L’administration d’Alphonse de Poitiers en Poitou et en Saintonge
(1241-1271)
Introduction
Quatrième fils de Louis VIII et de Blanche de Castille, frère de saint Louis, Alphonse de Poitiers souffre du trop grand éclat de son entourage familial. Ses ambitions politiques et religieuses se confondent trop souvent avec celles du roi pour paraître distinctes ou originales. Résumé à ses grandes lignes, son gouvernement témoigne surtout du lien organique qui lie le comte à son aîné. En juin 1241, lorsqu’il reçoit le Poitou, la Saintonge et l’Auvergne en apanage – avant la lettre –, Alphonse de Poitiers est aussitôt réduit à l’état de dépendance vis-à-vis du roi, seul capable de venir à bout de la révolte des barons poitevins de 1242. Quelques années plus tard, c’est encore le roi qui a l’initiative de la croisade d’Égypte, dont le comte n’est qu’un participant très mineur. Renvoyé en France comme régent entre 1250 et 1254, il reste dans l’ombre d’un roi pourtant absent. En quelque sorte débordé par les événements périphériques, en Flandres et en Gascogne, il est victime des chroniqueurs qui mettent en scène le retour du roi, en 1254, seul homme capable de restaurer l’ordre du royaume. La croisade de Tunis enfin, à l’issue de laquelle le comte trouve finalement la mort à Savone, en août 1271, est encore et toujours un projet royal avant tout.
De ce schéma directeur, les historiens ont globalement conservé l’image d’un prince effacé, soumis en tout à l’autorité de son frère. Alphonse de Poitiers est pourtant à la tête du plus vaste ensemble territorial du royaume après le domaine royal. Outre son « apanage », il reçoit en garde, après la mort de son beau-père, Raymond viide Toulouse en septembre 1249, le Toulousain, le Rouergue, l’Albigeois, l’Agenais, le Quercy et le Venaissin. De son activité domaniale, le comte a laissé de très nombreuses preuves au Trésor des chartes : actes, comptes, enquêtes et mandements. Cette masse a forcé l’intérêt des historiens, Edgard Boutaric en tête, qui a érigé le personnage en un modèle d’efficacité administrative : « l’histoire d’Alphonse est celle de son administration ». La sentence a tué dans l’œuf l’histoire politique propre du comte de Poitiers, pour consacrer l’étude d’une administration comme pâle copie de celle du roi.
Le résultat est une dissociation préjudiciable de l’étude de l’administration de son contexte politique, évacué pour fait de banalité. On ne connaît de cette entité que les caractères généraux, livrés sans les rapports qu’elle entretient avec l’espace qu’elle organise. Les enjeux politiques et économiques, y compris à l’échelon le plus local, éclairent pourtant sensiblement l’action domaniale d’Alphonse de Poitiers. En focalisant l’attention sur la chronologie, actes et comptes dessinent un subtil balancement entre fermeté et souplesse au gré des exigences de la croisade. Cette dernière dicte, en quelque sorte, les directives d’une gestion réactive, en perpétuelle recherche de rentabilité. Loin de former un bloc de trente ans d’intégration inflexible aux domaines capétiens, l’histoire de l’administration d’Alphonse de Poitiers est celle d’un laboratoire politique et domanial, s’essayant à concilier des revenus limités et le sens de la justice, à une gourmande politique de grandeur. Les éléments de la croissance de l’État du xiv e siècle sont déjà en place.
