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Les Travaux publics sous le ministère de Marcel Sembat (1914-1916)


Introduction

L’économie française a connu des bouleversements importants pendant la Première Guerre mondiale. La lutte contre l’Allemagne conduisait à une guerre « totale » et à orienter tout le système productif français vers la guerre. La situation rendait nécessaire le recours plus important à l’État, le seul à même de financer et d’organiser l’effort de guerre. L’administration a ainsi connu pendant le conflit une « exubérance », un développement jusqu’alors inconnu.

Les historiens ont privilégié l’étude des deux grandes figures de la vie économique pendant la guerre : Albert Thomas, qui a su développer la production d’armement, et Etienne Clémentel, ministre du Commerce et artisan d’une véritable collaboration économique interalliée. Le ministère des Travaux publics, quant à lui, se voyait cantonné dans des domaines plus restreints mais néanmoins importants : l’organisation des transports et l’approvisionnement en charbon. Si les résultats obtenus ont été moins spectaculaires que dans d’autres secteurs de la vie économique, il n’en reste pas moins qu’ils transformaient des pratiques commerciales jamais remises en cause jusqu’alors. Peu à peu le ministre des Travaux publics fut, en effet, amené à exercer un contrôle complet sur le marché du charbon, matière première indispensable à la fois à la production industrielle et au chauffage de la population.

Marcel Sembat, figure oubliée du socialisme français, a souvent été réduit au rôle de ministre de l’Union sacrée, sans qu’on s’intéresse concrètement à l’action qu’il avait menée à ce poste. Depuis quelques années, il bénéficie d’un certain regain d’intérêt. Christian Phéline vient ainsi d’éditer ses Cahiers noirs, tandis que les Archives nationales, qui ont reçu ses archives privées en 2003, lui consacrent une exposition au printemps 2008.


Sources

Le fonds Marcel Sembat représente la plus grande partie des sources consultées. Il est constitué des papiers que le ministre des Travaux publics a emportés chez lui après son départ du gouvernement. Restés longtemps dans la maison de Sembat, ceux-ci sont conservés aux Archives nationales depuis 2003 (637 AP). Le fonds comprend une importante correspondance mais ce sont surtout les dossiers de travail avec le cabinet et les directions du ministère qui se sont avérés intéressants pour ce travail. Le fonds des Archives nationales a été complété par les cahiers tenus par Sembat et conservés à l’Office universitaire de recherche socialiste. Les archives des ministères concernés (Travaux publics principalement, mais aussi Guerre et Commerce) ont apporté des informations utiles sur le travail de l’administration pendant le conflit. Enfin, l’étude détaillée de plusieurs textes législatifs a rendu nécessaire la consultation des archives du Parlement, à savoir les procès-verbaux des commissions parlementaires compétentes et des séances de la Chambre et du Sénat.


Première partie
Le ministère des Travaux publics et le début de la guerre


Chapitre premier
Le ministère des Travaux publics avant la guerre

Le ministère des Travaux publics comprend principalement l’administration des Ponts et Chaussées et celle des Mines. Le développement de l’industrie et des techniques au xix e siècle accroît considérablement les tâches de cette administration, qui devient définitivement indépendante en 1869. Au début du xx e siècle, le ministère des Travaux publics doit intervenir juridiquement et techniquement dans de nouveaux domaines, liés au développement nouveau de l’électricité. En 1914, l’administration centrale compte ainsi quatre directions : Personnel et Comptabilité ; Routes et Navigation ; Chemins de fer ; Mines. Comme il fait appel à la fois à des ingénieurs, à des politiciens, à des administrateurs, le fonctionnement de ce ministère est sans cesse débattu. On discute de la place que doivent tenir chacun de ces éléments dans les décisions.

Chapitre II
L’adaptation du ministère à la guerre

La guerre entraîne d’importants bouleversements dans l’organisation du ministère. Tout d’abord, un nouveau ministre est nommé le 26 août 1914. Fait important, Marcel Sembat est socialiste et représente la SFIO au gouvernement, en vertu de l’Union sacrée. Son chef de cabinet est Léon Blum, qui pénètre ainsi pour la première fois dans les rouages du pouvoir. Ensuite, la progression des troupes allemandes en France amène le gouvernement à quitter Paris pour Bordeaux, dès le 2 septembre suivant. Il s’agit donc d’organiser le déménagement de l’administration centrale. Au même moment les services des Ponts et Chaussées des départements envahis sont également obligés de se replier. Enfin, conformément aux mesures prises avant la guerre, des commissions exécutives associant militaires et ingénieurs prennent le contrôle des chemins de fer, des services de navigation et des ports, en raison de leur intérêt stratégique. Dès l’été 1914, les transports sont donc gérés de façon mixte, à la fois par le ministère de la Guerre et celui des Travaux publics. Ce dernier voit donc son activité principale se recentrer autour du service des mines et de la fourniture en charbon.

