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École des chartes » thèses » 2008

Le livre de raison d’Honoré de Quiqueran de Beaujeu

Une famille noble arlésienne aux xvie et xviie siècles


Introduction

L’étude des écrits du for privé connaît un regain d’intérêt depuis quelques années comme en témoigne la création par le CNRS du GDR « Les écrits du for privé en France, de la fin du Moyen Âge à 1914 » en 2003. Parmi eux, le livre de raison occupe une place spécifique : s’il s’agit bien, comme pour les autres écrits du for privé, d’une écriture intime, c’est un « nous » collectif, celui de la famille, qui tend toujours à l’emporter sur l’expression de l’individualité du scripteur. Au départ simple livre de comptes dans lequel les auteurs ont progressivement ajouté des informations relatives à la vie de leur famille, il joue un rôle dans la construction et la conservation de la mémoire familiale, dans la défense d’un certain statut social, et a donc vocation à être montré et transmis. En outre, il peut être exhibé comme élément de preuve lors de procès ou d’enquêtes de noblesse. L’exemple du livre de raison écrit de 1655 à 1687 par le gentilhomme arlésien Honoré de Quiqueran de Beaujeu illustre l’ambiguïté qui résulte de la réunion sur un même support de plusieurs genres, et donc de différents objectifs et de différentes techniques d’écriture.

Le livre est tout d’abord un moyen pour l’auteur de garder intacte la mémoire de la famille et de sa noblesse, qu’il doit justement prouver pour permettre à deux de ses fils d’être reçus chevaliers de l’Ordre de Malte. Une fois le rappel des ancêtres effectués, le livre change de genre : il ne s’agit plus seulement alors de conserver la mémoire des générations précédentes, mais aussi de noter mois après mois tous les événements survenus dans la famille des Quiqueran, et jugés par Honoré de Quiqueran de Beaujeu dignes d’être transmis à la postérité. Cette relation des événements dans cette chronique d’une famille noble arlésienne transforme une nouvelle fois, insidieusement, le genre du livre. De « compte de l’état de la famille » , il se fait aussi livre de comptes, fonction qui est d’ailleurs aux origines de l’apparition du genre du livre de raison. L’auteur ajoute en effet à ces informations la mention des dépenses qu’elles entraînent. Le livre de raison édité dans cette thèse présente enfin une caractéristique peu commune. Les Quiqueran de Beaujeu ont l’habitude d’écrire depuis plusieurs générations et Pierre de Quiqueran, frère aîné de l’auteur, a lui-même rédigé un livre de raison en 1643, aujourd’hui perdu. Honoré de Quiqueran de Beaujeu ne cache pas qu’il s’en est très largement inspiré ; c’est donc l’occasion, à partir des quelques extraits subsistants du livre de Pierre et grâce à d’autres indices dans l’écriture d’Honoré, de tenter de comprendre comment ce livre plus ancien a été utilisé, parfois même recopié, et comment le cadet s’affranchit du modèle de son aîné grâce à une lecture critique. Enfin, l’édition du livre de raison d’Honoré de Quiqueran de Beaujeu permet de se confronter à un type de noblesse encore trop peu étudié, moyenne, urbaine et provençale, à une époque – la deuxième moitié du xvii e siècle – problématique pour cette noblesse moyenne et provinciale qui peine à s’intégrer dans les nouveaux rouages de l’absolutisme.


Sources

Le point de départ de cette étude est bien évidemment le manuscrit du livre de raison d’Honoré de Quiqueran de Beaujeu conservé au centre historique des Archives nationales. Le département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France possède également un cahier faisant partie d’une collection d’autographes qui contient onze feuillets manquants. Les dossiers relatifs à la famille des Quiqueran conservés au Cabinet des Titres ont aussi apporté une source de renseignements appréciable.

La médiathèque d’Arles conserve également plusieurs archives de la famille, ainsi qu’un fonds précieux d’érudits locaux sur l’histoire d’Arles. Aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône, les sources privilégiées ont été celles du fonds de l’Ordre de Malte (Langue de Provence), ainsi que les minutiers de notaires et les inventaires après décès. Les archives municipales d’Arles ont fourni de très précieux registres paroissiaux. En revanche, les registres de délibérations municipales n’ont pas pu être exploités autant qu’ils l’auraient mérité.