Sources
Les sources de l’administration d’Alphonse de Poitiers sont abondantes et diverses dans leur nature. Le Trésor des chartes a conservé de nombreux documents, tout particulièrement un ensemble de comptes, qui ont de ce fait échappé à la destruction des comptes royaux en 1737, lors de l’incendie de la Chambre des comptes. La politique de concentration et de conservation des documents, sensible dès l’époque alphonsine, a favorisé la constitution d’un corpus important et réuni en un seul lieu. À l’heure actuelle, les Archives nationales et la Bibliothèque nationale conservent la très grande majorité de ces pièces, tandis que les dépouillements hors Paris s’avèrent globalement décevants. Un certain nombre d’actes sont conservés dans les départements de la région Poitou-Charente, mais ils ne représentent qu’une part assez marginale. Les échelons locaux de l’administration n’ont laissé que très peu de documents. Ces fonds n’ont donc pas été traités en priorité – manque qu’il faudra pallier. Ils ont néanmoins très souvent fait l’objet d’édition, notamment grâce à la formidable activité de la Société des Antiquaires de l’Ouest depuis le xix e siècle. Il s’est agi d’assurer pour l’essentiel de compléter les travaux de collation dans le but de dresser un catalogue provisoire des actes d’Alphonse de Poitiers, pour ce qui concerne le Poitou et la Saintonge. À ce titre, la collection Dom Fonteneau, copies érudites conservées à la Bibliothèque municipale de Poitiers, représente le fonds constitué le plus important.
Les sources de l’administration alphonsine présentent par ailleurs la particularité d’être globalement éditées dans quelques volumes conséquents. Outre les Layettes du Trésor des chartes, la Correspondance administrative et les Enquêtes administratives, on trouve de nombreuses pièces et comptes dans l’étude d’Edgard Boutaric, Saint Louis et Alphonse de Poitiers. Le volume xxivdu Recueil des historiens des Gaules et de la France fournit également des sources complémentaires grâce aux enquêtes réalisées en Poitou en 1248 sur l’ordre du roi Louis ix. Les différents volumes des Archives historiques du Poitou, ainsi que des Archives historiques de la Saintonge et de l’Aunis abritent l’édition de nombreuses pièces, tout particulièrement des comptes de sénéchaussée. Enfin, l’édition des Rôles gascons a permis quelques rapprochements avec les événements contemporains en Gascogne. À cette relative abondance documentaire, répond la sécheresse des auteurs et chroniqueurs du temps : Rutebeuf, Guillaume de Nangis, Geoffroy de Beaulieu, Guillaume de Saint-Pathus, Jean de Joinville, les Grandes chroniques de France, le Ménestrel de Reims et Mathieu Paris. Tout occupés à peindre le roi, il n’ont vu le comte que du coin de l’œil.
Première partieUne histoire de l’administration d’Alphonse de Poitiers
Chapitre premierL’intégration du Poitou
Après la campagne de 1242, les barons poitevins, réputés volages, se révèlent d’une étonnante fidélité aux Capétiens. La fin de l’état d’entre-deux princes (plantagenêt et capétien) ne tient pas seulement à la victoire militaire du roi Louis ixet de son frère, Alphonse, nouveau comte de Poitiers. Ce ralliement s’explique surtout par un double jeu de ruptures et de séduction. La première rupture est celle qui s’opère en 1242 entre les Lusignans, meneurs de la révolte, et le reste du baronnage poitevin, inquiet de la trop grande puissance de cette famille, et soucieux de conserver les acquis de quarante ans d’effacement du pouvoir comtal. La deuxième s’opère entre la cour anglaise, entraînée dans une campagne désastreuse, et les regional lords du Poitou, détesté du baronnage anglais.
Le jeu de séduction est celui entrepris par Alphonse de Poitiers en direction d’une partie de la noblesse. En respectant les aliénations précédentes des barons restés fidèles, et en punissant les rebelles de manière sélective, le comte met à mal les solidarités vassaliques et militaires de certains regional lords. Après une période de concentration des fiefs, le renouveau du pouvoir comtal s’appuie sur l’immédiatisation des vassaux et l’atomisation des ensembles les plus vastes lorsque cela s’avère possible. La séduction est en outre particulièrement nette en direction des barons saintongeais qui forment, encore en 1242, le dernier bastion sûr des Plantagenêts au nord de la Gascogne. Alphonse de Poitiers récompense leur ralliement et s’efforce, avec succès, de les couper de leur ancien seigneur pour les constituer en glacis défensif face aux Gascons.