Chapitre III
L’irruption du ministère dans l’économie de guerre

Dès la fin de l’année 1914, l’approvisionnement en combustible de la France se trouve dans une situation difficile. La moitié des mines du Pas-de-Calais, le principal bassin houiller français, est envahie. Les autres zones de production ont vu de nombreux mineurs partir au front. L’importation allemande et belge est désormais impossible, de sorte qu’il faut se tourner vers le Royaume-Uni. Pour faire face à ses besoins – qui, certes, ont diminué –, la France doit recevoir deux fois plus de charbon britannique qu’avant la guerre. Des travaux s’avèrent donc nécessaires dans les ports français, qui souffrent également d’une pénurie de main-d’œuvre, pour développer à la fois les capacités de réception et d’évacuation vers l’intérieur du territoire. Conjointement avec l’autorité militaire, le ministre des Travaux publics se préoccupe donc de fournir aux compagnies de transport ferroviaire et de navigation des hommes et du matériel.


Deuxième partie
La crise des prix et la mise en place d’un système général pour l’approvisionnement en combustibles


Chapitre IV
La réglementation du marché intérieur du charbon

La moitié de l’approvisionnement en combustible provient de charbon français, tandis que l’autre moitié se fait en houille anglaise. En août 1915, Marcel Sembat obtient des houillères françaises qu’elles n’augmentent pas leur prix de vente. En revanche, le prix du charbon anglais continue de monter, dopé par les cours du fret maritime, qui s’élèvent de façon importante à cause du manque de navires et de la spéculation. La situation est telle qu’il devient plus rentable pour de grosses industries situées près des ports d’importation de faire venir du charbon français du centre de la France, ce qui aggrave la situation des transports, déjà très difficile.

Durant l’automne 1915, le ministère des Travaux publics et la commission des Mines de la Chambre des députés élaborent un projet de loi complexe qui doit permettre de remédier à la situation. Le texte prévoit que, chaque quinzaine, le prix de vente au détail du charbon sera fixé par le ministère des Travaux publics. Il s’agira d’un prix moyen entre le charbon français et le charbon anglais. Les consommateurs de charbon français paieront un peu plus cher. Le surplus sera reversé aux consommateurs de charbon anglais, qui bénéficieront ainsi d’une « ristourne ». L’objectif est de supprimer les différences de prix. Toutes les opérations seront réalisées par un office de répartition, chargé à la fois des opérations financières et de l’évaluation des besoins et de l’offre. Enfin, le texte prévoit que le charbon destiné à la consommation familiale sera payé au prix français, le financement de ces mesures pesant ainsi entièrement sur les gros consommateurs.

En raison de la prudence des sénateurs, c’est un texte largement amendé qui est voté le 22 avril 1916. En effet, la loi prévoit simplement que des arrêtés du ministre des Travaux publics fixeront les prix du charbon à la mine et dans les ports, ce qui n’empêche par les intermédiaires d’empocher le bénéfice de la baisse ainsi obtenue. L’office de répartition, la péréquation des prix et les tarifs privilégiés pour la consommation familiale ont été abandonnés. Pour parvenir à ce résultat, un accord avec le Royaume-Uni s’est avéré nécessaire.

Chapitre V
L’accord Sembat-Runciman : la taxation du fret et du charbon anglais

Le prix du charbon anglais se compose, pour l’essentiel, du prix de la tonne sur le carreau de la mine anglaise et du prix du transport, assuré essentiellement par des armateurs britanniques et neutres. Pour limiter arbitrairement les prix de la houille anglaise, c’est donc sur des deux éléments qu’il convient d’agir. Un accord avec le gouvernement anglais est donc nécessaire. C’est ce à quoi s’emploient le député Paul Bignon, qui représente le ministère des Travaux publics, et Walter Runciman, le président du Board of Trade, c’est-à-dire le ministre du Commerce, pendant toute la première moitié de l’année 1916. Runciman obtient des exploitants de mines et des armateurs qu’ils limitent leurs cours, à la condition que la baisse ainsi obtenue profite au petit consommateur français et non à la grosse industrie. C’est la teneur de l’accord qui est signé le 25 mai 1916.