Quant aux sources imprimées, elles sont essentiellement constituées des nombreux nobiliaires français et provençaux publiés à partir du xvii e siècle et des œuvres publiées à partir du xvi e siècle par des membres de la famille des Quiqueran.


Première partie
Présentation générale du livre de raison


Chapitre premier
Le contexte de création

Arles et son terroir au xviie siècle. — Arles possède un territoire extrêmement vaste qui englobe la Camargue et une partie de la Crau sur plus de 1000 kilomètres carrés. L’essentiel de ces terres, marécageuses, commence à cette époque à être l’objet d’une campagne d’assèchement à grande échelle, à l’initiative d’un ingénieur hollandais, Van Hems. Si la ville exporte céréales, viande et laine en Provence et dans le reste de la France, elle souffre d’être à l’écart des grandes routes royales. La noblesse, démographiquement forte, possède plus de la moitié des terres dont elle tire l’essentiel de ses revenus. Centre brillant de la vie politique, économique et culturelle de la ville, son empreinte est visible dans l’habitat, en particulier à travers les nombreux hôtels particuliers qu’elle fait construire.

Arles possède un statut administratif original, dont ses habitants sont fiers. Comme Marseille, la ville n’appartient pas au corps du comté de Provence mais est désignée comme une « terre adjacente ». L’administration communale est régie elle-aussi par des institutions établies anciennement, en 1392 pour la plupart, et qui se manifestent en particulier par l’élection de consuls nobles et bourgeois.

Les années 1640 voient se greffer sur les troubles nationaux de la Fronde des troubles proprement arlésiens, qui couvent depuis les guerres de Religion, et qui sont provoqués par la rivalité dans le groupe nobiliaire entre une noblesse ancienne, dont font partie les Quiqueran, et une noblesse plus récente et nombreuse qui fait pression pour accéder au consulat. C’est le roi qui finit par trancher et mettre fin aux troubles en 1660. Cette décision annonce la réduction des pouvoirs municipaux sous le règne personnel de Louis XIV, qui s’accompagnera d’un déclin économique de la ville.

Les Quiqueran de Beaujeu.— La famille Quiqueran de Beaujeu est solidement établie dans la ville d’Arles. Elle y occupe un rang considérable depuis le xv e siècle et s’est alliée avec de très nombreuses familles de la noblesse provençale. Outre la baronnie de Beaujeu, elle a possédé celle de Ventabren. Elle a donné une trentaine de consuls à la ville, une vingtaine de chevaliers de Malte, des évêques, ainsi qu’un écrivain, Pierre de Quiqueran de Beaujeu, évêque de Senez, auteur en 1550 d’un livre intitulé De laudibus Provinciae. La famille n’appartient pas à la très ancienne noblesse mais entre dans les rangs de celles qui, ayant été reconnues nobles avant la fin du xvi e siècle, sont donc considérées comme d’ancienne noblesse.

Pierre et Honoré de Quiqueran de Beaujeu, les deux auteurs.— Pierre de Quiqueran, né le 22 mars 1604, était le troisième enfant de François de Quiqueran et de sa première femme, Jeanne de La Rivière. Il est tout d’abord destiné à l’Église. Personnalité présentée par son frère Honoré comme brillante, mais sans goût pour la carrière ecclésiastique, il part étudier à Aix, à Paris puis en Italie. La mort de son frère aîné Robert lui permet d’abandonner l’Église et de se marier en 1632 à Catherine de Foresta. Il rédige son livre de raison en 1643, soit peu de temps avant sa mort relativement prématurée, à 42 ans, en mars 1646.

Honoré de Quiqueran de Beaujeu, né en 1623, est le premier enfant issu du remariage de son père en 1624 avec Isabeau de Thieuloy. Contrairement à son frère, il est peu porté vers les humanités et rêve de carrière militaire. La mort de son frère François et la pression de ses parents inquiets qui refusent de financer ses projets le forcent à revenir à Arles et à y épouser Thérèse de Grille d’Estoublon en 1644. Il mène alors jusqu’à la fin de sa vie une vie sédentaire pendant laquelle il s’efforce de gérer au mieux les biens de sa famille et de défendre sa position.