Ces conditions favorables permettent au comte d’inaugurer une politique énergique de reprise seigneuriale. Outre les enquêtes destinées à fixer les droits du domaine comtal, il s’agit surtout de restaurer l’autorité comtale à travers les prélèvements seigneuriaux, tel que le rachat, la garde et la saisie des forteresses. Après plusieurs décennies de semi-indépendance des seigneurs locaux les plus importants, il s’agit d’une véritable remise en ordre sur le modèle du vieux domaine capétien du xii e siècle.
Chapitre IIDe la pacification à la croisade permanente
Deux éléments périphériques facilitent l’entreprise de pacification et de fidélisation du Poitou. Le premier, paradoxalement, n’est autre que la Gascogne anglaise. Alphonse de Poitiers s’efforce de constituer une sorte de marche au sud de la Saintonge. Mais il s’agit surtout de s’assurer de points d’ancrages le long d’une sorte de frontière, sur laquelle il ne possède aucun domaine propre. Les tensions restent limitées et se résument à quelques accrochages indirects, c’est-à-dire entre vassaux du roi-duc et du comte. Dans l’ensemble, c’est même plutôt une sorte de coopération qui se met en place à partir de 1249. Henri III et Alphonse de Poitiers partagent une certaine conception de l’ordre seigneurial et, par l’intermédiaire de Simon de Montfort, s’assurent réciproquement de leur neutralité face aux vassaux rebelles. La campagne anglaise en Gascogne, en 1253-1254, est même l’occasion de sceller la réconciliation entre la cour anglaise et les barons poitevins. Ces derniers trouvent en effet un exutoire à leurs ambitions déçues en Poitou et s’engagent comme mercenaires en Gascogne. Cet apaisement des conflits, régionaux et dynastiques, se fait alors aux dépens des rebelles gascons.
De même, la croisade joue un rôle fondamental dans la pacification du Poitou. Alphonse de Poitiers lance sa politique de financement en 1246 et offre aux rebelles la possibilité de racheter une partie des conséquences de la campagne de 1242. Le comte de Poitiers mobilise leurs ressources à son profit et répond à un certain nombre de réclamations nées des saisies opérées en 1242 au profit du domaine comtal. Cette relative faiblesse politique se paie cher, mais reste dans les limites établies en 1242 : le comte ne transige jamais sur sa politique seigneuriale de fond, à savoir la reprise en main des rachats et des forteresses. L’entreprise fonctionne, d’un point de vue structurel, même si peu de barons semblent accepter de partir eux-mêmes pour la croisade. L’important pour le comte de Poitiers est de faire cesser leurs attentes du côté des Plantagenêts, ce qui semble acquis dès 1246.
Chapitre IIIFace au roi
Auguste Molinier a fait d’Alphonse de Poitiers un prince presque indéfiniment mineur, soumis à l’autorité de sa mère, Blanche de Castille, et d’un frère trop charismatique, Louis ix. Il ne devient, après la croisade, que le relais efficace de la politique royale sur ses propres terres. La réalité est sans doute plus nuancée et difficile à saisir. Le simple statut juridique du prince pose problème. Apanagiste avant la lettre, il exerce un certain nombre de prérogatives royales dont la délégation semble liée à sa personne plutôt qu’à la terre. De fait, l’inféodation du Poitou répond à une volonté politique et familiale, exprimée par Louis viii, dont les répercussions ne sont mesurées qu’au cours du règne de Louis ix. Il est alors trop tard pour mieux définir les pouvoirs du comte de Poitiers : ces derniers découlent de son statut de prince de la maison royale plutôt que de grand feudataire. Malgré un mode de dévolution différent, les prérogatives d’Alphonse de Poitiers s’étendent sans distinction au Poitou comme à l’héritage toulousain. C’est aux juristes de Philippe iiiqu’il appartiendra de définir le statut de ces terres qui, du vivant du comte, n’ont d’autre statut que celui du prince.