Pour l’exécution de cet accord, de nouveaux organes administratifs sont créés. L’achat et la vente de charbon sont toujours aux mains du marché, l’État n’intervenant jamais directement. Mais, par un système de licences d’importation et d’affrètement, il contrôle, de fait, les conditions du marché. Ainsi, un Bureau des Charbons a été créé, qui reçoit les demandes de charbon et délivre les autorisations d’importer. Il transmet ces demandes à son antenne de Londres, qui établit les priorités et les adresse aux autorités anglaises. Dans chaque district houiller britannique, un comité local répartit les demandes françaises entre les houillères, avant qu’un autre comité n’accorde des licences d’affrètement pour le transport vers la France.

Chapitre VI
La crise des transports et ses remèdes

L’appareil productif français fonctionnant au ralenti du fait de la guerre, le volume général des importations augmente dans des proportions considérables. D’autre part, les besoins nés de la guerre et de la production d’armement entraînent des perturbations importantes dans les transports. À partir de la fin de l’année 1915, les journaux relaient la « crise des transports » auprès de l’opinion. Les ministères des Travaux publics et de la Guerre intensifient donc leurs efforts pour fournir des hommes et du matériel roulant aux compagnies de chemin de fer. La navigation fluviale est véritablement organisée par la création de nouveaux services, notamment sur la Seine, qui devient le cordon ombilical reliant la capitale au Royaume-Uni, grâce aux ports de Rouen et du Havre. Les ports sont également concernés par les efforts entrepris pour améliorer les conditions de circulation et d’échange. Le ministère obtient des fonds pour compléter l’équipement en matériel de levage, augmenter la longueur des quais et développer les connexions avec le chemin de fer et la voie fluviale, afin de diminuer les ruptures de charge.


Troisième partie
La crise de quantité et la chute de Sembat


Chapitre VII
Des conditions nouvelles

Le tonnage annuel des ports double presque entre 1913 et 1916. Les mesures prises au printemps 1916 ont permis aux importations britanniques d’atteindre leur optimum en août. Mais au cours de l’automne la situation évolue défavorablement. Au plan intérieur tout d’abord, les négociants en charbon ont attendu une baisse des prix promise par le ministère et ont différé leurs achats en Angleterre au lieu de faire des stocks en prévoyance de l’hiver. La bataille de la Somme, déclenchée le 1er juillet 1916, a aussi des répercussions, puisqu’elle isole Paris, région consommant le plus de charbon, des mines du Pas-de-Calais et des ports de la mer du Nord. Il se crée ainsi d’énormes stocks de charbon dans le nord de la France, qu’on ne peut pas livrer à ceux qui en manquent. Enfin, le problème de l’engorgement des ports n’est pas résolu et retarde les livraisons, tout en augmentant les prix.

Mais, d’autre part, le contexte international doit également être invoqué. La guerre sous-marine se développe considérablement en octobre 1916. Les sous-marins allemands coulent des navires charbonniers, mais ils obligent surtout à la plus grande prudence et contribuent donc eux aussi à retarder les arrivages anglais. Ils amènent également les compagnies assurant les navires neutres à majorer leurs tarifs face à ce risque nouveau, ce qui augmente considérablement les frais pour ces armateurs. Ceux-ci menacent donc d’arrêter de transporter du charbon entre l’Angleterre et la France pour s’adonner à d’autres trafics plus rémunérateurs. Enfin, l’automne est le moment où les alliés constituent leurs stocks de céréales. Les navires charbonniers sont donc utilisés à ce trafic et les livraisons de céréales concurrencent celles de charbon dans les ports.

Chapitre VIII
Les solutions envisagées

À la fin de l’année 1916, l’action du ministère des Travaux publics vise trois objectifs. Il faut tout d’abord assurer les importations de charbon pour limiter la pénurie et faire baisser les prix. Sembat est ainsi amené à constituer une flotte d’État, afin d’assurer les transports de houille à des prix raisonnables. Le ministre du Commerce, Etienne Clémentel, parvient à trouver un accord le 3 décembre 1916, par lequel le Royaume-Uni s’engage à allouer un certain nombre de navires à ce trafic. Des négociations sont également ouvertes avec les assureurs neutres pour que les alliés prennent en charge une partie des frais d’assurance.