Chapitre II
Forme et analyse comptable du livre de raison

Présentation générale. — L’histoire du livre de raison de Pierre après sa rédaction est mal connue. On le retrouve à la fin du xix e siècle dans la collection d’érudits arlésiens, les Gautier-Descottes, qui en citent certains passages. Sa trace s’est ensuite à nouveau perdue. L’histoire du livre d’Honoré est mieux connue. Il est lui aussi sans doute rapidement vendu, sa rédaction n’ayant pas été poursuivie aux générations suivantes. Le manuscrit est acquis en 1959 par la section des archives privées du Centre historique des Archives nationales, à l’exception d’un cahier de onze feuillets contenant des anecdotes relatives à l’Ordre de Malte qui ont été séparés du reste du manuscrit à une époque indéterminée. Ce cahier est donné en 1962 à la Bibliothèque nationale, avec d’autres autographes, par la veuve du collectionneur Lucien Graux.

Conservé dans deux lieux distincts, le livre de raison d’Honoré de Quiqueran de Beaujeu est de dimension modeste. Il s’agit d’un petit registre folioté relié en parchemin de 151 feuillets dont 21 pages sont restées blanches. Trois feuillets sont manquants. La couverture, légèrement atteinte par des moisissures, porte le titre, Genealogie. Mesmoires de notre maison et de toutes mes affaires domestiques, et le blason de la famille. Un index a été réalisé à la fin de l’ouvrage par l’auteur.

Le livre est commencé en 1655 par Honoré de Quiqueran de Beaujeu qui le reprend en 1657 et ne cesse pas sa rédaction, jusqu’à sa mort en 1687.

Écriture et langue. — L’auteur écrit avec soin, avec par exemple très peu d’abréviations, d’une écriture large, en laissant une marge importante à gauche qui lui sert à rubriquer ou à ajouter des notes marginales. S’il écrit en français, sa langue est émaillée de régionalismes qui rendent parfois certaines phrases énigmatiques, d’autant que la graphie est très approximative. Le provençal est conservé pour des mots techniques propres au terroir arlésien ou pour retranscrire d’une manière plus orale et expressive certaines émotions. Très présents dans la partie comptable, les nombres sont presque tous sous la forme de chiffres arabes.


Deuxième partie
Édition critique


Chapitre premier
Conventions de transcription

L’édition du livre de raison d’Honoré de Quiqueran de Beaujeu est complète et s’appuie sur le seul manuscrit existant. Les feuillets conservés à la BnF ont été réintégrés au corps du texte. La transcription et l’édition s’appuient sur les recommandations publiées par Monique Chatenet et Bernard Barbiche.

La disposition des comptes en deux colonnes a été conservée. Les biffures par lesquelles l’auteur signale qu’une somme a été réglée ont en revanche été seulement signalées dans l’apparat critique. Si la foliotation a été conservée, la disposition du texte n’a pas semblé suffisamment significative pour être respectée à l’exception de celle des pages rubriquées en marge et des pages de comptes.

Chapitre II
Édition

Le texte commence par une invocation à Marie, suivie du texte des « interrogations pour faire les preuves de noblesse des chevaliers de Malte ». Suivent alors une généalogie succincte puis une autre plus détaillée des Quiqueran, qui s’achève par la biographie du père des deux auteurs, François. Cette première partie est très largement inspirée voire recopiée du livre de raison de Pierre de Quiqueran.

Une deuxième partie du livre commence alors, lorsqu’Honoré de Quiqueran prend la tête de la famille. Àun inventaire des biens de son père succède un autoportrait de l’auteur, puis l’énumération des naissances de ses quatorze enfants.

Une dernière partie, rédigée au jour le jour, laisse une part plus belle à des comptes thématiques liés aux dépenses occasionnées par l’éducation et la carrière de ses enfants et par certains épisodes plus aventureux, comme l’évasion de son frère Paul-Antoine de Constantinople grâce à son fils-aîné François-Joseph.

Un index assez complet de la main d’Honoré conclut le livre.