Cette situation s’accompagne, dès 1246 au plus tard, d’une politique seigneuriale autonome du prince. Ce dernier s’affirme peu à peu comme l’un des grands feudataires et entend se comporter comme tel. La mort de Raymond viide Toulouse est pour lui l’occasion d’assumer, pour partie, l’héritage politique du Midi et de nuancer sa position face au roi. S’il ne s’oppose jamais ouvertement à son frère, Alphonse de Poitiers essaie de défendre ses intérêts propres et semble même soutenir les prétentions de son épouse à disposer des biens hérités de son père. Cette autonomie ne doit pas faire oublier la véritable coopération qui existe entre le comte et son frère le roi. Mais elle ne doit pas être considérée comme l’obéissance aveugle d’un prince faible à son aîné. Elle s’explique en grande partie par une conception commune du gouvernement des terres et un partage des compétences. Comte et roi emploient les mêmes hommes, sortis du même vivier traditionnel des Capétiens. La proximité des deux administrations n’a donc rien pour étonner et doit s’analyser en termes de moyens mis en commun plutôt qu’en termes de sujétion.
Deuxième partieL’administration locale
Chapitre premierDe l’administration royale à l’administration comtale
L’administration royale, qui précède l’inféodation du Poitou en 1241, est assez peu connue. Elle est une sorte de prolongement des marches instaurées par Philippe Auguste au moment de la conquête, qui doit à la fois accepter le rôle de la noblesse locale à la tête de la sénéchaussée, tout en attribuant la réalité du pouvoir à un agent des guerres. Ce sont presque quarante ans d’une expérience considérée comme provisoire, à défaut de pouvoir installer une administration véritablement calquée sur le modèle du vieux domaine capétien. La campagne de 1242 permet de mettre fin à cette situation et de promouvoir Adam Panetier, ancien bailli des guerres, au rang d’un sénéchal du Poitou à la capétienne, c’est-à-dire un bailli. C’est de ce moment que l’on peut dater la mise en place d’une administration régulière, tout du moins en voie de normalisation par rapport aux autres domaines capétiens.
Le fonctionnement de cette administration doit néanmoins être précisé. La documentation elle-même forme un écueil à sa compréhension, en chargeant de sens multiples le vocabulaire qu’elle emploie pour désigner ses agents. Les termes serviens, prepositus ou ballivus, quoique simples en apparence, peuvent désigner plusieurs réalités très différentes ou qui se recoupent. Un ballivus peut être appelé serviens, de même qu’un prepositus. Les confusions sont globalement dues à la superposition de sources de natures différentes, tels que les comptes et les enquêtes : la parole moins précise des témoins s’oppose à la classification administrative plus rigoureuse des comptes. De fait, les clercs du comte de Poitiers s’efforcent de préciser le sens de chaque terme pour mettre fin aux confusions. Alors que le mot serviens désigne indistinctement, pour les témoins des enquêtes, les représentants du comte, il désigne exclusivement pour l’administration centrale le niveau le plus bas de la hiérarchie. De même, les clercs distinguent nettement ballivus et prepositus, dont la délégation de pouvoirs, quoique semblable, ne relève pas des mêmes fondements dans le droit seigneurial. Tous ces termes doivent donc faire l’objet d’un examen minutieux, pour en dessiner à la fois la polysémie et le niveau de délégation de pouvoir que l’administration désigne à travers eux.
