saint-Denis. — Fondations de luminaires dans l’abbatiale.