Troisième partie
Commentaire


Chapitre premier
être noble

Construction de la mémoire familiale et preuves de noblesse : les enjeux de la généalogie. — La recherche de preuves de noblesse est l’élément déclencheur de l’écriture, puisqu’il s’agit de constituer le dossier des futurs chevaliers de l’Ordre de Malte. À cette époque, le concept de noblesse évolue : sang noble et vertus ne sont plus systématiquement associés. Si l’enjeu principal du livre de raison d’Honoré de Quiqueran est donc bien de faire la preuve par la généalogie de l’ancienneté de sa noblesse, l’auteur ayant intégré l’évolution du concept ne se contente pas de la généalogie, mais cherche une autre légitimation par la preuve du comportement noble de ses membres.

Des modèles célèbres guident l’écriture de la généalogie des Quiqueran. Comme pour les généalogies royales et bibliques, le choix est fait d’une généalogie verticale qui privilégie l’ascendance masculine, celle qui donne le nom et la noblesse. Une typologie des preuves de noblesse peut être établie : la preuve écrite, actes notariés essentiellement ; les tombeaux, portraits et armoiries ; enfin la renommée et la mémoire orale. Les sources annexes montrent que l’ensemble des preuves n’est pas revendiqué dans tous les dossiers de noblesse. La famille s’adapte aux exigences des autorités auxquelles elles sont destinées. Ainsi, pour la première réformation de noblesse en Provence de 1665 à 1669, les Quiqueran remontent le moins loin possible, se contentant du strict minimum exigé. En revanche, pour faire entrer un enfant comme page à Versailles, la famille met en avant l’aspect militaire et détaille des actes de bravoure exemplaire. Enfin, pour l’Ordre de Malte, ordre religieux qui privilégie les preuves par quartier et non par degrés, les ascendances féminines sont également développées. Seule la généalogie établie pour le nobiliaire d’Artefeuil au xviii e siècle s’autorise à remonter à l’ancêtre mythique, Rostand de Quiqueran.

Vivre noblement : modèles de noblesse donnés par le livre de raison.— L’auteur cherche à témoigner des vertus nobles de ses ancêtres, qui répondent à plusieurs modèles : le chevalier héroïque qui parvient par les armes, issu de l’imaginaire médiéval, perçu déjà comme archaïque ; le courtisan ; l’humaniste ; le saint homme. Pour les femmes, le modèle est avant tout celui de la bonne gestionnaire ou de la religieuse.

Nom, stratégies lignagères et ambitions sociales.— L’importance du nom est fondamentale : nom de baptême par transmission récurrente de certains prénoms ; surnom inspiré par la carrière ou la place dans la famille ; nom de famille. Les Quiqueran de Beaujeu ont la particularité d’accoler à leur nom de famille celui d’une terre qu’ils ne possèdent plus, souvenir de la baronnie de Beaujeu perdue tragiquement.

Les Quiqueran ont une conscience aiguë de leur lignage et développent un certain nombre de stratégies lignagères. Cette constitution d’un réseau d’alliances et de solidarité présente certaines failles que laisse deviner le livre : rébellions aux mariages, conflits financiers au sujet des dots, caractère finalement assez limité des services que les familles peuvent se rendre mutuellement.

L’Ordre de Malte en Provence et tout particulièrement chez les Quiqueran est envisagé comme un moyen pour les cadets d’avoir une chance de maintenir leur train de vie et leur statut. Il s’agit pour les familles d’un investissement coûteux mais qui se veut stratégique, chacune espérant que son chevalier fera une belle carrière et en fera profiter sa famille et ses alliés. La réalité est souvent décevante, comme le montrent les destins contrastés de trois générations de chevaliers chez les Quiqueran.

Chapitre II
Portrait d’une famille arlésienne (XVIe-XVIIe siècle)

Vie sociale et familiale. — Àl’exception de quelques portraits, les détails du quotidien sont peu nombreux dans le livre de raison d’Honoré de Quiqueran de Beaujeu, mais l’amplitude temporelle et le nombre de personnes mentionnées peuvent apporter quelques constatations utiles à l’étude de l’élite provençale des xvi e et xvii e siècles. Les observations démographiques montrent sans surprise une fécondité très importante. Le mariage est précoce pour les deux sexes, et la disparité d’âge entre les époux, même en cas de remariage, est faible. Les mariages qui n’obéissent pas à cette norme – en particulier un cas de jeune fille pas encore nubile – sont mis en avant par l’auteur. Les causes de décès pour les hommes, en dehors des morts violentes, sont souvent typiques d’un mode de vie et d’une alimentation trop riche (apoplexie). Le médecin n’apparaît jamais dans les descriptions de maladie et d’agonie, acceptées avec fatalisme.