Chapitre IIMettre en valeur le territoire
Depuis Edgard Boutaric, les historiens vantent les mérites d’un comte de Poitiers scrupuleux, attentif à la gestion la plus exacte de son domaine. On voit en lui un administrateur compétent, voire visionnaire. Les comptes de son administration permettent de saisir, à gros traits, les orientations de sa politique domaniale, notamment en termes d’investissements. Elle s’avère, dans un premier temps, très classique, voire archaïque : Alphonse de Poitiers imite, avec retard, la noblesse locale et les établissements ecclésiastiques et modernise essentiellement les infrastructures banales, tels que les fours et les moulins. Ce sont les besoins de la croisade qui l’obligent à chercher des sources de revenus plus directes et plus importantes. Il ponctionne alors les nouvelles sources de richesse : le commerce. À la fin des années 1250, le Poitou et la Saintonge font l’objet d’une campagne de construction de halles et de marchés, destinés à rattraper le retard du domaine comtal sur l’imposition urbaine. Cette politique, tardive, se heurte aux résistances locales et s’avère de peu d’effets. Si le comte analyse assez justement la situation économique, il est en réalité incapable de dépasser les prélèvements traditionnels : cens et fermages. Les besoins de la croisade l’oblige d’ailleurs à transiger avec les élites locales pour obtenir des subventions directes et la politique d’investissements se solde globalement par un échec.
De fait, la gestion du domaine est largement confisquée par les marchands de la sénéchaussée. Grâce au système des fermes, les élites locales trouvent le moyen de défendre activement leurs intérêts face aux agents directs du comte, y compris dans des zones d’influence assez larges. Les prévôtés, assorties de droits de justice et de police, sont ainsi confisquées par les élites urbaines des villes marchandes. Poitiers, Niort et La Rochelle se disputent notamment la maîtrise des fermes les plus importantes de leur arrière-pays. Hors des prévôtés, lorsqu’il ne s’agit que de revenus mineurs et dépourvus de droits de justice, les fermes sont alors aux mains de marchands de second rang, implantés directement sur place.
Il ne faut pas croire pour autant que le système est véritablement défavorable au domaine comtal. Certes, il arrive aux prévôts d’amoindrir ce domaine à leur profit. Mais le fermage est aussi l’occasion pour le comte de Poitiers de mobiliser à bon compte les infrastructures agricoles et marchandes des élites locales et de diminuer les coûts d’exploitation par rapport à l’exploitation directe. En outre, le comte s’efforce de regrouper les fermes en quelques unités importantes afin de pouvoir faire plus facilement pression sur les fermiers, jusqu’à la limite de la rentabilité. De ce fait, le système de la ferme, quoique préjudiciable au bon fonctionnement de la justice, s’avère particulièrement rentable pour l’administration comtale : malgré les désirs de justice d’Alphonse de Poitiers, ce sont les besoins financiers de la croisade qui ordonnent les priorités.
Troisième partieLes instruments du pouvoir
Chapitre premierCompter
La comptabilité d’Alphonse de Poitiers, quoique abondante, n’a encore fait l’objet d’aucune véritable étude, du moins en tant que documents. Le contenu en a été édité pour partie – les comptes des sénéchaussées – sans être accompagné des nécessaires explications diplomatiques. Ces données, livrées brutes, sont susceptibles de mauvaises interprétations à défaut de bien maîtriser le déroulement du processus comptable. L’établissement de ces documents répond en effet à une procédure et à des normes précises, au sein desquelles le hasard n’a que peu de prise. Outre la distribution des comptes en plusieurs types documentaires – répondant chacun à une mission particulière d’où découle sa présentation – il est essentiel de préciser le moment même de la rédaction. Tous ceux qui nous sont parvenus sont le fait de clercs du comte de Poitiers, travaillant à Paris, dans un temps qui n’est jamais celui de la clôture théorique de l’exercice comptable.