Il s’agit ensuite de réglementer la distribution de charbon. Le ministère invite ainsi quelques départements à se doter d’offices départementaux, chargés de centraliser et de faire connaître les besoins du département à l’administration, qui se charge de mettre l’office en relation avec une mine ou un importateur, afin de rationaliser les transports et de limiter les coûts. Pour répondre aux angoisses de la population, Sembat est amené à concevoir un nouveau projet de loi réglementant la vente au détail du charbon de consommation domestique. Il propose de généraliser les offices départementaux, qui effectueraient une péréquation entre les prix anglais et français à l’échelle départementale, avant de vendre tout le charbon à un même prix, fixé par le préfet. Les offices départementaux seraient, en outre, chargés de centraliser toutes les commandes du département. Pour financer cette organisation, le ministère des Travaux publics percevrait une taxe acquittée par les industriels sur le charbon français. Le projet consiste, en somme, à laisser à l’administration le soin d’établir des priorités de livraison et à rationaliser le plus possible le marché du charbon, en tenant compte des possibilités de transport. Le projet est adopté par la Chambre des députés, mais Sembat quitte le gouvernement avant la discussion au Sénat, si bien que le texte ne sera jamais voté. Le ministre des Travaux publics décide également de réorganiser les services de son ministère en créant une direction des Transports et des Importations, qu’il confie à l’ingénieur Claveille.

Enfin, Sembat tente d’améliorer la production d’énergie en France. Dans ce domaine, son action consiste essentiellement à faire pression auprès du Grand Quartier général pour lui faire accepter le renvoi à la mine des mineurs mobilisés les plus âgés, de manière à augmenter la production houillère. Par ailleurs, malgré les appels de certains députés, il ne voit pas les avantages qu’il y aurait à développer le potentiel hydroélectrique de la France.

Chapitre IX
Les critiques et la chute

Dès le mois de novembre, la pénurie de charbon s’installe. Elle est d’autant plus cruellement ressentie que l’hiver est particulièrement rude. Marcel Sembat sert de bouc émissaire à cette situation. La Chambre le met en difficulté au cours d’une interpellation les 13 et 14 novembre 1916. À travers lui, c’est tout le gouvernement dirigé par Aristide Briand qu’on cherche à atteindre. La presse de droite reprend les critiques et mène une véritable campagne contre Sembat. L’homme est contesté jusque dans son propre camp, au moment où certains socialistes remettent en cause la participation ministérielle. C’est, finalement, à la faveur du remaniement ministériel du 12 décembre qu’il laisse le portefeuille des Travaux publics à Edouard Herriot.


Conclusion

Albert Thomas, l’autre socialiste au gouvernement, symbolise la réussite. Il est, en effet, parvenu à réorganiser complètement l’industrie de l’armement pendant le conflit. Au contraire, l’image laissée par Sembat est celle d’un échec. Arrivé au gouvernement au début de la guerre, à la faveur de l’Union sacrée, il ne s’attendait certainement pas à être confronté à des dossiers aussi complexes et à ce que la guerre soit aussi longue. Promoteur de solutions inédites jusqu’alors, desservi par son étiquette socialiste, il n’a pas pu imposer ses plans.

Pourtant, en dépit de l’opposition du Sénat et des milieux libéraux, Sembat a réussi à faire voter la loi du 22 avril 1916, qui prélude à l’instauration d’un nouveau régime commercial pour le charbon pendant la guerre. Ses projets de péréquation et de centralisation par l’administration sont également repris par Louis Loucheur, ministre de l’Armement à partir de septembre 1917.


Annexes

Textes préparatoires à la loi du 22 avril 1916. — Accord franco-anglais du 25 mai 1916 concernant la fourniture de charbon à la France. — Accord du 3 décembre 1916 entre les gouvernements anglais et français réglementant la question du tonnage entre les deux pays. — Projets de loi de taxation de la vente de charbon au détail. — Dossier statistique. — État des travaux réalisés dans les ports français entre 1914 et 1916. — Ballade pour déplorer la pénurie de charbon par quoi l’auteur est incommodé. — Chronologie. — Composition des gouvernements Viviani et Briand. — Organigrammes. — Cartes.