Les sentiments d’affection entre proches ne sont que très rarement exprimés. Honoré de Quiqueran de Beaujeu ne les montre qu’au moment du décès de ses parents, et se laisse alors aller à dresser de véritables panégyriques des défunts. L’affection se manifeste en revanche par le soin accordé à l’éducation des enfants et par une relative prise en compte de leurs souhaits : ainsi sa fille Jeanneton, mise au couvent à dix ans, est la seule de ses sœurs à en sortir pour finalement se marier.

Le livre de raison dit peu de choses sur le quotidien, la table, l’habitat, la sociabilité. Le goût d’Honoré et probablement ses regrets cachés lui font plutôt narrer avec plus de détails tous les voyages effectués par les membres de sa famille, et autrefois par lui-même.

La gestion du patrimoine.— Un noble n’est pas sensé vivre chichement ni se préoccuper d’argent. C’est pourtant ce que fait Honoré de Quiqueran de Beaujeu, qui surveille minutieusement ses comptes et se désole de sa mauvaise gestion. Les comptes thématiques et non pas chronologiques ne permettent pas une analyse très fine de son budget, mais témoignent de postes de dépenses très nombreux et ruineux (transports, études, armement, Ordre de Malte, impôts), alors que les recettes ordinaires (produit de la terre, héritages et rentes) ont un rendement faible et sans perspectives d’augmentation. La tendance est à un appauvrissement certain.

Le livre renseigne à travers ces comptes sur les pratiques de l’exploitation agricole, dominée par le système de l’arrentement, soumise aux aléas d’un climat difficile, et marquée par des tentatives de développement du drainage de la Camargue.

Enfin, Honoré dresse le portrait d’une vie procédurière, tendance commune chez la noblesse, et encore accentuée en Provence par la complexité des règles de succession de ce pays de droit écrit où règnent les substitutions fidéicommissaires.

Quelle spécificité provençale ?Àla mort d’Honoré en 1687, la situation de sa famille est fragilisée en raison de la mort prématurée de son fils aîné sur lequel reposaient les espoirs de la famille. Ces difficultés sont en partie représentatives de l’évolution générale de la Provence et d’Arles. L’extrême violence qui se dégage de certains épisodes de l’histoire familiale (assassinats, vengeances, duels) est significative de l’épidémie de duel qui traverse la France de 1600 à 1661. Le malaise de la noblesse, particulièrement marqué à Arles, la rend incontrôlable et se traduit par une crispation de nombreux jeunes nobles sur leur honneur au mépris de leur vie. La réponse du pouvoir, qui développe la centralisation et l’absolutisme, marginalise le type de noblesse très locale des Quiqueran. Ainsi, la famille, si fière des nombreuses charges municipales qu’elle a autrefois occupées, ne les recherche plus à partir de la génération d’Honoré.

Mais accorder trop de poids au déterminisme local serait une erreur : les difficultés de la famille sont aussi le résultat de fautes de stratégie, d’une mauvaise gestion et de la malchance, avec une série de morts précoces et de destins contrariés – par exemple, le long emprisonnement du frère chevalier de l’auteur, à Constantinople.

Chapitre troisième
Aux marges de l’histoire : annales, chroniques, Mémoires ?

Une écriture qui n’est pas historique. — Le récit contenu dans le livre de raison n’a pas de fonction historique. L’auteur ne cherche à retracer ni l’histoire de sa province, ni celle de la noblesse. Il n’y a aucun souci de témoignage historique : les faits ne sont rapportés que parce qu’ils soutiennent l’édifice de construction de la mémoire familiale ou ont une valeur morale ou éducative. Honoré de Quiqueran ne se veut pas historien et déclare même à propos des troubles qui agitèrent sa ville : « le secret de cete salade m’est inconnu ».