De même, la disposition interne des comptes répond à une logique préétablie, assez stricte, qui en guide la rédaction et la lecture. Rédigés en rôles et généralement en paragraphes compacts, ces documents paraissent peu lisibles, et les articles distribués en leur sein comme au hasard. Les difficultés de lecture induites par ce système ont conduit les historiens à considérer ce mode de présentation comme archaïque, notamment face aux nouvelles techniques qui émergent au xiii e siècle, telle que l’écriture à partie double. Les clercs sont en réalité capables de naviguer avec une certaine aisance à travers ces comptes, établis selon un véritable ordo compoti. Ce dernier allie, à différents niveaux de la structure du document, des principes de classement juridiques et administratifs. Le résultat correspond exactement aux modes de représentation mentale du domaine, conçu comme un enchevêtrement de droits de différentes natures, répartis entre plusieurs entités administratives. Le modèle en est, en quelque sorte, directement importé des cartulaires royaux. Cette tradition, qui correspond si bien au travail quotidien des clercs, explique la résistance de cet « archaïsme » des comptes capétiens face aux nouvelles méthodes.
Ces comptes ne sont pas la seule expression d’un contrôle financier de l’administration, ils sont aussi une véritable entreprise de classification et de rationalisation du domaine. En offrant une vue simple et synthétique de ce dernier, ils en facilitent la gestion ou, plus exactement, permettent de transformer les interminables listes de droits des états du domaine, en quelques ensembles seulement. Cet esprit de regroupement se manifeste jusque dans le vocabulaire désignant les recettes, classées en quelques types génériques plutôt qu’en une multitude de noms particuliers. Sans être des budgets, les comptes sont ainsi le support d’une action prévisionnelle, notamment pour la distribution des dépenses, directement assises sur les revenus des prévôtés les plus excédentaires.
Chapitre IILes rythmes de l’écrit
La diplomatique des actes d’Alphonse de Poitiers n’a encore fait l’objet que d’études très restreintes. Le sujet mérite un peu plus de soin, ne serait-ce que pour établir les critères de la critique des faux et les grandes évolutions de la production. Il est pratiquement impossible d’identifier les rédacteurs. Au mieux est-il possible de conclure à l’absence de chancellerie organisée et au probable lien, sur le modèle royal, entre la chapelle et l’écriture des actes. L’étude de la forme et du formulaire des documents s’avère plus rentable, qui met à jour une sorte de typologie du solennel. Les actes ne se déclinent pas selon une véritable typologie documentaire, mais plutôt selon une composition souple, jouant sur toutes les modalités de la forme – le formulaire ne change pratiquement pas. Si le modèle du diplôme royal reste l’étalon supérieur de la production, il n’est jamais imité ; les clercs se contentent de donner quelques chartes pour s’en approcher, avant d’abandonner ce modèle vers 1250. Dès lors, tous les actes sont sur le modèle de la lettre patente, à laquelle on confère des formes plus ou moins travaillées, plus ou moins proches du diplôme, pour en accroître la solennité. La forme définitive d’un acte est ainsi fonction de l’importance de son contenu ou de son destinataire.
Le corpus connaît néanmoins un type d’actes particulier : le mandement. Ce dernier est déjà distinct de la lettre patente utilisée pour les actes au début des années 1250, mais sa réalisation formelle est assez proche du reste de la production. Une brusque modification intervient au cours des années 1260, au moment où les actes se font plus soignés, alors que les mandements gardent un aspect très sec. Dès lors, la différence se fait plus sensible entre une production sérielle et en partie standardisée – les mandements – et une production plus travaillée, destinée à représenter le comte dans ses actions publiques.
Cette même décennie 1260 est globalement marquée par une très nette professionnalisation de la gestion de l’écrit au sein de l’Hôtel comtal. L’augmentation en volume de la production des documents joue un rôle prépondérant. Outre l’héritage toulousain, c’est l’accès à la justice comtale qui en est responsable. Les mandements montrent une très forte proportion de renvois d’affaires judiciaires, évoquées par des plaignants devant le parlement comtal, à la cour du sénéchal. L’Hôtel met ainsi en place un certain nombre de formules, comme autant d’automatismes, pour accélérer la rédaction des mandements. De même, la mise en place de l’enregistrement des mandements, à proprement parler, vient suppléer les cartulaires-registres thématiques utilisés jusque là. La gestion sérielle de cette mémoire de l’administration répond à ce besoin d’automatismes né de la croisade. Les mandements concernant le financement de celle-ci offrent en effet une belle homogénéité de formule, et ce depuis le début des années 1260.
Conclusion
Edgard Boutaric a érigé Alphonse de Poitiers en champion de la centralisation administrative mise au service de l’intégration du Midi au Domaine. Les données de la chronologie et du contexte local ou politique viennent fortement nuancer cette affirmation. La croisade est effectivement l’aiguillon puissant d’une forme de centralisation. À mesure que croissent les exigences comtales en matière de finances, les structures administratives de représentation directe s’étoffent, qui mettent l’accent sur la surveillance des agents traditionnels et de leur rendement. L’administration fait ainsi l’objet de fortes pressions et d’un contrôle toujours plus tatillon. Mais paradoxalement, la croisade est aussi un facteur de faiblesse. Les pouvoirs des agents ne vont guère croissant et le rôle des élites locales ne fait même que se renforcer. En effet, à mesure que les politiques d’investissements directs échouent, le comte se voit réduit à mobiliser les capitaux de partenaires exigeants, communes en têtes. Le renforcement de l’appareil administratif ne s’accompagne donc pas d’un véritable renforcement politique, du moins à court et moyen terme.
Alphonse de Poitiers met néanmoins en place les conditions d’une meilleure gestion du territoire. Tant par sa politique de reprise seigneuriale que par la professionnalisation de son administration centrale, il confère à ses domaines un outil d’exploitation très rentable. Après avoir poussé à bout les logiques de la politique domaniale capétienne la plus traditionnelle, il inaugure de nouvelles pratiques, plus directes, de financement. Commissaires et enquêteurs, promis à un bel avenir au sein de l’État royal, se multiplient et représentent une certaine systématisation du prélèvement extraordinaire. Alphonse de Poitiers, comme à reculons, inaugure la politique de son successeur, le roi, tant en matière administrative que fiscale.
Annexes
Catalogue provisoire des actes d’Alphonse de Poitiers, limité au Poitou et à la Saintonge. — Tableau comparatif des caractères diplomatiques des actes originaux. — Tableau des documents comptables. — Tables des agents locaux par lieu. — Prosopographie sommaire et provisoire des agents locaux. — Cartes. — Planches.
Édition
La thèse s’accompagne d’une édition partielle de la comptabilité d’Alphonse de Poitiers. Pour une partie des documents – les comptes du Poitou et de l’Hôtel –, il s’agit en fait d’une réédition. Le propos est de regrouper en un seul volume les pièces les plus importantes de la documentation comptable. Les éditions précédentes sont effectivement éclatées et souvent contestables dans leurs choix éditoriaux. On trouvera dans ce volume tous les comptes des sénéchaussées du Poitou et de la Saintonge encore existant, à l’exception des exercices allant de la Toussaint 1246 à la Toussaint 1248, faute de temps. Sont également édités les comptes du Temple, des dettes et les comptes généraux de la période 1257-1260, pour servir de base de comparaison entre les différents types de comptes. Figurent enfin les comptes, fragmentaires, de l’Hôtel de l’Ascension 1245 et de la Toussaint 1251.
L’objectif est essentiellement de permettre l’analyse diplomatique des documents, ce qui implique un certain nombre d’interventions sur les textes. La disposition en paragraphes est convertie en un alignement des articles et des sommes en colonnes, plus lisibles, et les chiffres romains en chiffres arabes. De même la structure, parfois implicite ou peu visible sur les documents, est accentuée pour faire ressortir l’organisation interne de chaque compte. L’édition fournit une table des noms de lieux et de personnes et un glossaire des termes – essentiellement latins – les plus rares.