Le récit s’apparente d’abord aux annales : le passé y est rappelé dans un style laconique qui s’attache à rendre compte des filiations et des alliances. Mais, passées les cinquante premières pages, le récit acquiert une dimension narrative et le narrateur s’affirme davantage. Le livre de raison peut ainsi se rapprocher à la fois du genre des chroniques, récits très chronologiques qui mêlent personnages historiques et d’autres à l’existence moins avérée, et de celui des Mémoires lorsque certains passages se font presque littéraires, avec une mise en scène du narrateur et un souci de divertir et d’intéresser le lecteur.

Le statut du scripteur : affirmation de l’individu par l’écriture.— Honoré de Quiqueran de Beaujeu, avant de commencer à s’affirmer, met d’abord en scène des modèles d’ancêtres, qui à force de témoigner de la noblesse de la famille en deviennent envahissants et intimidants pour lui. Honoré de Quiqueran qui vante le devoir de mémoire des ancêtres considère paradoxalement que rien ne doit être retenu de sa vie, qui ne correspond à aucun des modèles qu’il a vantés. La seule action dont il pourrait être fier est la rédaction de son livre, pour lequel il a cependant encore une fois été précédé par un frère plus âgé et plus brillant que lui. Il commence donc très humblement par suivre scrupuleusement son modèle, avant de s’en émanciper progressivement en jetant un regard critique sur le texte de Pierre, par exemple en mettant en doute certaines de ses affirmations, en revendiquant une meilleure source d’information, ou en doutant de l’intérêt même de certains passages qu’il ne reprend pas dans son propre livre.

Construction d’une identité.— Malgré cette prise d’autonomie, Honoré de Quiqueran de Beaujeu n’oublie jamais que le sujet d’un livre de raison n’est pas son auteur mais sa famille. Il ne se considère jamais comme la matière de son discours, se permettant seulement quelques incises. Son identité est celle du conteur : présence familière et amicale qui attend la complicité du lecteur et cherche à la provoquer par des procédés rhétoriques. Sa présence « en creux » modifie cependant sa place au sein de la famille. Son œuvre fait de lui un gardien, un lien entre les générations et – idéalement – un passeur : ce pour quoi il échoue, puisque le livre est abandonné à sa mort.


Conclusion

Dans son livre de raison, Honoré de Quiqueran de Beaujeu souhaitait veiller à la préservation du capital économique de sa maison, par la gestion du patrimoine qui transparaît dans ses comptes, et à la conservation de son capital symbolique, par la transmission de la mémoire familiale, pour permettre non seulement à ses descendants de continuer à vivre noblement, mais aussi de pouvoir témoigner de leur noblesse.

Si ces deux volontés rencontrent un relatif échec à sa mort avec le déclin de sa famille et l’abandon de l’écriture du livre, l’auteur fournit en revanche dans son livre un exemple précieux pour comprendre les modalités de la construction d’une mémoire familiale et les évolutions du concept de noblesse au xvii e siècle dans une famille qui peine à trouver sa place dans le nouveau système politique de la France. Il témoigne encore de la grande complexité et de la variété du genre du livre de raison, particulièrement développé en Provence, et dont les spécificités locales mériteraient d’être davantage étudiées.


Pièces justificatives

Inscription de la chapelle des Quiqueran dans l’église Saint-Martin.   Éloge de Pierre de Quiqueran par François de Claret.   Épitaphe d’Honoré de Quiqueran de Beaujeu, Grand Prieur de Saint-Gilles.   Testament de François de Quiqueran de Beaujeu.   Extrait des Maintenues de noblesse de Provence par Belleguise.    Factum pour les créanciers d’Honoré de Quiqueran de Beaujeu Inventaire après décès d’Honoré de Quiqueran de Beaujeu.   Extrait du Nobiliaire d’Artefeuil.    Action héroïque de Jacques de Quiqueran par André Beuf.


Annexes

Reconstitutions généalogiques et fiches individuelles. — Photographies de quelques pages du livre de raison. — Armoiries. — Plans et cartes d’Arles et de son terroir. — Photographies de monuments arlésiens. — Portraits. — Photographies de deux pages de l’Armorial des consuls d’Arles de Nicolas Constantin. — Glossaire. — Index